III.2.1.c) Œuvres et héros de l’inertie : une poétique du miroir

III.2.1.c) Œuvres et héros de l’inertie : une poétique du miroir

 

L’inertie francienne est une instance particulière du Désir. Il est vrai que ce concept n’est de prime abord guère étranger au darwinisme, dans lequel l’évolution est une nécessité lente mais inaliénable, et donc de teneur finalement inertielle. Cependant, l’inertie entrant en jeu chez Anatole France a été refondée par les lois du Désir. Dès lors, dans certaines œuvres franciennes, les héros principaux connaissent le cœur des choses, mais le roman finit plus ou moins dans le même monde que celui qui l’inaugurait, dans une structure non pas circulaire stricto sensu, mais plutôt comme une vaste épanadiplose[1]. De fait, les œuvres que nous désignons comme les œuvres de l’inertie sont échafaudées avant tout autour d’un logos déçu, ne parvenant pas à extraire le héros francien de l’inertie dans laquelle il se trouvait originellement.

Ce logos déçu ne signifie pas que le héros n’ait pas eu la possibilité de jouir à un moment de l’état de fusion avec le cœur des choses, dans une plénitude ontologique propre à donner un sens à toute son existence. Cependant, cette mise entre parenthèses du monde qu’est le logos ne donne pas lieu ensuite, par alternance, à une libération définitive du héros. En d’autres termes, le processus d’érotogenèse poussé à son comble n’est pas suffisant pour que le héros puisse s’extraire des alternances successives qui on amené jusque là : il finit par replonger dans cette réclusion. Ce logos déçu, cet épisode de fusion au cœur des choses n’ayant pu changer le sens de l’existence du héros, il symbolise un retour vers l’existence humaine telle qu’elle est vécue dans le réel, en prise avec l’érosion du temps et de la mort. Ce retour signifie donc la fin de l’érotogenèse pour le héros, la fin de la quête initiatique du Désir et un jet vers une temporalité impliquant désormais l’unique attente de la mort. Cependant, cette attente se fera dans la sérénité, ce qui est déjà beaucoup.

Avant d’étudier dans le détail cette inertie, soulignons que ces héros du logos déçu ne sont en rien des héros de l’échec. Ils ont eu l’aménité de découvrir le sens même de leur existence, mais ce sens est précisément décrit par Anatole France comme absurde. Ce héros éclairé retourne alors dans un état ontologiquement pâteux et inertiel : la fusion au cœur des choses aura été une belle et fondamentale parenthèse, mais n’aura été rien d’autre.

Par exemple, nous avons dit que Jacques Tournebroche, dans La Rôtisserie de la reine Pédauque, finit dans un huis-clos, certes, mais de manière sereine et détachée du monde[2]. Mais était-ce bien là le but profond de son Désir ? Rien n’est moins sûr : une fois qu’il a achevé le récit épique de sa jeunesse, le narrateur – confondu avec Jacques Tournebroche lui-même – explique : “A cet endroit, ma vie perd l’intérêt qu’elle empruntait des circonstances, et ma destinée, redevenue conforme à mon caractère, n’offre plus rien que de commun[3].” Pourtant, notre jeune héros a bien connu le logos avec Jahel, il a connu cette formidable mise entre parenthèses du monde donnant tout son sens à son existence. Pourquoi Tournebroche finit-il dans la réclusion, et non dans la libération offerte par le logos ? Est-ce l’absence définitive de Jahel qui a ensuite confiné Jacques Tournebroche dans l’inertie, ou cette inertie provient-elle d’une autre cause ?

Nous avons vu que le récit de La Rôtisserie de la reine Pédauque est structuré autour de Jahel : si cette femme transcendante disparaît, le monde s’effondre donc à nouveau. Pourtant, ce monde ne débouche pas sur le néant ou sur la mort, loin s’en faut. Le statut de La Rôtisserie de la reine Pédauque, comme celui de La Révolte des anges, de L’Ile des Pingouins ou de Sur la pierre blanche, diffère fondamentalement de celui d’Histoire comique, des Dieux ont soif ou des Désirs de Jean Servien. Il aboutit plutôt à un état de « sérénité crispée », pour reprendre une image charienne. Ce que le narrateur de La Rôtisserie de la reine Pédauque prétend, à quelques pages de l’issue définitive du roman, il pourrait également le dire de manière transposée dans les œuvres citées plus haut : tout ce qui a été narré dans les œuvres de l’inertie n’est qu’un épisode dans l’histoire du monde, dans l’avancée incoercible du grand Tout : “Si j’en prolongeais les mémoires, mon récit paraîtrait bientôt insipide. Je l’achèverai en peu de mots[4].

