III.1.1) La fonction francienne du regard

III.1.1) La fonction francienne du regard

 

Toute la conduite de notre vie dépend de nos sens, entre lesquels celui de la vue étant le plus universel et le plus noble.”, R.Descartes, La Dioptrique, (1633), in Œuvres complètes, C. Adam et P. Tannery éd., vol.6, p.212, Paris, 1956-1965.

Eh ! oui, la plus méchante image, coloriée au patron dans un village des Vosges, n’est-ce pas un texte et des figures ? Et qu’est-ce que toute la substance de la science sinon des figures et des textes ? Je dois aux images d’Epinal de plus belles et plus utiles connaissances que je n’en puisai jamais dans les petits livres de grammaire et d’histoire que les maîtres d’école me firent apprendre. Les images d’Epinal, voyez-vous, c’est des contes, et les contes, c’est la destinée.”, Anatole France, Le Crime de Sylvestre Bonnard, Pléiade, tome I, p.323.

III.1.1.a) Le regard et la pénétration du Désir dans le mythe

Ma marraine ! je ne l’avais pas encore vue ; je ne la connaissais pas du tout. Je ne savais même pas qu’elle existât. Mais je savais très bien ce que c’est qu’une marraine : je l’avais lu dans les contes et vu dans les images ; je savais qu’une marraine est une fée.[…] Ma marraine était belle à souhait. Quand je la vis, je la reconnus. C’était bien celle que j’attendais, c’était ma fée. Je la contemplais sans surprise, ravi. Pour cette fois, et par extraordinaire, la nature égalait les rêves de beauté d’un petit enfant.”, Anatole France, Le Livre de mon ami, Pléiade, tome I, p.455.

Il est un fait fascinant à remarquer dans l’œuvre d’Anatole France, qui pourrait passer de prime abord inaperçu, d’autant plus que jamais notre auteur n’y fait allusion explicitement : les personnages franciens semblent existent dans le monde au travers de leur regard[1]. Ainsi, ils ne perçoivent du monde que des images, qui se résument à n’être que des surfaces colorées et plus ou moins mouvantes serpentant à la surface des choses sans percer le cœur du monde.

Chez Anatole France, combien de questionnements seraient devenus vains sans ce voile opaque du monde s’appliquant consciencieusement sur les yeux révoltés de notre impétueux auteur !

Nier l’existence du règne insalubre de l’image reviendrait presque à nier la littérature francienne et paradoxalement, le premier le faire est Anatole France lui-même. Ces images, subjectives puisque issues de points de vue particuliers, ne sont-elles pas en pure opposition avec le projet du Désir qui est de pénétrer l’essence même de l’univers, le logos ? Ce paradoxe va malgré tout être dépassé. En effet, le perpétuel va-et-vient entre le Désir et l’œil est partie intégrante du système littéraire francien, et cette œuvre tente avant tout une percée dans le voile. Cependant, cette percée ne cherche guère à pénétrer un monde par trop lithique, impossible à dévoiler, selon la thèse d’un Darwin qui confine l’univers à être joué d’avance, dans toute la souffrance de la vie consciente de son entropie. Il faut pénétrer le monde dans l’ailleurs du mythe, dans une partance irrémissible vers cet ailleurs salvateur permettant à l’homme d’être au centre de l’échiquier.

Anatole France n’hésite jamais à pénétrer dans le mythe par l’entremise de l’œil, ou du moins de l’image au sens visuel du terme.

Une brève étude des incipit de nombreux romans franciens illustre cela tout particulièrement. Anatole France commence ses œuvres en concurrençant le réel, y compris ses œuvres les plus fantaisistes (ou imaginaires.) Les mondes inaugurés par les incipit sont toujours largement décrits avec une objectivité simple, qui les fait paraître comme pouvant être appréhendés comme « réels » (ou objectivés ?) pour le lecteur. Ce dernier tombe alors de plain-pied dans un mythe qui s’élabore progressivement, en principe à son insu. Par exemple, notre auteur pénètre dans son passé lointain[2] :

“Les personnes qui m’ont dit ne se rien rappeler des premières années de leur enfance m’ont beaucoup surpris. Pour moi, j’ai gardé de vifs souvenirs du temps où j’étais un très petit enfant. Ce sont, il est vrai, des images isolées, mais qui, par cela même, ne se détachent qu’avec plus d’éclat sur un fond obscur et mystérieux[3].”

