Glossaire

Nous présentons ici les définitions très brèves des principaux concepts utilisés dans notre étude. L’astérisque* renvoie aux définitions du glossaire.

absurde / absurdité universelle :
L’absurde francien trouve ses questionnements dans la même matière que l’absurde camusien. La question de Camus,  » Pourquoi ? « , rejoignant celle de Pascal,  » qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? « , et celles de Voltaire,  » qui suis-je ? où suis-je ? où vais-je ? et d’où suis-je tiré ? « , ne laisse de présager un vaste courant littéraire qui ira de Ionesco à Beckett, et de Kafka à Pinter. Anatole France pressent déjà ce questionnement au début de sa carrière scripturale, dès les Poèmes dorés :

« Un lézard, sur le tronc, au bord d’une fissure,
Darde sa tête aiguë, observe, hésite et fuit.
Et voici qu’inondant l’arbre glacé, la nuit
Vient hâter sur sa chair la pâle moisissure . « 

Si la conscience du non-sens universel est bien présente chez Anatole France, elle donne naissance à une révolte* pouvant par certains aspects se rapprocher de celle de Camus. Chez ces deux auteurs, comme d’ailleurs chez Beckett et Ionesco, la quête scripturale a pour but de verbaliser le non-sens afin de lui donner un sens. Cependant, les auteurs du courant de l’absurde, au XXème siècle, se trouveront en butte à un pessimisme qu’Anatole France ne reconnaît pas. En effet, le courant de l’absurde constate que le langage est en crise parce qu’il est inapte à communiquer à Autrui le sentiment de l’absurde. Chez Ionesco comme chez Beckett, les gens sont des murs infranchissables les uns pour les autres. Le monde, pendant ce temps, continue sa course vers nulle part. Dans cet univers absurde, l’homme passe sa vie à répéter toujours la même chose à Autrui qui ne l’écoute pas, et il meurt sans finalement avoir pu rien dire (c’est la thèse de Julien Torma dans La Conversation.) Anatole France, comme Camus, tente de dépasser par la révolte* ce sentiment de l’absurde en fondant un système dépassant le non-sens. Camus ira plus loin, en montrant que la révolte, née préalablement d’une réflexion ontologique et individuelle, devient collective sous la pression historique. Le seul sens de la vie est la vie elle-même. L’absurde devient une perversion du langage, ce qui n’est jamais le cas chez Anatole France – qui reste très classique quant à son appréhension des fonctions du langage. Cependant, nos deux auteurs se rejoignent pour fonder un humanisme par la révolte. Chez eux, l’homme n’est pas une idée, et sa vie est inscrite dans sa chair, comme le prouve le Meursault de L’Etranger ou le Dechartre duLys rouge. Nos deux auteurs luttent contre toute abstraction, qui est peut-être le ferment de l’absurde : ils se révoltent pour acquérir la liberté*.
L’absurde francien, dont l’appréhension est théorisée dans Le Jardin d’Epicure, se limite au fait que l’homme a conscience du temps, de son échelle dans univers, et de la mort*, alors qu’il ne peut justement lutter contre ces deux instances qui l’érodent et rendent chacun de ses actes inutile face à l’inertie* universelle. Cependant, il est possible de dépasser cette absurdité universelle en rendant nécessaire une quête du Désir* luttant contre le non-sens du monde. Cette quête est orientée par la recherche du cœur des choses*. Ce rejet révolté de l’absurde motive la recherche scripturale francienne. Par exemple, le cycle de l’histoire sans fin mis en œuvre dans L’Ile des Pingouins met en relief l’absurdité du monde puisque, quoi que les hommes fassent, ils sont soumis à un cycle d’évolution qui les dépasse. Dans ce cas, pourquoi agissent-ils ? Voir I.1.4I.1.5I.3II.3 et III.1.

alternance : 
Les étapes conduisant progressivement les héros franciens, dans leur quête du Désir, vers la fusion* avec le cœur des choses* se produisent nécessairement selon une alternance d’épisodes. Cette suite d’alternances détermine la structure poétique même des textes franciens ainsi que la progression du récit. Elle est par exemple tout à fait explicite dans La Révolte des anges, puisque chaque épisode en alternance avec un autre est l’objet d’un chapitre. Ce découpage est le même dans L’Ile des Pingouins. Cette progression mène jusqu’à l’alternance ultime qui est la mise entre parenthèses du monde, lorsque le héros fusionne avec l’univers pour se fondre au cœur des choses*. Voir III.1.2.

anarchie et anarchisme : 
L’anarchisme est très en vogue en cette fin de XIXe siècle en France, au travers d’auteurs russes (Tourguéniev, Tolstoï et Dostoïevski, notamment) qui sont très lus dans les salons et dont bien des critiques s’emparent, dont Paul Bourget. L’anarchisme militant est d’ailleurs en pleine explosion, si on peut dire, à cette période. Elysée Reclus, Kropotkine et Malatesta, entre autres, s’appuient sur les idéologies babouviennes qui trouvaient un certain écho à la fin de la Révolution française, mais aussi et surtout sur l’idéalisme d’Hegel et l’utopie de Proudhon. L’anarchisme lutte contre le paradoxe suivant : comment l’Etat, incarnant la liberté, l’égalité et la fraternité, peut-il admettre une société fondée dans la réalité par l’esclavage économique, l’inégalité et la lutte des classes ? A partir de ce constat, il faut lutter avec force contre tous les dualismes et toutes les  » aliénations  » ; ces aliénations sont incarnées par l’Eglise (aliénation religieuse), l’Etat (aliénation politique) et l’humanisme (aliénation collective). Le but poursuivi est de permettre à l’individu de retrouver sa place centrale dans la société, au détriment de toute abstraction dualiste et aliénante. Le Moi unique est souverain, et on recherche, de manière presque mystique, la  » justice totale « . Il faut noter que deux courants anarchistes se confrontent : l’anarchisme individualiste d’un Emile Armand, qui prône la propriété individuelle pour la plénitude de la collectivité, est vite dépassé par l’anarchisme communiste d’un Elysée Reclus, d’un Jean Grave, d’un Emile Pouget ou d’un Enrico Malatesta. En règle générale, toute autorité est remise en cause. Le contrat social de Rousseau, refusé, est remplacé par un autre type de contrat d’après Proudhon, qui prône que chaque contractant doit recevoir autant qu’il donne, et qu’en dehors de ces obligations, il est libre et son moi souverain. Ce système de pensée est donc naturellement opposé à la démocratie issue de la Révolution française, et contre le suffrage universel qui n’est qu’un mensonge destiné à asseoir le pouvoir capitaliste. L’anarchisme prône donc l’associationnisme contre la société (Stirner) : la souveraineté des  » Moi  » est sauvegardée dans des associations qui ne durent que le temps d’une tâche à accomplir en commun, et sont dissoutes quand elles sont devenues inutiles. L’argent est remplacé par des billets de crédits gagés dont la valeur est celle du produit du travail qu’il représente. Ces billets sont gérés par une banque mutuelle (Proudhon) fondée sur un système coopératif et collectiviste. La propriété privée est bannie, puisque le produit du travail revient intégralement à chacun. On prône l’aisance pour tous (Kropotkine.) C’est la science qui augmentera les ressources à l’infini, et le partage des ressources se fera selon les besoins de chacun. Enfin, la liberté de chacun se confond avec celle de tous (Bakounine). La liberté ne provient que de la solidarité.
La littérature francienne s’approche bien souvent des principes de l’anarchie, mais cette tendance est toujours drastiquement réprimée par le principe de l’évolution darwinienne. Cette lente métamorphose du monde vers un but qui nous reste secret tend d’ailleurs à englober tous les autres principes par une inertie universelle, rendant vaine la recherche d’une liberté* où la négation serait le seul Dieu* et où tout serait permis. Les héros franciens anarchistes, tels Zita ou Arcade dans La Révolte des anges, ne peuvent mener à bien leur projet idéologique. En fait, seule la quête du Désir* peut, chez Anatole France, dépasser l’inertie* universelle, ce qui implique le fait que l’anarchie est un projet absurde*. La révolte* du Désir* dépasse toute aspiration à une liberté* absolue qui mènerait l’homme vers une société absurde. Anatole France nous le montre également dans L’Ile des Pingouins. Voir I.2.4.bII.1 et III.1.2.a. D’autre part, les utopies développées dans L’Ile des Pingouins et dansSur la pierre blanche, fondées pour une grande part sur l’idéologie proudhonienne, ne tardent pas à devenir des contre-utopies : le collectivisme entraîne, par la saciété, la dilution de l’individu qui est donc privé de la force vitale de son Désir. La thèse de l’anarchisme est donc refusée en bloc par Anatole France, même si ce dernier ne cache pas, parfois, certaines sympathies avec elle.