L’inertie originelle tend donc elle-même à faire s’effondrer le monde, elle enferme tous les héros franciens dans la réclusion ontologique. La démarche du héros francien pour sortir de la réclusion par le processus d’érotogenèse est avant tout un combat révolté contre l’inertie naturelle du monde de substance darwinienne. Le héros francien n’est, lui, en rien naturel, puisqu’il évolue dans la sphère du mythe. Ainsi, le mythe est la substance même de la révolte francienne à l’encontre de toute inertie.

Le texte francien est donc une mise entre parenthèses du monde réel, une mise en abyme du fameux logos, de cette fameuse fusion au cœur des choses que sont à même de connaître les héros franciens. La révolte contre l’inertie renferme la signification la plus profonde de l’acte d’écrire pour Anatole France : écrire, pour notre auteur, cela rejoint la nécessité ontologique de refuser l’inertie universelle en entamant une quête initiatique, par la parenthèse de l’écriture. Le héros francien n’est alors qu’une mise en abyme de cette nécessité de notre auteur : il est un miroir d’Anatole France lui-même, mis dans une situation particulière et dont l’érotogenèse est la modalité. Le monde mis en œuvre par et pour cette érotogenèse concurrence l’inertie du réel, par tous les moyens expérimentés par l’arme d’une écriture révoltée contre ce réel inertiel. Nous trouvons ici la raison pour laquelle l’écriture francienne est un acte d’essence démiurgique. Nous allons illustrer cette idée de manière explicite en nous attardant sur quatre œuvres d’Anatole France.

Soulignons que le processus d’érotogenèse s’érige bien en perpétuel ennemi des lois fourbes qui régissent le réel et révoltent tant notre auteur. Si, pour le héros francien, l’érotogenèse est une démarche pour se soustraire à la réalité charnelle et donc au temps, à la réclusion et à la mort, le roman francien a bien pour mission démiurgique de mettre le monde entre parenthèses afin de concurrencer le réel jusqu’au point de non-retour. Le roman francien est une alternative contre les lois naturelles et donc contre la mort. Il reste ainsi la vaste élaboration démiurgique et cosmogonique d’un miroir où son auteur pourrait se jeter tout entier, le temps de la mise entre parenthèses que constitue le récit.

La particularité propre à Anatole France, dans ce système scripturaire, réside dans sa lutte révoltée et animée par le plus ardent des refus contre l’inertie d’origine darwinienne du monde. La mission poétique d’Anatole France demeure très violemment orientée vers le but de créer et de mener jusqu’au bout l’érotogenèse. Cela revient pour lui à éprouver par l’expérimentation – non par procuration, mais ontologiquement – le trajet du Désir de ses héros. Le roman francien se constitue donc comme un miroir incarnant la propre ontologie de l’auteur, comme si Anatole France voulait se constituer et se perpétuer en un double affranchi du réel et de sa propre réalité charnelle au travers de l’écriture. En somme, l’acte d’écrire d’Anatole France revient proprement à un acte de réécriture de soi. Nous retrouvons le processus de transposition par le palimpseste cher à notre auteur, qu’il s’applique à lui-même. Chaque héros francien n’est qu’une réinjection du je de l’auteur dans un horizon érotogénétique impossible à mettre en œuvre dans la réalité. Dans ces termes, la poétique francienne fait preuve d’une originalité qui la particularise et l’éloigne de topoï littéraires.

Les héros franciens de l’inertie l’illustrent bien, et leur destinée met également en relief le doute d’Anatole France face au réel. Lorsque notre auteur doute, le héros qu’il met en œuvre retourne aux modalités de la réalité, le monde s’effondre et la mort resurgit : la parenthèse est définitivement fermée, aucune alternance n’est plus possible. Le monde est redevenu « comme » le réel, et la partance de l’érotogenèse n’est plus qu’un souvenir.