Des souvenirs et des images s’agglutinent, au sens rhétorique du terme, et prennent un éclat – métaphore visuelle – particulier sous la lumière de la mémoire. Dans le même temps, le lecteur pénètre dans la scène en la voyant, par l’œil du souvenir ici particulièrement.

Ainsi, pour approfondir la focalisation interne du narrateur – ou même simplement les traits psychologiques des personnages –, Anatole France commence souvent ses romans par des indications exclusivement visuelles, laissant le lecteur pénétrer au cœur même du point de vue du narrateur :

“J’avais chaussé mes pantoufles et endossé ma robe de chambre. J’essuyai une larme dont la bise qui soufflait sur le quai avait obscurci la vue [sic]. Un feu clair flambait dans la cheminée de mon cabinet de travail. Des cristaux de glace, en forme de feuilles de fougère, fleurissaient les vitres des fenêtres et me cachaient la Seine, ses ponts et le Louvre des Valois[4].”

Ce système visuel est d’ailleurs parfois exalté au point que certains romans sont inaugurés par des hypotyposes, c’est-à-dire des scènes ressemblant à de véritables toiles de maître : le lecteur pénètre lui-même dans l’univers particulier du roman par le regard. Dans Thaïs par exemple, la profusion des détails exotisants pourrait faire penser à une œuvre de Gustave Moreau[5] ; le point de vue y est en surplomb, embrassant d’un seul coup le paysage dans une perspective panoramique :

“En ce temps-là le désert était peuplé d’anachorètes. Sur les deux rives du Nil, d’innombrables cabanes, bâties de branchages et d’argile par la main des solitaires, étaient semées à quelque distance les unes des autres, de façon que ceux qui les habitaient pouvaient vivre isolés et pourtant s’entraider au besoin. Des églises, surmontées du signe de la croix, s’élevaient de loin en loin au-dessus des cabanes et les moines s’y rendaient dans les jours de fête, pour assister à la célébration des mystères et participer aux sacrements. Il y avait aussi, tout au bord du fleuve, des maisons où des cénobites, renfermés chacun dans une étroite cellule, ne se réunissaient qu’afin de mieux goûter la solitude[6].”

Plus précisément, Anatole France n’hésite pas à entamer une description des lieux en suivant le regard du protagoniste et dès lors, celui du lecteur s’y superpose dans une fusion évocatrice permettant une efficace immersion dans l’univers romanesque ou dans la psychologie du personnage. C’est le cas dans Le Lys rouge :

“Elle donna un coup d’œil aux fauteuils assemblés devant la cheminée, à la table à thé, qui brillait dans l’ombre, et aux grandes gerbes pâles des fleurs, montant au-dessus des vases de Chine. Elle enfonça la main dans les branches fleuries des obiers pour faire jouer leurs boules argentées. Tout à coup, elle se regarda de loin dans une glace avec une attention sérieuse. La taille cambrée, la joue sur l’épaule, elle suivait de l’œil les ondulations de sa forme longue dans le fourreau de satin noir autour duquel flottait une tunique légère, semée de perles où tremblaient des feux sombres. Puis elle s’approcha de la glace, curieuse de connaître son visage ce jour-là. L’image lui renvoya un regard tranquille, comme si cette aimable femme, qu’elle examinait et qui ne lui déplaisait pas, vivait sans joie aiguë et sans tristesse profonde[7].”

C’est le regard qui architecture la description avec une lente progression, concurrençant une appréhension réelle de la quotidienneté. On constate aussi que le point de vue subjectif du protagoniste se plaque à celui du lecteur, s’y superpose, par force, et c’est là le but recherché vraisemblablement. Dans notre exemple, la description du protagoniste par lui-même est d’ailleurs d’un grand intérêt, puisque nous y voyons quelques traces d’un pansexualisme significatif, comme si Anatole France avait décrit cette scène pour un lecteur masculin[8] : il émane de Thérèse, même lorsqu’elle est seule, une profonde sensualité[9]. Le regard a donc une fonction subjective, qui architecture cet univers dépeint, gravitant littéralement autour de l’œil. Reste à savoir si cet univers est la seule chose que l’œil peut pénétrer.