ascétisme : 
Pour Anatole France, l’ascétisme – c’est-à-dire la privation de tout assouvissement* au profit d’une idéologie – est la pire des faussetés : il va en effet à l’encontre de l’assouvissement* du Désir* et de la nature humaine. Paphnuce (dans Thaïs) en est le meilleur exemple. L’ascétisme est connexe de la frustration. Voir I.3.1 et II.3.3.

assomption du Désir : 
Il s’agit ici de la première démarche de la révolte* du Désir* : il est impossible au Désir* de fonder une philosophie du monde s’il n’est pas assumé, c’est-à-dire s’il reste entravé par le doute ou par la frustration*. Le Désir francien souffre d’être ignoré ou pire, d’être contré. Une fois le Désir* assumé, la quête vers l’assouvissement* peut être inaugurée. Paphnuce, à travers son ascétisme, représente le meilleur exemple du Désir non assumé. Voir I.3.1II.3.3 et III.3.1.

assouvissement 
L’homme francien est tout entier motivé par l’assouvissement de son Désir*, c’est-à-dire par le dépassement ultime du temps, de l’espace et de la mort*. Il cherche à dépasser sa solitude ontologique par l’assouvissement. Ce concept est donc au centre des préoccupations franciennes. La progression des héros franciens dans le récit n’est guidée que par cette quête. Le héros assouvi est celui qui a donné un sens à son existence, c’est-à-dire ayant dépassé l’absurdité* du monde. Les héros franciens vraiment assouvis sont peu nombreux, comme Balthasar (Balthasar), Dechartre (Le Lys rouge) ou même Ary ( » La Fille de Lilith « ). Cependant, tous les héros franciens luttent pour l’assouvissement, même si parfois ils ratent leur quête et donc leur existence. Voir I.3II.3III.1 et III.2.

Autrui / Autre / altérité : 
L’Autre représente pour Anatole France l’un des plus profonds mystères, à partir du moment où on ne peut même pas se connaître soi-même. Il n’est accessible que par les sens – surtout le regard* – dans une sorte d’illusion perpétuelle. Simplement, si nul ne peut fusionner* avec l’Autre, il peut fusionner avec le mythe* qu’il construit de l’Autre, comme dans Les Désirs de Jean Servien. Ce principe génère toute une thématique du leurre. Ainsi, même l’amour ne semble pas pouvoir chez France assouvir la quête de l’Autre (Le Lys rouge). L’Autre renvoie donc au thème de la solitude ontologique*. Voir II.3.3III.1 et III.2.

béance / détachement : 

La béance est le point ultime de la quête du Désir*. Elle implique un détachement absolu de toutes choses. La béance est l’ouverture du monde permettant au héros d’assumer* son Désir* dans la plus profonde et ontologique* des libertés*, gardant inscrite en son sein la trace de la fusion* au cœur des choses*. Elle signifie l’ouverture du voile universel. La béance est excessivement difficile à atteindre, elle demande un détachement du monde et des êtres aimés cause d’une grande souffrance, comme le montre la rareté des héros qui l’atteignent réellement (par exemple, Dechartre dans Le Lys rouge). Voir III.2.2 et III.2.3.

Bien : Voir morale du Désir

couple regard/Désir : 
Le couple indissociable regard/Désir constitue une herméneutique* du monde, c’est-à-dire un système de décryptage et d’interprétation du monde.
On reconnaîtra chez Anatole France un système aux fondements en tous points opposés à la pensée sartrienne. Si nous définissons ce qu’est, pour Sartre, le regard, nous définissons presque par la négative ce qu’est le couple regard/Désir chez France.
Pour Sartre, le regard a une fonction réunificatrice du moi avec l’Autre. En effet, c’est par le regard que l’objet devient sujet,  » présence en personne « . Le regard fait de moi un  » être-pour-autrui « , tandis que dialectiquement, autrui m’envisage comme sujet. La relation du moi avec autrui est, par le regard, une relation transcendante : comme le regard d’autrui me perçoit d’abord comme objet, je pose que je suis un être objectif, ce qui suppose implicitement l’existence d’autrui, puisque pour que je sois objet, il faut que je sois saisi par un sujet. Dialectiquement, je suis donc moi-même un sujet libre et conscient. « Autrui, c’est ce moi-même dont rien ne me sépare, absolument rien si ce n’est sa pure et totale liberté, c’est-à-dire cette indétermination de soi-même que seul il a à être pour et par soi. » On constate ainsi chez Sartre une prééminence de la fonction du regard dans l’existence humaine.
Chez Anatole France, il ne semble guère exister d’autre mode de perception du monde. Il est à noter que cette herméneutique* se fait bien au-delà – ou en deçà – de la volonté ou de l’intellect des personnages franciens, ou même du narrateur lorsqu’il est à la première personne. Ces personnages sont ainsi architecturés, en essence, par l’œil et le Désir*, et le mode d’existence au monde des personnages franciens semble fondé par le couple regard/Désir. D’où un système réflexif, où l’œil perçoit ce qu’il désire en injectant dans le monde l’objet de son Désir*. Ce système dialectique est fondamental chez notre auteur. Cependant, à l’inverse de la pensée sartrienne, ce système francien du regard implique un égotisme infranchissable. Puisque le regard permet le projet du Désir dans le monde, il éloigne le monde du même coup, et l’œil n’a plus que ce qu’il désire à regarder. Ce principe est fondamental dans le processus d’érotogenèse*. Du même coup, le regard éloigne d’Autrui de manière dramatique l’intériorité du moi qui regarde. C’est l’une des conséquences du trouble désespéré de Thérèse dans Le Lys rouge, lorsqu’elle prend conscience qu’Autrui reste inconnaissable et que la plus passionnée des relations avec l’autre se heurte toujours à soi-même : « on ne se mêle pas. »
C’est par exemple la structure de ce couple regard/Désir rendant l’autre impénétrable qui est l’enjeu fondamental de la confrontation entre Paphnuce et Thaïs.Voir toute la partie III, et en particulier III.1.1.

cycle : 
La notion de cycle est coextensive à la notion d’inertie* universelle. Le monde étant soumis aux lois darwiniennes de l’évolution, quoi que l’homme fasse, il est rattrapé par cette évolution très lente. Dans cette optique, les sociétés sont en prise à un cycle incoercible ressemblant au cycle de la vie de chaque être vivant : une société naît, croît, connaît une apogée, puis une décadence, avant de mourir et de laisser la place à une autre plus adaptée à son environnement, mais qui connaîtra le même sort. Ceci relativise toute notion de progrès et rend au Désir* sa place centrale dans le monde. Ce système est surtout mis en pratique explicitement dans L’Ile des Pingouins, dans Sur la pierre blanche et dans La Révolte des anges. Mais il est en fait présent en filigrane dans toute l’œuvre francienne (dont Le Crime de Sylvestre Bonnard). Voir I.2.3I.2.4, et II.1.

dégéométrisation : 
Ce terme est un néologisme que nous employons simplement par commodité méthodologique. Le monde chez Anatole France est toujours très géométrique, puisqu’il est fondé sur la réclusion* originelle de ses héros – réclusion* qui entraînera une révolte*, et donc la quête nécessaire du Désir*. Les thèmes de la paroi, de la véduta, de l’horizontalité ou de la verticalité, ou encore de la claustration et de l’enterrement, sont donc très présents dans la poétique francienne. Nous désignons tous ces thèmes sous le terme générique d’effondrement*. Ils font pendant – par mise en abyme – à la réalité charnelle* dans laquelle le je de chaque personnage francien est dramatiquement enfermé. Toutefois, lors de l’épisode de la projection de l’intériorité du personnage francien dans le cœur des choses*, lorsque le Désir* atteint son assouvissement*, le monde se dégéométrise tandis que le je devient l’univers lui-même, au travers d’une vaste fusion* ontologique*. La dégéométrisation est donc l’indice, dans la poétique francienne, de l’assouvissement* du Désir*. Cette structure est ponctuellement présente dans chaque récit francien. L’un des personnages qui en fait l’expérience la plus marquante est sans doute Ary, dans «  La Fille de Lilith« .Voir, notamment, III.1.3.