Revenons dans cette perspective à la structure temporelle de L’Ile des Pingouins. La préface ironique, peut-être même cynique d’Anatole France, prouve bien que ce roman n’est qu’un combat pour mettre l’inertie universelle entre parenthèses. La préface se situe évidemment avant le récit proprement dit, avant la mise entre parenthèses du monde qui sera lui-même, dans L’Ile des Pingouins, une immense érotogenèse cosmogonique.

Le monde décrit dans la préface est soumis aux lois darwiniennes de l’inertie temporelle et de la mort. Fulgence Tapir[5] possède tout l’art classé en fiches par ordre alphabétique[6] et notre auteur se met en quête de ce savoir patiemment classé pour retracer et pour structurer toute l’histoire pingouine. Le narrateur saisit la boîte contenant les fiches chèrement désirées et il manque de mourir noyé sous leur cascade, tandis que le bibliothécaire est lui-même enseveli :

“Je l’appelai, je me penchai pour l’aider à gravir l’échelle qui pliait sous l’averse. Il était trop tard. Maintenant, accablé, désespéré, lamentable, ayant perdu sa calotte de velours et ses lunettes d’or, il opposait en vain ses bras courts au flot qui lui montait maintenant jusqu’aux aisselles. Soudain, une trombe effroyable de fiches s’éleva, l’enveloppant d’un tourbillon gigantesque. Je vis, durant l’espace d’une seconde, dans le gouffre, le crâne poli du savant et ses petites mains grasses ; puis l’abîme se referma, et le déluge se répandit sur le silence et l’immobilité. Menacé moi-même d’être englouti avec mon échelle, je m’enfuis à travers le plus haut carreau de la croisée[7].”

Cette préface nous décrit donc un monde où l’inertie est incoercible. L’univers mis en fiche devrait être stable, une fois pour toutes décrit avec minutie et conservé en vue d’être décrypté. Or, ce n’est pas le cas. Les lois universelles continuent à le régir et sa seule géométrie réside dans une formidable verticalité. Le gouffre dévore toute stabilité, tout savoir, le déluge avale le vivant dans une cascade ensevelissante et sans fin. Cette parabole symbolise un univers tout darwinien. Dans le temps, le monde est un immense maelström où le savoir, c’est-à-dire la recherche de toute loi stable, n’est qu’une pauvre illusion qui a tôt fait de nous engloutir. Lorsque le récit commence vraiment, dans L’Ile des Pingouins, la parenthèse est ouverte, et cette inertie préalable tend pourtant à ne plus exister. Il est narré sous un mode duratif, sous la forme d’un procès en marche, le continuum inertiel du temps est brisé par l’irruption de la narration. Le temps est rendu élastique, manipulé. Le regard omniscient, sceptique et engagé du narrateur, s’arrête et s’attarde. La parenthèse de la temporalité du récit commence par la narration des origines. Le temps ne sera plus décrit que comme des alternances se succédant les unes aux autres et le continuum inertiel de la nature sera donc vaincu par le texte se révoltant contre lui.

Dieu lui-même reste le premier surpris de cette rupture. L’assemblée au paradis exprime le désarroi divin, la surprise profonde de voir l’émergence d’une civilisation née de rien osant troubler l’inertie originelle dont Dieu est la personnification : “C’est, reprit le Seigneur, une façon de dire en rapport avec ma vieille cosmogonie et dont je ne me déferai pas sans qu’il en coûte à mon immutabilité…[8].” En d’autres termes, la civilisation pingouine est une civilisation accidentelle, née par erreur, et comme telle, sa destinée est contre nature.

Une fois que le récit s’attarde sur de nombreuses alternances temporelles en décrivant les expansions et les effondrements successifs des Pingouins, l’inertie universelle reste le principal objet de révolte de toute la civilisation décrite. Son évolution demeure en effet dirigée contre elle. Ce que dit Dieu à ce sujet préfigure la destinée entière du peuple pingouin :

“Beaucoup entre les hommes se donneront des torts qu’ils n’auraient pas eus comme pingouins. Certes, leur sort, par l’effet de ce changement, sera bien moins enviable qu’il n’eût été sans ce baptême et cette incorporation à la famille d’Abraham. Mais il convient que ma prescience n’entreprenne pas sur leur libre arbitre. Afin de ne point porter atteinte à la liberté humaine, j’ignore ce que je sais, j’épaissis sur mes yeux les voiles que j’ai percés et, dans mon aveugle clairvoyance, je me laisse surprendre par ce que j’ai prévu[9].”