Ce système d’incipit est souvent retenu par Anatole France, et il est facile de le montrer. Notre auteur l’utilise également, quoi que de manière moins outrée, dans L’Orme du mail. La description de la pièce où se situe l’action s’y déroule avec progression, s’arrêtant sur chaque détail, d’une manière très balzacienne. On passe des murs de lambris aux corniches occupées par des petites cariatides, puis on s’attarde sur la glace de la cheminée – un miroir, encore… – puis sur les portraits figurant sur les murs, pour finir sur le lustre monumental qui pend au plafond cerclé d’une rosace[10]. Là encore, le regard organise le monde au travers d’une description progressive et précise des objets. Cette manière d’immerger le lecteur dans un univers romanesque pourrait être qualifiée de réaliste, puisque le regard cherche à objectiver l’artifice même de la scène décrite par l’écriture. Un lecteur qui lit est un lecteur qu’Anatole France espère immergé.

Ainsi, la problématique du regard croise presque toujours chez Anatole France celle de la structure de la description, le regard organise la topologie de tout l’univers romanesque. Cette topologie est souvent binaire, architecturée sur le dedans et le dehors, n’hésitant pas à faire intervenir des parois ou des objets qui arrêtent la pénétration du regard. Chez Anatole France, le monde est, plus que tout, dense et opaque. Il suffit de relire la plupart de ses œuvres pour s’en convaincre.

Il ne faut pas se laisser tromper par les faux-semblants d’un horizon qui s’étend, de manière complice et trompeuse, à la disposition du lecteur. Pour ainsi dire, chez Anatole France, l’air n’existe pas. Par exemple, lorsque, dans Thaïs, l’incipit décrit une scène d’extérieur jusqu’à l’horizon, c’est pour mieux décrire en fait une multitude de dedans. La scène au grand air, panoramique, est constellée de cellules et de petites maisons, qui sont autant d’intérieurs cachés, nichés au sein du Tout. On ne tarde pas ensuite à en arriver à la description de la cellule de Paphnuce, ce qui contraste de manière explicite avec la large vision du monde dépeinte dans l’incipit. A l’inverse, lorsqu’on rentre de plain-pied dans un intérieur, le lieu toujours très clos, amniotique même, est percé de fenêtres presque toujours voilées offrant une vue déformée sur l’extérieur. Tous les cabinets de travil, tous les bureaux[11] décrits par France ne dérogent pas à cette règle.

“Dans son cabinet de travail, au bruit clair et métallique du piano sur lequel ses filles exécutaient, non loin, des exercices difficiles, M. Bergeret, maître de conférences à la faculté des lettres, préparait sa leçon sur le huitième livre de L’Enéide. Le cabinet de travail de M. Bergeret n’avait qu’une fenêtre, mais grande, qui en occupait tout un côté et qui laissait entrer plus d’air que de lumière, car les croisées en étaient mal jointes et les vitres offusquées par un mur haut et proche. Poussée contre cette fenêtre, la table de M. Bergeret en recevait les reflets d’un jour avare et sordide[12].”

La veduta[13] est un système souvent utilisé par Anatole France ; dans les endroits clos, une fenêtre donne au regard l’illusion d’une perspective extérieure, d’un paysage, tandis que la scène a lieu dans un huis-clos qui est le pendant de l’intériorité du protagoniste. Ce huis-clos est, qu’on ne s’y trompe pas, hermétique. La veduta renforce par contraste la substance du dedans.