Désir / quête du Désir : 
Le Désir francien pourrait trouver quelques racines historiques dans le romantisme, et peut-être plus particulièrement dans ce que Novalis appelait sehn sucht (rage ou maladie du désir.) Chez différents auteurs allemands, chez Novalis surtout, mais aussi chez Hölderlin, on retrouve en effet cette quête à l’Age d’Or par le désir (personnifiée par la Fleur bleue et la déesse voilée de Saïs chez Novalis), qui est une aspiration à l’union des contraires, de la veille et du sommeil, du rêve et de la réalité, de la vie et de la mort, dans le but d’atteindre la félicité. Saïs sera-t-elle dévoilée ? Au commencement des Disciples de Saïs (Die Lehrlinge zu Sais, 1802), Novalis montre que c’est dans le monde, dans la nature que se situent les secrets célestes, et que leur initiation passe par la quête de l’Autre. C’est parce que les amants sont préalablement séparés (Mathilde et Heinrich, Hyacinthe et Bouton de Rose) que leur réunion finale sera possible. C’est la force du désir, la sehn sucht qui permet de partir à la conquête de l’Age d’Or, de la beauté du monde et du retour nostalgique à l’union qui n’est plus. Cette recherche implique également la conscience des limites du réel, qui sont dépassées par le songe. La fusion des contraires, héraclitéenne d’une certaine manière, est partie intégrante de la sehn sucht. Il est naturel d’appréhender les miracles comme chose quotidienne, et de rêver aux choses miraculeuses du quotidien. C’est le désir qui unifie les contraires chez les romantiques allemands, ce qui est une manière de dépasser la dichotomie déchirante de la vie et de la mort. Il existe le même lien entre l’amour et la religion (surtout chez Novalis), la science et la poésie, ainsi qu’entre la littérature et l’histoire. Nous retrouvons par ailleurs cette propension à confondre histoires et histoire chez Anatole France.
Nous reconnaissons d’ailleurs cette prééminence du désir chez les romantiques – ou préromantiques – français. N’était-ce pas Julie, l’héroïne de La Nouvelle Héloïse de Rousseau, qui se plaignait d’un trop plein de bonheur qui la plongeait dans l’ennui, et qui montrait que le malheur saisit ceux qui n’ont plus rien à désirer ?
A la lumière de cet héritage romantique, nous définissons le Désir francien comme cette volonté irrépressible de se révolter* contre le temps, l’espace et la mort*, afin d’entreprendre une quête fondamentale contre l’absurdité* universelle, vers la recherche du sens même de l’existence humaine ; c’est le Désir qui donne son premier sens à l’existence. De fait, le Désir francien semble sous-tendre toute la quête herméneutique* de notre auteur, selon un processus particulier et complexe qui est l’objet de toute notre étude. Nous avons adjoint au Désir francien une majuscule ainsi qu’Anatole France l’a fait lui-même à la fin de son tout dernier texte littéraire, La Vie en fleur : « Ayant eu peu de part aux biens de ce monde, j’ai aimé la vie pour elle-même, je l’ai aimée sans voiles, dans sa nudité tour à tour terrible ou charmante. La pauvreté garde à ceux qu’elle aime le seul bien véritable qu’il y ait au monde, le don qui fait la beauté des êtres et des choses, qui répand son charme et ses parfums sur la nature, le Désir . » Si cette majuscule souligne pour notre auteur le fait que le Désir fut de la plus haute importance, elle montrera pour nous que le Désir francien est un concept distinct des autres acceptions habituellement admises pour le désir. A ce propos, lorsque nous n’adjoignons pas de majuscule au désir, cela signifie que nous l’interprétons dans une acception commune.
Anatole France ne poussera pas le système du Désir aussi loin qu’un Freud, par exemple. Pour Freud, le désir naît du besoin. Chez Anatole France, cette facette du Désir n’est pas exploitée. Le besoin francien réside simplement dans la nécessité de quitter la nausée existentielle d’un monde incompréhensible. Freud fait donc du désir un principe qu’il dit anthropogène, qui donne naissance à toute efflorescence sublimatoire – amoureuse, esthétique, religieuse ou scientifique : le désir freudien, tout comme le Désir francien, quitte la sphère de l’animal pour être typiquement humain, même s’il est chevillé au corps. Par contre, le désir freudien est une faculté, alors que le Désir francien est structural, endémique. C’est peut-être ici que ces deux instances divergent catégoriquement. Chez Freud, parce que le désir est une faculté, il est subreptice, il a la même teneur qu’une hallucination : il se substitue aux objets de la réalité brute et leur donne une nouvelle cause. Chez Anatole France, dans un but littéraire, cela donne naissance à l’érotogenèse*, le Désir est créateur. Mais chez Freud, le désir ne se satisfait donc que par la négative, puisqu’il est issu du manque : le désir freudien s’accroît en raison de sa privation. En d’autres termes, le Désir francien rend présent, tandis que le désir freudien rend absent. Ainsi, le désir freudien entraîne un système obsessionnel pathologique : le désir réalisé s’oublie, alors que le désir non réalisé est indestructible. Chez Anatole France, la question ne se pose pas dans ces termes. Le Désir francien est une structure persistante, et son seul objet est de connaître le logos*. En d’autres mots, le désir freudien est l’instigateur de la tromperie et du mensonge, de l’oubli et de la mémoire, de la jouissance et de l’horreur, tandis que le Désir francien se borne à être un mode d’appréhension du monde visant à dépasser par la révolte* les insuffisances du réel et de la condition humaine. Chez Anatole France, bien que le Désir soit une instance chevillée au corps, elle n’est pas une faculté : elle est branchée directement sur la recherche de l’absolu, et ne cherche qu’une chose : à s’approprier le monde pour mieux s’y substituer. On constatera donc que le désir freudien et que le Désir franciens sont bien distincts, et que les conséquences de chacunes de ces deux instances sont tout-à-fait différentes : le Désir francien est aussi littéraire et mythique que le désir freudien est un outil pragmatique visant à comprendre la structure mentale de l’homme dans des fins thérapeutiques.

diable : Voir Dieu/diable

Dieu / diable :
Chez Anatole France, Dieu « incarne » littéralement tous les travers dogmatiques de l’homme ; il est utilisé pour offrir un pouvoir absolu et terrorisant à tous les mensonges indéracinables fondés sur une prétendue infaillibilité. Dieu est donc à combattre. On y voit une matière gnostique très détournée, de façon voltairienne. Cette conception de Dieu n’est donc pas vraiment originale, même si elle acquiert dans la littérature francienne une saveur particulière. Cette acception divine est surtout présente dans Thaïs, dans L’Ile des Pingouins, et dans La Révolte des anges. Mais elle est pratiquement partout sous-jacente. Voir I.1 et I.2 (plus particulièrement I.2.2.)
Le diable est au contraire un double de l’auteur, qui distille une vérité douloureuse aux humains ; cette conception du diable est un topos, elle n’est pas inédite. On la retrouve notamment très présente chez Charles Baudelaire :

« Puits de Vérité, clair et noir,
Où tremble une étoile livide,

Un phare ironique, infernal,
Flambeau des grâces sataniques,
Soulagement et gloire uniques,
– La conscience dans le Mal ! « 

De fait, le diable francien fonctionne un peu à la manière du diable baudelairien : Anatole France l’a démythifié depuis longtemps, et le diable fait partie de lui comme la voix qui distille malicieusement de cyniques mots d’auteur dans le récit. Tout comme chez Baudelaire, le diable n’est byronien – beau ténébreux – que par jeu (dans Le Puits de sainte Claire, par exemple, lorsque des peintres le représentent dans une laideur effrayante alors que le diable se réclame comme étant le plus beau des anges.) Il est en fait protéiforme, et c’est ce qui fait sa force : les personnages qui ont affaire à lui ne le reconnaissent pas. C’est le cas notamment dans Thaïs ou dans L’Ile des Pingouins. Voir notamment I.2II.3.1 et III.1.2. Par contre, à l’inverse du diable baudelairien, le diable francien peut représenter le principe d’inversion du monde. Cette tradition est issue de la gnose, mais plus proche de France, on reconnaît ce système chez le Victor Hugo des Odes. D’ailleurs, Hugo lui-même a repris cette figure du diable dans une tradition littéraire qui était en vogue au tout début du XIXe siècle :

« Des anges révoltés quand la chute funeste
Effraya du Chaos les orageux éclats,
Aux plus grands criminels la foudre avec fracas
Ouvrit et de l’Enfer éclaira les abîmes :
Le reste, de l’Erreur déplorables victimes,
Que la Crainte entraîna, qu’émut la Vanité,
Tremblaient aux pieds d’un Dieu justement irrité :
Il vit leur repentir et, détournant ses armes,
D’un regard de pitié rassura leurs alarmes.
Ce monde fut créé : des êtres infortunés
A repeupler les Cieux en secret destinés
Vinrent du frai Eden habiter les bocages.
L’Eternité de veuiller sur ses nouveaux ouvrages
Nous confia le soin… « 

Anatole France est donc, là encore, l’héritier de l’histoire littéraire. Cependant, le diable dans La Révolte des anges a pour avantage d’incarner la révolte* du Désir francien, ce en quoi il acquiert une indéniable originalité. Les religions inversées, chez France, ne sont pas originales, mais leur allure souvent volontairement scandaleuse et récriminatrice, sous-tendues par une matière gnostique* traditionnelle, est souvent très explicite de la révolte* du Désir dans la perspective de l’érotogenèse. Voir I.2 et II.3.4.

dyade héros/monde : 
Parce que le monde est architecturé par le regard* des personnages franciens de manière réflexive, sa progression au fil du récit, au travers de diverses alternances*, est intimement liée à la progression de ces personnages. C’est pourquoi, dans notre recherche, nous ne pouvons étudier le monde sans étudier les héros qui y évoluent, et inversement. C’est une des plus profondes conséquences de la quête du Désir*. Nous parlons de dyade dans le sens où une dyade est l’archétype de tous les aspects (symboliques, logiques et conceptuels) que porte le nombre deux. Cet archétype polarise donc les contradictions, les complémentarités et les symétries des deux termes qu’elle renferme. Ceci nous semble donc juste de parler de dyade héros/monde, dans le sens où nous recherchons bel et bien, tout au long de notre étude, à définir ce type de rapports existant entre ces deux termes. Ce terme est l’un des fondements de la poétique francienne. Voir notamment III.1 et III.2.