En d’autres termes, moins oxymoriques, Dieu laisse le peuple à l’inertie universelle, à lui de la combattre seul. L’Ile des Pingouins reste par ailleurs une œuvre dont la progression est fort particulière. Elle débute dans l’imaginaire, sous les lois du Désir, jusqu’à une rupture fondamentale qui la précipite dans la dégradation de l’inertie. Nous avons dit plus haut que la cosmogonie mise en œuvre dans L’Ile des Pingouins se veut une gigantesque érotogenèse, à l’échelle d’une civilisation, et non plus à l’échelle d’un seul héros. C’est le cas jusqu’au Livre IV. La rupture entre un imaginaire débridé et l’apparition incoercible des lois du réel se substituant aux lois du Désir se situe au Livre III, VII, dans le chapitre intitulé « Signes dans la lune ». Jusque là, la temporalité de L’Ile des Pingouins est purement imaginaire, et le monde ne se plie qu’aux règles du Désir et de la frustration. C’est le regard du narrateur qui détermine lui-même les alternances historiques sur lesquelles il s’attarde. Il commence par s’arrêter sur les temps anciens qui racontent la fondation du mythe du Dragon d’Alca (Livre II), puis il décrit le Moyen Âge et la Renaissance (Livre III).

Mais la teneur de ce regard change lorsqu’il s’appesantit longuement sur les temps modernes (Livres IV, V, VI, VII). A partir de ce moment, on admire avec effroi l’expansion de cette petite île perdue qui est vite devenue, au fil du temps, à partir de l’erreur originelle, la France contemporaine. Or, au fur et à mesure que les alternances se sont succédées, l’inertie est devenue plus pressante. Par exemple, aux temps anciens, le diable surgissait, tandis que le Dragon d’Alca n’était qu’une pochade ironique décrivant le mensonge s’institutionnalisant en croyances fondamentales à cause de la frustration d’un peuple tout entier face à l’univers incompréhensible. Le mythe assagissait la terreur de l’inconnu en remplissant les zones d’ombre[10]. Les temps décrits dans les trois premiers livres sont incertains, flous, quelques pages suffisent à dépeindre des siècles. Arrive donc la césure constituée par le Livre III,VII, qui est sans doute le moment de la plus grande sérénité universelle, où le pansexualisme est assumé et respecté. Les hommes vivent en paix, donnant libre cours à leur Désir, tandis que science et arts cohabitent avec profit :

“Quelques années plus tard, rentré dans son pays, Ægidius Aucupis y trouva les lettres antiques restaurées, les sciences remises en honneur. Les mœurs s’adoucissaient ; les hommes ne poursuivaient plus de leurs outrages les nymphes des fontaines, des bois et des montagnes ; ils plaçaient dans leurs jardins[11] des images des muses et des grâces décentes et rendaient à la déesse aux lèvres d’ambroisie, volupté des hommes et des dieux, ses antiques honneurs. Ils se réconciliaient avec la nature ; ils foulaient aux pieds les vaines terreurs et levaient les yeux au ciel sans crainte d’y lire, comme autrefois, des signes de colère et des menaces de damnation[12].”

Le Livre III, VII est peut-être le logos de la civilisation pingouine en pleine fusion avec le cœur des choses. Mais en tant que tel, cette fusion avec la nature pansexualiste ne peut durer que le temps d’une parenthèse et déjà il s’achève tandis qu’une nouvelle alternance se déclenche. En fait, l’érotogenèse de L’Ile des Pingouins prend fin ici, comme si Anatole France avait changé d’orientation et de but en plein milieu de son texte. L’inertie remplace alors le Désir.

Comme le monde décrit finit par se confondre avec le réel, il croise fatalement l’histoire de France. Le livre IV transpose les XVIIe et XVIIIe siècles français (de 1600 à 1815), ainsi que la Révolution. Trinco, figure napoléonienne par excellence, est expédié en trois pages[13] ; nous sommes encore dans le mythe et dans une temporalité fantaisiste, mais les contours du monde se précisent.