Cette symbolique du lieu confondu à l’intériorité du protagoniste est d’ailleurs, dans une certaine mesure, propre à suggérer que l’homme est prisonnier de sa réalité charnelle. On remarquera que les lieux sont souvent une projection – presque physiognomonique – du je de celui qui l’habite. Qu’on pense à la cellule dépouillée de l’ascète Paphnuce, au jardin flamboyant de la semi-divinité Thaïs, à la bibliothèque de Bonnard ou d’Astarac ou encore à la loge de Félicie Nanteuil, chez Anatole France, à l’instar de chez un Balzac ou un Maupassant, les lieux signifient ; ils sont une projection fondamentale de l’intériorité profonde de leurs habitants, et à ce titre, ils sont architecturés comme représentant objectivement leur propriétaire. Dans ce sens, les lieux franciens donnent en pâture au regard bien autre chose qu’un simple décor de théâtre. Au contraire, ils entrent avec l’œil dans une relation d’intime réciprocité ; le regard donne naissance au monde en architecturant sa description progressive, tandis que dans le même temps, l’œil se nourrit de ce qu’il a lui-même sécrété.

Ainsi, qui voit l’univers dans lequel évolue un personnage peut remonter à l’intériorité profonde de ce personnage. Par exemple, si nous pénétrons dans la loge de Félicie Nanteuil – dont la description très sommaire constitue l’incipit d’Histoire comique – nous voyons certes, au fil progressif de la narration, une profusion de détails qui font couleur locale : il n’est pas d’ambiguïté, nous sommes bien dans un théâtre, c’est-à-dire dans un monde où l’artifice et le masque sont fondamentaux :

“C’était dans une loge d’actrice, à l’Odéon. Sous la lampe électrique, Félicie Nanteuil, la tête poudrée, du bleu aux paupières, du rouge aux joues et aux oreilles, du blanc au coup et aux épaules, donnait le pied à Mme Michon, l’habilleuse, qui lui mettait de petits souliers noirs à talons rouges[14].”

Cette profusion de couleurs – nous sommes encore face à une hypotypose –dévoile une Félicie grimée comme un paon, dans toute la lourdeur et le mauvais goût de l’artifice lourd et baroque de l’actrice, sous la lumière brutale et sans mensonge d’une ampoule électrique. Félicie devient un accessoire faisant partie intégrante de la loge. Cette pièce secrète, par définition cachée du public, est le lieu où se fabrique le monstre de prétention au masque souriant, la loge devient le huis-clos du mensonge[15].

Dès lors, comme nous le disions plus haut, le lecteur pénètre dans le mythe par l’œil, dans le même temps que les personnages franciens pénètrent dans leur propre monde. C’est ainsi que les personnages de Sur la pierre blanche entament leurs recherches archéologiques en exécutant une pause et en contemplant l’univers romain qui les entoure, qui les suce, les nappe. C’est là leur premier acte, c’est ce par quoi ils sont en premier lieu définis. Par le regard, ils mettent le temps entre parenthèses et tentent de pénétrer au cœur des pierres antiques. “Là, ils s’arrêtèrent et regardèrent[16].” Suit une minutieuse description, toujours selon la progression de l’œil, du site archéologique romain :

“En face d’eux se dressent les fûts tronqués des stèles honoraires et on voit comme un grand damier avec ses dames de la place où fut la basilique Julia. Plus au sud, les trois colonnes du temple des Dioscures trempent dans l’azur du ciel leurs volutes bleuissantes. A leur droite, surmontant l’arc ruineux de Septime Sévère et les hautes colonnes des demeures de Saturne, les maisons de la Rome chrétienne et l’hôpital des femmes étagent sur le Capitole leurs façades plus jaunes et plus fangeuses que les eaux du Tibre. Vers leur gauche s’élève le Palatin flanqué de grandes arches rouges et couronnées d’yeuses[17].”

Le monde gravite autour de l’œil des héros, comme si celui-ci était une sorte d’omphalos. Le regard, s’il est mode fondamental de perception du monde dans l’univers francien, n’en est pas moins ce qui fait exister le monde dialectiquement. L’œil dépasse un simple sens de perception, il ordonne le monde en son ensemble. C’est dire combien le regard est mensonger, puisque ce monde, issu de la description architecturée par l’œil, n’est que le fruit d’un point de vue. Par conséquent, le monde perçu par le regard est une représentation subjective qui est en tout point opposé au logos. L’œil ne voit du monde que des images.