échec : 
L’échec est vécu par les héros franciens qui n’ont pu voir leur Désir* assouvi* au terme de leur quête. L’échec provient également d’une non remise en cause systématique des faussetés par le scepticisme*. Jean Servien ou Paphnuce (dans Thaïs) sont par excellence des héros de l’échec. Voir I.1 et III.2.1 (en particulier III.2.1.b).

effondrement / réclusion :
Ce thème semble issu d’une grande tradition romantique – restructurée par Anatole France dans le système du Désir. On le retrouve en effet chez Daumier, Piranèse et Goya, qui font de l’univers un cachot. Leur moi est également une prison. Cela entraîne évidemment le système de la partance* vers l’ailleurs clamé entre autres par Shelley et Byron.
C’est parce que les héros franciens sont tous, sans exception, originellement reclus – dans leur réalité charnelle, et donc par réflexivité dans le monde – qu’ils se révoltent* contre cet enfermement. C’est ainsi qu’est entreprise la quête du Désir* par chaque héros. Cette réclusion dans le temps et l’espace, et également la mort* à venir, est combattue avec fougue jusqu’à la parenthèse de la projection au cœur des choses*. A la suite de cette parenthèse – si elle est atteinte -, le héros francien retournera à l’effondrement originel, avec la sagesse de l’assouvissement*, acceptant le retour à l’inertie* avec philosophie, ou au contraire ira vers l’ultime révolte* de la béance*. Les œuvres les plus représentatives de l’enfermement sont Les Désirs de Jean ServienLa Rôtisserie de la reine Pédauque et Histoire comique. Mais ce thème est structurellement récurrent dans toute l’œuvre francienne. Voir III.1.1 et III.2.1.

engagement : 
L’engagement francien a exclusivement trait aux actes de notre auteur dans le monde réel*, c’est-à-dire de manière distincte de son métier d’écrivain.
Il ne faut pas, semble-t-il, confondre l’engagement d’un Anatole France et celui d’un Jean-Paul Sartre. Certes, toute la littérature francienne peut paraître engagée, dans le sens où l’une de ses fonctions est de dénoncer les insuffisances de la société contemporaine à l’auteur. Nous reconnaîtrons volontiers la prééminence de cette fonction dans Histoire contemporaine, œuvre que nous avons d’ailleurs exclue de notre étude. Cependant, prétendre que la littérature francienne est une littérature à thèse, où les personnages incarnent de manière parfois caricaturale des idéologies, semble être une erreur voire un contresens. L’engagement, au sens sartrien du terme, est avant tout à appréhender comme une conduite. C’est un acte de décision. Anatole France, dans le monde réel, est donc bien un personnage engagé pour de multiples causes qui lui semblent justes, à partir de la querelle du Disciple de Paul Bourget contre Brunetière (voir I.1.3.b.) Cependant, cet engagement est une sorte de pis-aller, puisqu’il tente de changer le monde avec une sorte de désespoir sous-jacent : dans la réalité*, il est impossible pour Anatole France d’aller à l’encontre de l’inertie* universelle, ni même plus prosaïquement de l’injustice et de l’imbécillité humaines. Ainsi, lorsqu’Anatole France prônera la paix avec l’Allemagne durant la première guerre mondiale, on le prendra pour un traître à la nation, et on lui adressera des menaces de mort. Nous ne reviendrons pas sur la fondation de la Ligue des Droits de l’Homme, sur les articles du Canard Enchaîné et de L’Humanité, sur les soutiens publics et actifs à Jaurès et à Blum, sur les prises de position lors de l’affaire Dreyfus et lors du scandale de Panama, sur la lutte pour la sépération de l’Eglise et de l’Etat, sur la volonté d’ouvrir des mutuelles et des universités populaires pour les classes défavorisées, etc… Histoire contemporaine, et même de longs chapitres de L’Ile des PingouinsLa Révolte des anges ou La Vie de Jeanne d’Arcprennent le relai de cet engagement dans le réel. Nous n’avons pas orienté notre lecture vers ces thèmes, puisque nous nous sommes placé dans un point de vue imaginaire.
L’engagement au sens sartrien du terme implique une adéquation de l’œuvre avec les actes. Par exemple, Jean-Paul Sartre voyait en Albert Camus la quintessence de l’auteur engagé, dont l’œuvre, la réflexion et la résistance sur le terrain étaient en parfaite adéquation. Dans cette optique, Anatole France n’est que partiellement un auteur engagé. Nulle trace d’engagement politique dans ThaïsLe Lys rouge ou Le Puits de sainte Claire. Ce n’est pas non plus l’argument principal de Les Dieux ont soif, de L’Etui de nacre, de Balthasar, d‘Histoire comique ou de La Révolte des anges. C’est d’ailleurs logique : le travers des auteurs engagés n’est-il pas un certain dogmatisme ? Anatole France ne paraît pas concevoir ses textes comme des textes à thèse. La frontière existe en effet entre une thèse et une structure. De ce fait, si le Désir structure bien les écrits franciens, il ne peut être considéré comme une thèse, et encore moins comme une idéologie. Anatole France a d’ailleurs conscience des limites de cette structure dans le réel, puisqu’il la fonde justement pour pallier les insuffisances du réel*. L’objet du Désir n’est en rien l’engagement, puisque le Désir se situe dans la sphère du mythe*.
Voir II.1, et plus particulièrement II.1.2.a.

érotogenèse : 
Ce terme est un néologisme (érotogenèse = genèse du et par le Désir) que nous avons fabriqué par commodité conceptuelle. Il recoupe le processus phénoménologique par lequel le regard* du personnage francien se projette dans le monde pour lui donner son existence. Ce regard* ne peut être déconnecté du Désir*, puisque ces deux instances forment chez Anatole France un couple indissociable. L’érotogenèse est le fruit du lien intime existant entre le personnage francien et le monde dans lequel il évolue. Au fur et à mesure de sa quête du Désir*, le monde connaît une succession d’étapes qui correspondent aux étapes de l’existence de ce personnage. A partir d’une nécessaire réclusion* originelle, le monde devient structurellement, par l’érotogenèse, de plus en plus ouvert, jusqu’à l’épisode du logos*, qui appelle un vaste renversement dialectique du dedans et du dehors : l’intériorité du héros se projette alors dans le monde dans un grand mouvement de fusion*. Le monde de l’après-logos est l’une des problématiques les plus complexes posées par l’érotogenèse. Nous ne citerons pas ici d’œuvre francienne particulière, puisqu’on retrouve l’érotogenèse dans chacune d’elle, de manière déçue (Les Désirs de Jean Servien, Les Dieux ont soif) ou au contraire exaltée (Le Lys rouge, Balthasar). Voir toute la partie III, et plus particulièrement III.2.1 et sqq.

fusion : 
Le processus de fusion du personnage francien avec le monde semble être le point paroxystique de la quête du Désir* ; lorsque le personnage francien fusionne* avec le monde lors de la parenthèse du logos*, il devient le cœur des choses*, et son existence prend alors un sens, puisque les érosions du temps, de l’espace et de la mort* n’existent plus dans cette parenthèse. A partir de ce moment, la fusion avec le monde est l’aboutissement de l’heuristique* francienne. Par exemple, Balthasar devient un grand astronome après ce processus de fusion. Le monde acquiert alors un sens inédit d’où l’absurdité est bannie. Voir II.2.1, et toute la partie III.