Les livres V et VI initient un imaginaire qui change radicalement de teneur. Ils ne transposent qu’une vingtaine d’années de l’histoire de France (entre 1887 et 1907, de Boulanger à l’affaire Dreyfus et ses conséquences) alors qu’ils couvrent plus du tiers du roman. On constate ainsi l’élasticité du temps dans L’Ile des Pingouins, indice d’un effondrement progressif de l’imaginaire d’Anatole France jusqu’à la réalité. Dans les livres V à VII, le réel impose son inertie à l’imaginaire et le récit devient une sorte de miroir du réel. Tandis que le réel rattrape l’imaginaire dans L’Ile des Pingouins, au fur et à mesure que le temps passe, l’inertie afflue dans ce qui n’était jusqu’alors qu’un monde expérimental où la civilisation tentait de se débattre contre le chaos. Lorsque l’histoire réelle s’insinue dans le mythe, l’effondrement du monde et l’échec détrônent bien vite le cœur des choses. Les guerres et la violence sont un trait récurrent et fondamental des temps modernes, tandis que mort et chaos s’insinuent sans cesse dans le parcours de la civilisation :

“Puisque la richesse et la civilisation comportent autant de causes de guerres que la pauvreté et la barbarie, puisque la folie et la méchanceté des hommes sont inguérissables, il reste une bonne action à accomplir. Le sage amassera assez de dynamite pour faire sauter cette planète. Quand elle roulera par morceaux à travers l’espace, une amélioration imperceptible sera accomplie dans l’univers et une satisfaction sera donnée à la conscience universelle, qui d’ailleurs n’existe pas[14]”,

peut-on lire à la fin du Livre IV(vers 1815, donc[15]). De là, la formation de la IIIe République et le coup d’état des boulangistes, puis l’affaire Dreyfus, sont transposés non dans un processus d’érotogenèse, mais dans un système d’inertie darwinienne qui se situe à l’opposé même d’une quête du Désir. La civilisation est perdue non pas après avoir été déçue par le logos impuissant, mais bien parce qu’il est de sa teneur ontologique même de s’effondrer dans l’inertie universelle :

“Tu te figurais que les injustices sociales étaient enfilées comme des perles et qu’il suffisait d’en tirer une pour égrener tout le chapelet. Et c’est là une conception très naïve. Tu te flattais d’établir d’un coup la justice en ton pays et dans l’univers. Tu fus un brave homme, un spiritualiste honnête, sans beaucoup de philosophie expérimentale. Mais rentre en toi-même et tu reconnaîtras que tu as eu pourtant ta malice et que, dans ton ingénuité, tu n’étais pas sans ruse. Tu croyais faire une bonne affaire morale. Tu te disais : « Me voilà juste et courageux une fois pour toutes. Je pourrai me reposer ensuite dans l’estime publique et la louange des historiens. » Et maintenant que tu as perdu tes illusions, maintenant que tu sais qu’il est dur de redresser les torts et que c’est toujours à recommencer, tu retournes à tes astéroïdes. Tu as raison ; mais retournes-y modestement, Bidault-Coquille[16].”

La poétique du miroir est poussée à son comble : Bidault-Coquille, c’est Anatole France lui-même qui se parle en se reprochant amèrement de n’avoir rien pu faire, après avoir contribué à la révision du procès et à la réhabilitation de Dreyfus, pour changer le monde en profondeur : tout reste toujours à recommencer. Cette irruption de l’inertie dans L’Ile des Pingouins est à son comble, tandis que le miroir de la narration est entièrement tourné vers le narrateur lui-même, qui s’examine amèrement avec une impuissance pessimiste. L’effondrement ultime du monde voué à l’inertie conduit le narrateur lui-même à se regarder impuissant au centre de son imaginaire. Nous ne sentons pas ici de frustration, mais plutôt un ontologique renoncement, un retour fondamental à la plus haute des réclusions originelles.

L’apogée de la civilisation arrive de manière tout aussi inertielle, rendant absurdes les guerres et les souffrances, puisque malgré elles, la civilisation est appelée à cet apogée. C’est une inéluctable fatalité économique[17]. De la même manière, la civilisation doit disparaître avant de renaître, dans un cycle que nous avons déjà étudié[18]. Cependant, cet éternel retour à la réclusion originelle est surtout le symptôme de l’impuissance de l’auteur parfois à s’extraire du réel pour atteindre par l’entremise de ses personnages le cœur des choses tellement désiré. Dans L’Ile des Pingouins, l’inertie l’emporte sur le logos : nous sommes bien dans la perspective d’une littérature de combat.