Le regard est en effet immergé dans la réalité charnelle, c’est sa fonction, sa matière. Après tout, l’œil n’est qu’un filtre physiologique, un organe, à travers lequel le monde pénètre jusqu’à l’intériorité profonde du regardant. Si le monde apparaît et existe par l’œil, ce qui est vu n’est guère plus qu’un simple point de vue. C’est ainsi que, par exemple, Pierre Nozière se figure sa première appréhension du monde au travers d’une bible illustrée dont la description constitue l’incipit de l’ouvrage éponyme :

“La première idée que je reçus de l’univers me vint de ma vieille bible en estampes. C’était une suite de figures du XVIIe siècle, où le paradis terrestre avait la fraîcheur abondante d’un paysage de Hollande. On y voyait des chevaux brabançons, des lapins, des petits cochons, des poules, des moutons à grosse queue. Eve promenait parmi les animaux de la création sa beauté flamande[18].”

Ce point de vue n’en est pourtant pas moins une formidable incursion dans le mythe. Pierre Nozière revoit avec délice cette représentation artistique et naïve d’un monde perdu et joliment décrit par l’image. Cet univers fait partie intégrante (et tendrement revendiquée) de l’enfance du protagoniste. De la même manière, il semble que les lieux vus rejoignent cette substance mythique et que l’image – toujours au sens visuel du terme – nourrisse le mythe. De fait, ce dernier naît de cette représentation voilée et sécrétée par l’œil. Nous pourrions dire que chez Anatole France, l’imaginaire naît de l’image.

Ainsi, la cosmogonie de L’Ile des Pingouins débute par la reconnaissance de ce voile. Les Pingouins, au début de leur existence humaine, font l’amour au vu et au su de tous dans une innocente nudité :

“C’est une chose d’une grande conséquence que d’habiller les Pingouins. A présent, quand un Pingouin désire une Pingouine, il sait précisément ce qu’il désire, et ses convoitises sont bornées par une connaissance exacte de l’objet convoité. En ce moment, sur la plage, deux ou trois couples de Pingouins font l’amour au soleil. Voyez avec quelle simplicité ! Personne n’y prend garde et ceux qui le font n’en semblent pas eux-mêmes excessivement préoccupés. Mais, quand les Pingouines seront voilées, le Pingouin ne se rendra pas un compte aussi juste de ce qui l’attire vers elles. Ses désirs indéterminés se répandront en toutes sortes de rêves et d’illusions ; enfin, mon père, il connaîtra l’amour et ses folles douleurs. Et, pendant ce temps, les Pingouines, baissant les yeux et pinçant les lèvres, vous prendront des airs de garder sous leurs voiles un trésor !…[19]”.

Nous comprenons que, finalement, au-delà de cette malicieuse parabole, le regard, en tant que point de vue, n’est que partiel et rien d’autre[20]. Or, c’est sans doute à partir de cette zone d’ombre, de ce hors-champ, que naît le mythe recherché par le Désir expliquant le sens de l’existence même du je qui désire se rendre au-delà de l’incompréhensible, de cette image vue et léchée par un regard incapable de percer la vision opaque de l’univers provocateur. C’est parce que le regard n’est que partiel qu’il engendre le Désir de l’ailleurs, même si justement c’est le regard qui donne naissance à l’existence du monde. Ce paradoxe est fondamental, car sans lui, le monde offert à l’œil apporterait la satiété d’une connaissance sans leurre et l’existence fondrait dans la contemplation – dans l’ascétisme.

Nous allons le voir, la fonction du regard est fondamentale dans une phénoménologie du Désir. En effet, si c’est par le regard que le monde est architecturé chez Anatole France, c’est également par le regard que le Désir semble entamer sa projection dans le monde : si de l’œil prennent naissance les notions d’espace, de temps et de l’Autre[21], c’est bien de l’œil que prend naissance également la frustration du voile, et donc le Désir de posséder l’ombre du monde.