frustration : 
La frustration a un lien pour ainsi dire dichotomique ou oxymorique avec le Désir*.
Sans frustration, le Désir* ne peut pas exister, parce que l’entrave ne cesse de contrebalancer l’élan du Désir*. L’entrave rend possible la révolte* et la quête de la béance* devient une nécessité poursuivie invariablement par tous les personnages franciens. La frustration, issue de tout ce qui empêche l’assouvissement* du Désir*, donne également naissance à la valeur morale du Mal. Elle catégorise un grand type de personnages franciens, de la mère de Jean Servien à d’Astarac (dans La Rôtisserie de la reine Pédauque), en passant par Dieu dans La Révolte des anges. Voir surtout II.3.
La frustration francienne est aussi éloignée de Freud que le Désir francien. Freud, le premier, fait de la frustration un concept scientifique (vers 1908). Encore une fois, chez Anatole France, la frustration est structurelle, et non conceptuelle. Chez Freud, la frustration est le fruit du vœu du désir à réitérer un plaisir antérieur de manière hallucinatoire, alors que ce besoin ne saurait être assouvi immédiatement. Le couple satisfaction-frustration est fondamental dans la genèse des processus névrotiques. A dire vrai, chez Anatole France, cette notion de la névrose existe bien , même si elle n’est pas explicite. On la découvre incarnée dans le personnage de Paphnuce, ainsi que dans le père de Mansel dans  » L’œuf rouge« . C’est également le cas, dans une certaine mesure, d’Ary dans  » La Fille de Lilith  » et de Sylvestre Bonnard lorsqu’il recherche le manuscrit de Voragine dans Le Crime de Sylvestre Bonnard. La frustration francienne n’est pourtant pas intégrable dans un système thérapeutique, comme la frustration freudienne. Nous sommes, là encore, dans la sphère du mythe.

gnose / gnose francienne / noûs : 
Nous ne reviendrons pas en profondeur sur les définitions traditionnelles de la gnose. Il s’agit de la connaissance mystique (le  » noûs « ) de l’au-delà, réservée à un cercle très fermé d’initiés qui entament une quête au principe fondamenteur du monde. Un très grand nombre de sectes d’origines très diverses – Perse, Mésopotamie, Asie mineure, Egypte, etc… – concurrençaient le christianisme au Ier siècle de notre ère. Elles furent déclarées hérétiques lors du concile de Nicée notamment. Malgré la diversité des dogmes et des croyances, il existe des invariants à la pensée gnostique : rejet du Dieu des Chrétiens (« Ialdabaoth « ), adoration d’un Dieu fondateur non responsable du monde raté, reconnaissance de Satan comme père des arts et de la science, parfois comme père de l’homme (chez les naassènes.) Ces théories sont très en vogue à la fin du XIXe siècle, lors de la grande crise morale que connaît la France. On se passionne pour le spiritisme, la théosophie, les religions orientales ou le satanisme. Le goût sulfureux de la gnose est donc bien dans l’esprit général du temps, d’autant qu’il offre un orientalisme parfois très esthétique et conforme à la soif d’exotisme et de partance instaurée, à la suite du romantisme, par les symbolistes et les décadents. Anatole France est loin d’être le seul auteur à y faire référence, que l’on pense pour n’en citer que quelques uns à J.-K. Huysmans, à Jules Bois, à Nerval, à Rémy de Gourmont ou à Josephin Peladan – ce dernier tenant d’ailleurs à son statut de  » grand sâar  » des Roses-Croix. La gnose est donc un topos dans l’air du temps, mais qui prend chez Anatole France une saveur originale.
L’intérêt de notre auteur pour la gnose est avéré, surtout à la lecture d’œuvres diverses comme Thaïs, La Rôtisserie de la reine Pédauque,  » La Fille de Lilith  » ou La Révolte des anges. Ceci dit, il semblerait qu’Anatole France fonde lui-même un semblant de système gnostique, afin de connaître son propre noûs, qui est en l’occurrence le cœur des choses*, le logos*. C’est Thaïs qui semble le plus précisément le personnifier. La parole de notre auteur se fait démiurgique, afin de concurrencer le réel* de manière bien souvent récriminatrice. La morale du Désir* pourrait être considérée comme le fruit de cette gnose francienne, entraînant une sorte de religion inversée où Dieu* est le principe de la fausseté, et le diable* – ou les femmes (voirII.3.3) – le principe du Bien. Symboliquement, cette gnose qui ne se prend jamais au sérieux, puisqu’elle se réclame partie prenante d’un imaginaire*, semble surtout conçue pour affirmer la liberté* récriminatrice de notre auteur vis-à-vis des dogmes. L’un des avantages littéraires de la gnose francienne est d’offrir des apparences exotiques, et donc d’aller dans le sens de la partance* pour la recherche d’un ailleurs. Voir I.2.1.bI.2.2I.3.2II.3 et surtout II.3.4.

herméneutique et heuristique franciennes : 
La quête du Désir* francien est une quête herméneutique, puisqu’elle tend à connaître le monde en cherchant les moyens de le décrypter, de l’analyser, de le lire afin que cette connaissance puisse offrir une signification à l’existence de celui qui aura trouvé le sens de ce monde. Jérôme Coignard et son rapport de précepteur avec Jacques Tournebroche, dans La Rôtisserie de la reine Pédauque, en est un bon exemple. Cependant, comme le monde est réflexif, à travers le couple regard/Désir*, le personnage qui regarde le monde est au centre d’un jeu de miroir. Comme il se projette dans le monde, il peut alors contempler sa propre intériorité. C’est la signification la plus profonde du logos francien*. Ainsi, lorsqu’il aura donné un sens au monde en étant devenu l’univers lors de l’épisode du logos*, le personnage francien aura également pu se connaître lui-même, non par l’intellect, mais de manière essentielle, ontologique*. C’est donc là la signification herméneutique de la quête du Désir*. toutefois, cette herméneutique ne peut être une philosophie du monde que si elle devient une heuristique, autrement dit si elle peut se poser comme étant universelle, proposant une méthode de connaissance du monde accessible à tous. Cette problématique est très ardue, puisque Anatole France fonde son trajet herméneutique du Désir* par le refus sceptique* des dogmes : comment une heuristique peut-elle être universelle sans être dogmatique ? Nous verrons qu’Anatole France dépasse cette contradiction (voir III.3). La définition de l’herméneutique francienne est en fait l’objet de toute notre étude. Sur l’heuristique francienne – c’est-à-dire la recherche d’une méthode universelle de connaissance du monde accessible par tous les lecteurs, voir II.1.2 et surtout III.3.

imaginaire : Voir mythe/imaginaire

inconscient : 
Il est remarquable de constater qu’Anatole France avait échafaudé une acception systématique de l’inconscient avant les travaux déterminants de Freud, même si cet inconscient n’est pas théorisé. Cependant, il n’utilise jamais ce terme d’inconscient qui, en cette fin de XIXe siècle, avait un tout autre sens chez Hartmann et Schopenhauer. Nous ne reviendrons pas sur l’histoire de l’inconscient dans le glossaire. Se reporter à II.3. Néanmoins, notre auteur semble concevoir ses personnages comme étant sous le joug d’une instance fort impérieuse, tiraillée entre le Désir* et la frustration*, qui dépasse de loin leur volonté. C’est la lutte entre le besoin d’assouvissement* du Désir* et tout ce qui entrave ce besoin – de manière sociale, dogmatique ou physiologique – qui semble schématiquement constituer l’inconscient francien. Les obsessions de Paphnuce en sont le meilleur exemple, ainsi que la place fondamentale du thème du rêve dans Thaïs (notamment). Nous avons tenté de définir les contours de l’inconscient francien par la phénoménologie, et non par la psychanalyse, puisqu’il aurait été risqué du point de vue de l’histoire des idées d’analyser l’inconscient francien à travers des acquis freudiens. Nous en expliquons les raisons fondamentales aux entrées Désir et Fristration du présent glossaire. Voir surtout II.3.1, mais aussi I.3.2.d.