La Révolte des anges n’est rien d’autre qu’une expérimentation similaire de l’inertie universelle, qui est encore plus subversive. Nous ne nous attarderons pas trop sur ce roman[19]. Le rêve sublime de Satan est une mise en abyme de sa quête du Désir, de son érotogenèse. Durant ce songe, la nuit étend sur le jardin ses voiles bleus[20], tandis que Satan comprend que nul ne peut renverser l’ordre universel. L’inertie est fondamentale, nous ne pouvons aller à l’encontre de la nature qui nous constitue et constitue le monde. A la fin de La Révolte des anges, rien n’a changé véritablement, sinon la conscience de Satan, devenue résolue à tout faire pour rester elle-même, c’est-à-dire lutter contre l’inertie par l’inertie. Ce point de vue est intéressant, puisqu’il rejoint le point de départ de toute la pensée francienne comme, là encore, une vaste épanadiplose : “Quant à nous, esprits célestes, démons sublimes, nous avons détruit Ialdabaoth, notre tyran, si nous avons détruit en nous l’ignorance et la peur[21].” Ici encore, le doute francien s’est insinué aux tréfonds mêmes du récit, de sorte que le Désir – personnifié par Satan – est en prises avec l’inertie universelle et qu’il perd. Cependant, de manière plus optimiste que dans L’Ile des Pingouins, son statut n’est pas remis en cause, bien au contraire. Le couple antagoniste Désir/inertie fonde un monde dualiste, aux lois clairement définies, laissant un champ d’action manifeste à toute quête vers le cœur des choses. Simplement, le monde retourne à l’effondrement originel sans aucune amertume, mais avec la certitude qu’il doit être ainsi pour permettre à la parenthèse du logos d’avoir lieu lors d’une future alternance.

Dans La Rôtisserie de la reine Pédauque, Jacques Tournebroche finit reclus, en prise avec l’inertie, en toute conscience. Ce n’est pas un héros de l’échec, pas plus que Satan dans La Révolte des anges. Ces types de héros, dont le bon Fra Giovanni de « L’Humaine Tragédie[22] », finissent seulement par ne plus être révoltés contre le monde entropique et effondré. Leur sagesse est de le regarder avec un sourire désabusé mais distancié. La mort et le temps sont pour eux sinon renégociés, du moins pacifiés. La Révolte des anges est à ce propos une œuvre à mettre en miroir avec « L’Humaine tragédie ». Le rêve de Satan et ses conséquences expliquent pourquoi l’inertie qui enfermera Fra Giovanni est salvatrice pour lui : pour ce dernier, la conscience de l’inertie vaut mieux que le mensonge et l’existence du Frère acquiert donc ici tout son sens. Fra Giovanni est un héros en devenir qui pourra entreprendre désormais une quête érotogénétique et herméneutique n’étant plus tronquée par la religion.

Ainsi, Jacques Tournebroche ne meurt pas lorsque La Rôtisserie de la reine Pédauque s’achève. Anatole France lui fait produire des contes qui paraissent en décembre 1908, 15 années après La Rôtisserie de la reine Pédauque. Les héros finissant englués dans l’inertie ne sont donc en rien murés dans le silence. Ils continuent d’exister, à l’inverse des héros de l’échec : Jacques Tournebroche finit le conte du « Miracle de la pie » ainsi : “Puisse celui qui l’a conté vivre, conformément à ses désirs, en bonne et douce paix, et tous biens advenir à ceux qui le liront[23].