 


[1] Pour l’heure, nous n’avons en effet pas trouvé d’article qui traite de l’importance de l’œil dans les écrits théoriques ou journalistiques d’Anatole France, et guère non plus dans son exégèse.

[2] Il va de soi que les œuvres dites autobiographiques d’Anatole France (Le Livre de mon ami, Le Petit Pierre, Pierre Nozière, La Vie en fleur, pour ne citer que les plus célèbres) sont elles-mêmes extrêmement immergées dans le mythe. Il serait faux de prétendre qu’elles tentent de retracer une quelconque vérité historique ou biographique, ce qui est logique, puisque cela correspond à une vision particulière de l’histoire. Marie-Claire Bancquart parle de camouflage de l’enfance en paradis (in Pléiade, tome II, p.XXII). Voir supra, I.2.4, p.183.

[3] Anatole France, Le Livre de mon ami, Pléiade, tome I, p.437.

[4] Anatole France, Le Crime de Sylvestre Bonnard, Pléiade, tome I, p.152.

[5] Gustave Moreau (1826-1898) est l’un des peintres les plus importants du mouvement dit décadent. Nous pensons ici à une toile intitulée La Tentation (huile sur toile, Paris, Musée Gustave Moreau, n° 204 au catalogue du Musée Gustave Moreau).

[6] Anatole France, Thaïs, Pléiade, tome I, p.722.

[7] Anatole France, Le Lys rouge, Pléiade, tome II, p.331.

[8] Il n’est pas dit que France ne soit pas un auteur machiste, comme bien de ses contemporains auteurs. Mais cela relève d’une autre problématique.

[9] Thérèse est sans doute une transposition littéraire de Mme de Caillavet, et les dates n’infirment pas cette hypothèse.

[10] Voir Anatole France, L’Orme du mail, Pléiade, tome II, p.720.

[11] C’est toujours le cas, que ce soit par exemple dans Le Crime de Sylvestre Bonnard, dans L’Orme du mail ou dans Le Mannequin d’osier. Lla liste est véritablement loin d’être exhaustive.

[12] Anatole France, Le Mannequin d’osier, Pléiade, tome II, p.867.

[13] Ce mot d’origine italienne désigne littéralement ce qui se voit, et donc la manière dont on voit les choses. La veduta permet, dans la peinture, de réaliser une perspective en laissant par exemple entrevoir l’horizon par une petite fenêtre dans un mur. Le premier peintre – on parle de védutiste – à avoir réalisé ce système est sans doute Maerten Van Heemskerck en 1534, en dessinant une vue panoramique depuis le Monte Caprino. Cependant, ce système est théorisé au XVIIe siècle par le Quattrocento italien, notamment par Viviano Codazzi et Agostino Tassi. Voir G. Briganti, L. Trezzani, L. Laureati, I Vedutisti, Venise, 1971.

[14] Anatole France, Histoire comique, Pléiade, tome III, p.843.

[15] Voir notre analyse d’Histoire comique supra, II.3.1.c, p.305.

[16] Anatole France, Sur la pierre blanche, Pléiade, tome III, p.997.

[17] Anatole France, Sur la pierre blanche, ibid., p.998.

[18] Anatole France, Pierre Nozière, Pléiade, tome III, p.487.

[19] Anatole France, L’Ile des Pingouins, Pléiade, tome IV, p.41.

[20]Si j’allais nu dans la rue, ajouta-t-il, j’offenserais un peuple attaché à ses habitudes anciennes, qu’il n’a jamais examinées. C’est le fondement des mœurs. Autrefois, les anges, comme moi révoltés, se montraient aux chrétiens sous des apparences grotesques et ridicules, noirs, cornus, velus, coués, les pieds fourchus, et parfois avec un visage humain sur le derrière. Pure niaiserie !… Ils étaient la risée des gens de goût, ne faisaient peur qu’aux vieilles femmes et aux petits enfants, et ne réussissaient à rien.”, Anatole France, La Révolte des anges, Pléiade, tome IV, p.694.

[21] Nous allons étudier les rapports entre le regard et l’Autre infra, III.1.1.c, p.395.

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