inertie :
L’inertie est chez Anatole France directement issue du darwinisme. En effet, dans un monde en évolution perpétuelle, le mouvement universel vers une fin certaine – vers un parachèvement – est incoercible. Hélas, nul être humain ne peut savoir vers quoi le monde tend ; cette question est l’une de celles qui entraînent la révolte* du Désir* ; en effet, pourquoi exister sur la Terre pour mourir aussitôt, ce qui ramène l’existence humaine au rang de la pure absurdité* ? Anatole France montre d’une part que l’inertie régit nos sociétés qui connaissent alors une évolution endémique, pratiquement autonome et automatique malgré les guerres et les révolutions ; nul ne peut changer le cours du temps, et les plus vifs combats restent souvent lettre morte. C’est le sens de l’histoire dans L’Ile des Pingouins et dans Sur la pierre blanche. De la même manière, le sang de la Terreur est une absurdité, puisque l’inertie ne peut être combattue par la moindre révolution (Les Dieux ont soif, La Révolte des anges). Cette vision inertielle du monde semble issue notamment de la déception d’Anatole France vis-à-vis du combat qu’il mène pour réhabiliter Dreyfus. Finalement, après cette parenthèse historique, le monde est de nouveau soumis aux mêmes règles. Les plus vifs engagements ne mènent à rien, ils sont englués dans l’inertie de l’histoire. Dans les œuvres littéraires franciennes, l’inertie est donc présente, et elle sert de prétexte à la révolte*. Elle est coextensive de la réclusion*. Elle est l’un des fondements les plus profonds de la révolte* du Désir*. Voir I.2.4 et toute la partie III, surtout III.2, et plus particulièrement III.2.1.c.

liberté : 
La conception francienne de la liberté peut être approchée sous un angle existentiel qui résume assez bien la problématique de notre auteur. Pour Sartre, selon la formule célèbre, l’existence précède l’essence, et la destinée humaine individuelle est inscrite dans les actes libres de l’homme. Plus : l’homme est condamné à être libre chez Sartre, ce qui peut lui donner une certaine conscience de l’absurde* – la  » nausée  » -, et ce qui engendre un athéisme apeurant. Cet existentialisme s’oppose à la conception existentielle transcendante d’un Kirkegaard par exemple, pour qui au contraire l’homme est prédeterminé dès sa naissance : l’essence précède l’existence pour le penseur danois. La liberté y est donc relative, et doit composer avec la prédestination divine. L’homme accompli doit mourir désespéré, c’est-à-dire ayant accompli tous ses espoirs consiliés avec sa prédestination acceptée.
Anatole France s’approche un peu de la conception sartrienne de la liberté, à une importante nuance près : l’homme n’est pas condamné à être libre. Certes, son existence précède son essence, et il naît englué dans la nausée. Cependant, il peut, par révolte, acquérir sa liberté au prix de nombreux sacrifices dont le premier est d’accepter la voie d’un scepticisme relativisant, ce qui implique la solitude de celui qui s’est détaché des dogmes faux mais rassurants. C’est après cette tabula rasaqu’il faut assumer* la liberté nouvelle, ce qui est excessivement douloureux. Seuls quelques personnages franciens iront jusqu’au détachement absolu de la béance*. Les autres assumeront leur existence en revenant à la réclusion* originelle avec sérénité, mais en ayant refusé finalement leur liberté. Ou du moins, ils ont librement fait le choix de renoncer à leur liberté.
La quête du Désir semble avoir pour but la prise de conscience que l’homme doit assumer* sa liberté, et même qu’il doit l’ériger en principe absolu. La liberté est vraisemblablement l’un des rares concepts à devenir un dogme chez Anatole France, puisque tous les doutes de notre auteur convergent invariablement dans ce sens. Elle mène Chevalier jusqu’au suicide (dans Histoire comique), et Thaïs jusqu’à la mort. Elle fonde le scepticisme* et rend possible la connaissance du monde tel qu’il est pour chacun d’entre nous. Elle crédibilise également chacun de nos actes. La morale du Désir* converge également vers la liberté. La recherche francienne de la liberté est une préoccupation sous-jacente dans toute notre étude. Voir particulièrement I.1 et III.3.3.

logos – fusion avec le cœur des choses :
Nous avons choisi le terme de logos pour définir le paroxysme de la quête francienne du Désir*. Nous avons dû renoncer au terme même de  » vérité « . Etrangement, mais logiquement, la philosophie francienne du monde, au contraire de la plupart des philosophies, réfute en effet la vérité. Si elle existe, nul ne peut la saisir. Nous nous en expliquons plus bas. C’est pourquoi le logos est le but de la quête du Désir, au détriment de la vérité. Nous avons choisi ce terme par référence à Héraclite – Anatole France y fait explicitement référence dans La Vie en fleur. Il signifie parole qui recueille, et surtout voilement-dévoilement. Le logos est une instance extérieure à l’homme, qui ne lui apparaît que par éclats avant de se revoiler immédiatement. Qui connaît le logos se fond dans le cosmos – c’est un mythe – et donc acquiert de l’intérieure la connaissance du cœur des choses. Il représente la Nature dévoilée et purifiée de ses apparences, ce qu’un phénoménologue désignerait par être-en-soi-du-monde, et ce que nous appelons pour plus de clarté  » cœur des choses « . Le logos est le recteur du cosmos, de l’harmonie universelle. Il est  » spermatique « , c’est-à-dire qu’il est une hypostase du verbe divin, il retrace le principe organisateur du monde. Chez Anatole France, cette notion est bien présente, mais entièrement athée. Dieu est remplacé par l’origine du monde comme un principe physique – et non métaphysique. Cela n’exclut donc pas l’existence du logos. Simplement, il s’agit d’un  » logos laïc.  »
Ce terme est un concept central de la pensée de notre auteur, même s’il n’est jamais nommé comme tel. Nous justifions notre choix terminologique en montrant que la quête herméneutique* francienne ne peut se fonder sur la recherche de la vérité. En effet, dans une optique sceptique*, aucune vérité ne peut être retenue, puisque finalement toutes se valent. Cette pluralité est issue directement de notre conformation humaine : nous ne voyons le monde qu’au travers d’un point de vue, puisque nous sommes immergés dans notre réalité charnelle* ; notre corps est immergé dans l’espace, dans le temps, et dans l’attente de la mort*, il ne peut atteindre le cœur des choses*. Ainsi, la vérité est chez Anatole France un concept dénoncé comme trompeur, puisqu’il est la somme de tous les points de vue. Dans Le Puits de sainte Claire, Anatole France parle de  » vérité blanche  » comme du disque de Newton : celui-ci est constitué des couleurs du spectre solaire disposées de manière radiale, et lorsqu’on le fait tourner comme une toupie, les couleurs se fondent pour ne plus laisser percevoir que du blanc. Cette expérience tend à montrer que le blanc est l’addition de toutes les couleurs du spectre, mais que si nous percevons bien le blanc, nous ne pouvons en percevoir la moindre couleur constituante. Cette métaphore s’applique à la vérité : nous ne percevons des choses que des fragments, que de la multiplicité, et nous ne pouvons appréhender du monde que ces illusions qui voudraient se faire passer pour universelles. Nous ne voyons du monde ni les causes, ni les effets. Dès lors, si la vérité existe, elle ne peut être atteinte par l’homme. Pourtant, si l’homme veut connaître le sens de son existence, il doit atteindre le cœur des choses. Ce paradoxe est fondamental dans la pensée francienne. La manière dont l’homme se projette au cœur des choses, dans ce  » dedans  » des phénomènes, dans cet être-en-soi du monde, est ce que nous appelons le logos. Il s’agit du recueillement et du dévoilement ontologique des choses. Ce dévoilement ne peut être appréhendé par l’intellect. Pour Heidegger, l’homme est une manifestation provisoire de l’être au logos. Chez Anatole France, le logos est aussi un mode d’être, qui permet à l’intériorité des personnages de fusionner avec le cœur des choses en essence. Le processus du logos se situe dans une parenthèse où le temps et la mort* et où l’espace et le corps sont dissous. Il s’agit là du paroxysme de la quête du Désir*, vers lequel tendent tous les personnages franciens avec plus ou moins de succès. Cependant, le logos est fugitif, il ne se perpétue pas dans la durée. Il donne donc lieu, après, à une praxis pour le personnage francien ; en effet, le monde ayant changé de teneur et ayant trouvé une nouvelle signification dont l’absurde* est banni, il reste à savoir ce que le héros francien en retient ; soit il retourne avec paix et sérénité à la réclusion* – comme Jacques Tournebroche dans La Rôtisserie de la reine Pédauque – soit il recherche la béance* – comme Dechartre dans Le Lys rouge, Ary dans  » La Fille de Lilith  » ou Balthasar dans Balthasar – soit il n’assume* plus sa vie et meurt – comme Jean Servien. Nous définissons le logos, concept central de notre étude, dans toute notre troisième partie, après avoir introduit ce concept à partir du I.1.4.