C’est dire combien l’inertie n’est pas facile à combattre, pour Anatole France. Il reconnaît par ces héros particuliers que leur destinée ressemble, par un jeu de miroir littéraire, à la destinée humaine telle qu’elle est vécue dans le réel. Cependant, ces personnages ont eu un avantage certain sur les humains : ils ont acquis une approche sereine de la mort et du temps. Anatole France lui-même atteindra cette sagesse fondamentale, tout de même teintée de pessimisme, démontrant que le miroir n’est pas tronqué et qu’au fond des choses, le mentir vrai francien n’a plus cours :

“– J’aime la vie. – Tant pis pour vous… Je ne l’aime pas. Et c’est ce qui me fait supporter la vieillesse. Je dirai, comme au siècle dernier, monsieur Dubois, qu’il n’est pas un jour de ma longue vie que j’aimerais recommencer. Ce n’est pas là aimer la vie. Mais ne connaissant qu’elle, je ne puis pas dire qu’elle est toute mauvaise, puisque c’est d’elle que je connais le bien comme le mal[24].”

 


[1]Lorsque, de deux propositions corrélatives, l’une commence et l’autre finit par le même mot.”, in Du Marsais, Des Tropes, ou des différents sens dans lesquels on peut prendre un même mot dans une même langue, David, 1757, t. IV, p.139, cité par Littré. Nous prenons ce terme non dans le sens de deux propositions, mais dans le sens de la structure entière du texte. Nous pourrions également parler de boucle, quoi que ce terme soit plus impropre que le premier – il s’applique à L’Ile des Pingouins, à Sur la pierre blanche, mais non à La Rôtisserie de la reine Pédauque ni à La Révolte des anges.

[2] Voir infra, III.1.1.d, p.399.

[3] Anatole France, La Rôtisserie de la reine Pédauque, Pléiade, tome II, p.198.

[4] Anatole France, La Rôtisserie de la reine Pédauque, idem.

[5] Voir note (page 9) de Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome I, p.1208 : “Fulgeo signifiant « luire, briller », le nom de Fulgence Tapir est une antithèse grotesque.

[6] Cela peut faire penser à Bouvard et Pécuchet de Flaubert.

[7] Anatole France, L’Ile des Pingouins, Pléiade, tome IV, p.11.

[8] Anatole France, L’Ile des Pingouins, ibid., p.30.

[9] Anatole France, L’Ile des Pingouins, ibid., p.37.

[10] Voir supra, I.1.1.a, p.29.

[11] C’est ici semble-t-il une fine allusion aux jardins d’Epicure…

[12] Anatole France, L’Ile des Pingouins, ibid., p.102. Cette vision du monde est conforme à celle réclamée par Lucrèce dans De Natura Rerum.

[13] Voir Anatole France, L’Ile des Pingouins, ibid., Livre IV, II, p.107-110.

[14] Anatole France, L’Ile des Pingouins, ibid., p.113-114.

[15] La dynamite n’a été inventée qu’en 1866-1867 par Nobel. Cet anachronisme est également une preuve de l’inertie universelle : le dynamitage est inévitable, ainsi qu’il sera décrit dans le Livre VIII de « L’Histoire sans fin ».

[16] Anatole France, L’Ile des Pingouins, ibid., p.189.

[17] Voir Anatole France, L’Ile des Pingouins, ibid., p.231.

[18] Voir supra, 1.2.4.b, p.192.

[19] Voir supra, III.1.2, p.404.

[20] Voir Anatole France, La Révolte des anges, Pléiade, tome IV, p.832.

[21] Anatole France, La Révolte des anges, ibid., p.838. C’est là la méthode que nous avons choisie pour inaugurer nos travaux. Voir supra, I.1.1, p.29.

[22] Voir Anatole France, « L’Humaine tragédie », Le Puits de sainte Claire, Pléiade, tome II, p.686 : “C’est par toi que je souffre et je t’aime. Je t’aime parce que tu es ma misère et mon orgueil, ma joie et ma douleur, la splendeur et la cruauté des choses, parce que tu es le désir et la pensée, et parce que tu m’as rendu semblable à toi. Car ta promesse dans le Jardin, à l’aube des jours, n’était pas vaine et j’ai goûté le fruit de la science, ô Satan ! […] Je sais, je vois, je sens, je veux, je souffre. Et je t’aime pour tout le mal que tu m’as fait. Je t’aime parce que tu m’as perdu. » Et, se penchant sur l’épaule de l’ange, l’homme pleura.

[23] Anatole France, Les Contes de Jacques Tournebroche, Pléiade, tome IV, p.268.

[24] Michel Corday, Dernières pages inédites d’Anatole France, Flammarion, Paris, 1927, p.90-91.

Précédent – III.2.1.c – Suivant >

image_pdfimage_print