Mal : Voir morale du Désir

morale du Désir : 
La morale du Désir est issue d’une conception du monde particulière à Anatole France. Puisque la nature de l’homme révolté* contre sa réclusion* originelle – constituée de la mort*, du temps et de son érosion, mais aussi de tous les dogmes possibles – le porte vers l’assouvissement* du Désir*, c’est-à-dire vers la recherche du sens du monde, alors les valeurs éthiques habituellement admises sont déplacées. Finalement, le Bien sera constitué de tout ce qui ira dans le sens de l’assouvissement*, jusqu’à la parenthèse du logos*. Le Mal sera, au contraire, tout ce qui entrave la quête du Désir en apportant la frustration*. De cette vision bipolaire – dualiste – des choses, Anatole France conçoit une morale fondamentale pour ses personnages ; ceux qui la suivent, même s’ils sont en désaccord avec la morale institutionnelle (judéo-chrétienne), peuvent atteindre l’assouvissement*, et donc le sens de leur existence humaine, c’est-à-dire une certaine forme de bonheur. Ceux qui refusent la morale du Désir connaissent invariablement l’échec* et la souffrance. Thaïs est l’une des plus belles personnifications de la morale du Désir, ainsi que Satan lui-même dans Le Puits de sainte Claire. Voir surtout II.3 et III.3, mais aussiI.3 et toute la partie III.

mort/temps/espace : 
Ces trois instances, dans le réel*, donnent naissance au questionnement francien. Il semble que ce soit contre l’absurdité* de la mort*, de l’entropie du temps et de l’immensité universelle que lutte sans cesse le Désir* francien. Deux attitudes se confrontent : la première consisterait à tenter de comprendre les lois de la mort*, du temps et de l’espace pour comprendre le sens de l’existence humaine. Anatole France montre tout au long de son œuvre que ceci est impossible, à cause de la conformation humaine même, ancrée dans la réalité charnelle*. Sylvestre Bonnard refuse finalement ses manuscrits pour exister. Il reste que l’homme continue sans cesse de souffrir de la mort*, de la fuite du temps et de l’immensité du monde. Ainsi, Anatole France choisit la seconde alternative possible, qui est de se révolter* par le Désir contre cette absurdité*, pour remplir de sens la mort*, le temps et l’espace par l’imaginaire* humain. Cette alternative est mise en scène de manière symbolique dans La Révolte des anges, où Ialdabaoth représente justement le créateur du temps, de l’espace et de la mort, suivant des traditions bibliques interprétées plus ou moins subversivement. La phénoménologie francienne n’est que la conséquence de cette attitude. Ainsi, par la révolte*, l’univers devient lisible, et l’homme est replacé au centre des choses. Nous traitons de ce problème de la première à la dernière ligne de notre étude.

mythe/imaginaire :
Le  » mythe  » est un terme remarquablement polysémique, et donc traditionnellement délicat à manier. Pour lever toute ambiguïté, nous précisons imédiatement que nous utilisons dans toute notre étude l’acception de Mircea Eliade, pour qui le mythe retrace l’histoire des origines. Dans cette perspective, le mythe possède son temps propre, et notre appréhension du monde est ancrée dans notre perception de l’instant par rapport au temps du mythe ; le mythe est instaurateur, il dit toujours comment quelque chose est né. Dès lors, les représentation des choses peuvent être remarquablement diverses, alors que les origines restent invariantes. Cela signifie que le mythe sédimente des représentations complexes sous lesquelles se situe une origine unique des choses. En d’autres termes, en principe, les représentations du mythe voilent le logos* ; comme Anatole France prétend qu’on ne voit du monde que des représentations mythiques, alors la quête du logos* ne peut elle aussi se faire que dans le mythe : la littérature francienne semble tout entière recréer des mythes pour remonter au principe fondateur du monde, l’essence* des choses, le logos*. Ce jeu est complexe, car il implique de dépouiller le monde de ses représentations, et d’en instaurer d’autres moins fausses, ou du moins plus conformes à la découverte du principe des choses.
En nous appuyant sur la conception du mythe de M. Eliade, nous pouvons définir les particularités et les fonctions du mythe francien. En effet, il désigne précisément toutes les sécrétions de l’imaginaire de notre auteur visant à remplir le vide universel de significations. Ainsi, le mythe fondateur de la littérature francienne semble être constitué simplement de la certitude ontologique* que le réel* peut être détrôné par l’imaginaire. Or, puisque le regard* est chez France la projection de l’intériorité de l’homme dans le monde, alors toute intériorité qui se projette dans le monde par le regard* détrône le réel*. De ce mythe fondateur, il vient que le réel* n’a aucune importance en soi, puisque ce que nous percevons de lui est un mythe. Nous ne pouvons donc rien savoir de lui ; l’homme ne semble exister que dans le mythe qu’il sécrète du monde. C’est ici que l’éducation des hommes (et que la lutte contre les préjugés qu’elle devrait entraîner, volontairement ou non) acquiert tout son sens, puisque nous naissons tous dans un mythe qui se voudrait immuable : il s’agit du mythe de l’histoire et de ses acquis institutionnels, le plus explicitement remis en cause dans L’Ile des Pingouins. Anatole France semble montrer que l’imaginaire individuel, à travers la quête du Désir*, est capable, après de longs et douloureux efforts individuels encore une fois, de faire tabula rasa de ce grand mythe historique, en y substituant son propre mythe justement reconstruit par le Désir*. Si cette théorie mythique semble sans cesse être mise en œuvre dans la production littéraire d’Anatole France – nous le démontrons tout au long de notre étude – elle ne semble pas applicable dans le réel*, où le grand mythe historique – et donc social, religieux, etc… – s’impose à nous au travers d’une inertie* douloureuse. C’est pourquoi il nous semble que l’Anatole France engagé* est plus ou moins distinct de l’Anatole France auteur, pour qui finalement, tout est histoire. Ceci justifie toute propension au mentir vrai. Notre étude tente de définir tout au long de son développement cette acception particulière du mythe, qui donne naissance à une philosophie du monde.

ontologie : voir réalité charnelle

partance/ailleurs/exotisme : 
La partance ou la recherche de l’ailleurs, semblent caractériser à juste titre la littérature francienne. Les époques et les lieux mis en œuvre par Anatole France sont aussi nombreux que divers. Ceci est une conséquence directe de la conception du mythe* francien. Puisque l’imaginaire* concurrence le réel* chez notre auteur, il ne peut être question, pour des raisons propres à l’humanisme sceptique* francien, de fonder une utopie devant à tout prix se réaliser par le sang et la force, comme le montre la destinée de Gamelin dans Les Dieux ont soif. La recherche d’un monde meilleur s’effectue dans la douceur et la fraternité, en provoquant une prise de conscience individuelle, douce mais ferme, chez le lecteur. Dès lors, puisque le mythe* francien est par essence coupé du réel*, comme recréation du monde par l’écriture, et puisqu’il est issu du Désir* de donner un sens à la mort*, au temps et à l’espace, alors quelles que soient les époques mises en scènes par l’écriture francienne, les lois qui régissent le monde restent invariantes. Cependant, la diversité  » exotique  » des mondes mis en jeu par chaque texte francien est une bonne manière d’offrir au lecteur la nécessaire mise en parenthèse du réel* propre à rendre existante la philosophie du Désir*. Voir notamment I.3.3, et toute la partie III.3.

projection au cœur des choses : voir logos

réalité charnelle / ontologie : 
Le terme d’  » ontologie  » recoupe un grand nombre de définitions. Nous nous sommes borné, dans toute notre étude, à entendre l’ontologie dans le sens de la phénoménologie. Rappelons-en brièvement les fondements. Précisons que le vocabulaire de la phénoménologie est complexe et particulier. Nous avons pris le parti, dans toute notre étude, de l’utiliser le moins possible afin de clarifier notre exposé. Cependant, dans le présent glossaire, nous n’avons pas pu faire cette impasse.
Selon une perspective phénoménologique , toute conscience est conscience de quelque chose. Un objet visé par la conscience ne peut l’être que dans un projet. Ce projet de la conscience pour viser un objet (un ob-jet,  » jeté devant soi « ) est désigné par Husserl comme étant l’intentionnalité. Cependant, cette définition est insuffisante. Viser quelque chose, c’est viser un identique, un même susceptible d’être répété et reconnu comme même. Un objet est donc une identité reconnue comme une unité de sens, et l’intentionnalité une visée vers cette identité.
C’est donc la conscience qui constitue non seulement le sens, mais aussi les caractères d’être correspondant à la conscience doxique, (la conscience qui affirme l’être qu’elle vise.) Par ce processus de l’intentionnalité, dans une optique phénoménologique, il vient que le monde pourrait très bien ne pas être. Seule la conscience est ce qui ne peut pas ne pas exister. C’est donc elle qui a l’être nécessaire et absolu, tandis que le monde, dans sa contingence, a seulement l’être relatif du phénomène. C’est cet être nécessaire et absolu de la conscience que nous appelons ontologique.
En poursuivant ce cheminement, on constate ainsi que les phénomènes du monde sont sécrétés par la visée de l’intentionnalité (la noèse) qui saisit les choses du monde (noèmes). Sans conscience, le monde n’existe pas.
Par conséquent, il est hors de question de percer la surface des choses pour pénétrer  » dans  » l’objet : la visée ne saisit qu’une surface (l’être-pour-soi) et non la chose en essence (l’être-en-soi). Cela pourrait entraîner le sentiment de l’absurde* : nous ne vivons que dans un monde d’abstractions en ne pouvant percer le cœur des choses*. Le monde reste invisible. Il n’est qu’une perception. La phénoménologie se situe donc simplement dans cette sphère de la perception, et l’ontologique se borne à la conscience. Est ontologique ce qui participe de la noèse, et non ce qui participe du noème : est ontologique l’objet que je vise par intentionnalité, et non l’être-en-soi de la chose visée. En dernière analyse, cela signifie que ma chair, c’est la chair du monde. Or, le monde n’existe pas dans la passivité, il n’est qu’événement de la visée de la conscience qui s’en saisit et qui le rend objet. C’est dire qu’être au monde, c’est donner au monde par intentionnalité son existence propre, qui n’est autre qu’une perception. Chez Anatole France, c’est le regard* qui est la plus profonde source de cette perception.
Nous avons étendu le concept d’ontologie, dans la pensée francienne, à la  » réalité charnelle  » pour signifier le paradoxe de notre corps par lequel nous appréhendons invariablement le monde tout en étant dans ce monde voilé qui nous enserre dans les lois cruelles du darwinisme. Chez Anatole France, cette appréhension phénoménologique du monde est particulière, car s’y greffe d’une part une dimension mythique – les mythes* sont les seules choses que nous pouvons saisir du monde – et d’autre part, notre auteur se place nécessairement dans un point de vue, dans une focale individuelle : l’être ontologique francien est individuel, il varie selon l’individu et il reste incommunicable. Il n’est pas universel. C’est pourquoi Autrui reste une barrière infanchissable (voir l’Autre* et le couple regard/Désir*.) L’homme n’existe que dans la douloureuse solitude ontologique, ce qui renforce dramatiquement son sentiment de l’absurde*.
Notre réalité charnelle, individuelle, seule et unique au monde, est donc confondue à notre être ontologique, c’est-à-dire à notre conscience du monde et à notre conscience d’être-au-monde. Chez France, il y a donc, pour ainsi dire, autant de mondes que d’êtres conscients. C’est pourquoi la phénoménologie francienne reste fidèle au scepticisme* relativisant, et qu’aucun dogme ne peut prévaloir sur un autre.
Dans une perspective darwinienne, le corps humain est enferré dans le réel*, ce qui est un obstacle à son projet herméneutique* pour connaître le monde. En effet, le corps participe de tout le mouvement inertiel* de l’univers, et est en prise avec le temps, l’immensité universelle et la mort* ; il ne vaut pas plus que le corps des animaux issus eux aussi de l’évolution. Au travers de notre réalité charnelle se propage par conséquent notre appréhension de l’absurde*, en nous donnant l’expérience de la souffrance et de la mort*.
Mais pourtant, ce qui nous différencie des autres êtres de l’évolution est que notre réalité charnelle, par son être ontologique, conforme nos sens, et donc notre mode de perception du monde, tout en lui donnant un sens conceptuel. C’est ici que naît la révolte francienne, et la nécessité du Désir : si nous arrivons à l’abstraction du concept qui nous pousse à dépasser les apparences, alors pourquoi la mort et l’entropie du temps et de l’espace continuent-elles de n’avoir aucun sens ? Pourquoi avons-nous une conscience qui se heurte aux apparences tout en sécrétant de manière ontologique l’existence du monde ? Pourquoi désirons-nous atteindre le cœur des choses, ce qui est impossible dans une optique phénoménologique, si notre existence est inexorablement vouée à la déception de l’abstrait et de l’absurde* ? Pourquoi avoir un corps qui donne existence au monde si c’est pour constater que le monde érode notre corps jusqu’à la mort ?
C’est donc au cœur de notre réalité charnelle que la révolte* du Désir* nous transcende. Cette révolte nous oblige à dépasser la souffrance de ce questionnement enraciné dans notre réalité charnelle, et nous pousse à inaugurer une quête vitale vers le cœur des choses. Cette quête semble d’ailleurs paradoxalement inscrite dans notre évolution. Les réflexions du Jardin d’Epicure ne disent pas autre chose. C’est de ce socle que semble jaillir la pensée d’Anatole France. La plupart des personnages franciens – pour ne pas dire tous – sont donc conçus autour de ce modèle fondamental, qui transpose notre questionnement réel* dans l’univers du mythe* littéraire. Le paradoxe de la réalité charnelle est d’ailleurs vraisemblablement le seul à n’être jamais dépassé par Anatole France et c’est dire combien il conditionne tout le faisceau de questionnements de notre auteur pour échafauder une écriture du Désir*, et donc une philosophie du monde ; le logos*, cette fusion au cœur des choses*, semble seul apte à réconcilier, comme aboutissement de la quête du Désir*, notre intériorité avec cette barrière infranchissable qu’est l’univers lui-même que pourtant nous sécrétons. Cette réconciliation se fera avec plus ou moins de succès selon les œuvres et selon le moment de la quête scripturale de notre auteur.
Il faut noter que le paradoxe de notre réalité charnelle entraîne la conception de l’inconscient* francien, et de la phénoménologie du regard* ; nous nous appuierons implicitement sur ce concept de réalité charnelle tout au long de notre étude. Voir particulièrement I.3.

réel / réalité (voir ontologie) : 
Le réel a, chez Anatole France, une acception fort moderne ; en effet, si son sens nous restera à jamais secret, puisqu’il est dès notre naissance voilé par le mythe* de l’histoire, c’est lui qui contient et qui dirige notre existence, du fait qu’il nous met en prise directe avec le temps, l’espace, et la mort*. C’est notre révolte contre le réel qui nous pousse à la quête du Désir. Ainsi, le réel contient en lui-même le paradoxe de l’absurdité, puisqu’il est indéchiffrable mais que nous vivons en lui, portés à vouloir le déchiffrer pour comprendre le sens de notre propre existence. L’écriture francienne se révolte* contre le réel, mais elle lui doit pourtant la seule origine de cette révolte salvatrice. Dès lors, le réel a chez Anatole France un statut ambigu : d’une part, notre auteur mène tous ses efforts pour se révolter contre le réel, en reconnaissant que nul d’entre nous n’y a accès ; mais d’autre part, la philosophie francienne du monde tend à nous réconcilier avec lui. Il semble que l’ambiguïté – entretenue – du réel soit particulièrement manifeste dans les œuvres franciennes dites autobiographiques (Le Livre de mon ami, Le Petit Pierre, Pierre Nozière, et La Vie en fleur.) Voir I.1, et III.3.

réclusion : Voir effondrement/réclusion

regard : Voir couple regard/Désir

révolte :
La révolte francienne (voir absurde*) est fondamentale, puisqu’elle oriente le refus catégorique du statut de l’existence humaine selon Darwin dans l’univers, à travers la prise de conscience de la réclusion*, puis de l’inertie* issues de la réalité charnelle*. La révolte francienne est avant tout le Désir* de l’homme de pouvoir détrôner en profondeur le réel* par l’imaginaire*, pour y substituer un monde plus conforme à son assouvissement*. La révolte francienne est donc le premier pas herméneutique* de l’homme, le premier combat contre l’ignorance. Elle motive le caractère particulier à la littérature francienne constitué par les Sylvestre Bonnard, les Jérôme Coignard et consorts. Les érudits franciens sont des personnages révoltés, qui luttent avant tout par leur érudition contre l’absurdité* du monde. Cependant, ils ne représentent que le premier pas de la révolte du Désir. Cette révolte est en effet plus profonde. Elle pousse tous les personnages franciens à refuser tout enfermement, quel qu’il soit, pour rechercher a contrario la béance*. Dès lors, chaque personnage francien est révolté contre l’univers et contre sa propre réalité charnelle*. C’est un invariant, symbolisé par la recherche de la béance* à l’encontre de tout enfermement*. Cela détermine une profonde recherche du sens de son existence, recherche révoltée qui occasionne toujours un grand bouleversement ontologique* – dont le logos* est le point paroxystique. Il n’existe pas, chez Anatole France, de héros qui ne soit pas révolté, y compris parmi ceux qui, enferrés dans l’échec*, ratent leur existence. L’existence gagne par là même une certaine signification issue de la révolte. Même le héros en substance le plus révolté – Satan, dans La Révolte des anges – estime que la révolte doit être ontologique*, et non sanguinaire – comme l’apprendra Gamelin à ses dépens dans Les Dieux ont soif.. Voir I.2 et sqq.

(c) Boris Foucaud – tous droits réservés

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