II.1.2.b) Le Désir d’utopie, et la contre-utopie du Désir

II.1.2.b) Le Désir d’utopie, et la contre-utopie du Désir

 

On ne crée que dans l’ignorance et dans le rêve. On ne conçoit que dans les chaudes ténèbres du désir et de l’amour. Il n’y a que les utopistes qui aient raison pour l’avenir. Les sages, leur sagesse caduque périt avec eux. Les fous seuls ont des idées fécondes ; les fous seuls sont capables de changer le sort des hommes.”, Anatole France, M. Bergeret à Paris, Pléiade, tome III, p.483.

 

Dans l’horizon littéraire, Anatole France ne manque pas, à l’inverse de son engagement dans le réel, de changer le monde. Certes, il n’hésite pas à mettre le mythe au centre de son œuvre, ce qui est une manière de changer les choses. Mais plus précisément, notre auteur invente également un système utopique (ou même contre-utopique.)

Ce système de l’utopie – fondé pour la toute première fois par Thomas More[1] – révèle finalement une belle adéquation avec le Désir francien. Nous ne retracerons pas l’histoire littéraire du système utopique, mais force est de constater par exemple qu’Anatole France est l’une des influences directes d’un auteur comme Aldous Huxley[2], comme le précise d’ailleurs indirectement Marie-Claire Bancquart[3]. Ainsi, nous devrions pouvoir mettre en évidence les particularités de l’utopie francienne par rapport à celle de ses devanciers, afin de démontrer que l’engagement francien est finalement plus abouti et plus conforme à sa pensée dans le monde des mythes que dans le monde réel.

Ainsi, les problématiques mises au jour par Thomas More dans son Utopie sont encore d’actualité dans l’œuvre francienne. C’est là un premier point fondamental. En effet, Thomas More fonde son île d’Utopie[4] dans un souci de méditer sur les rapports existant entre la pensée et l’action, entre l’idéal et le réel, l’éthique et le politique, les mécanismes sociaux de l’oppression, de la tyrannie et enfin sur les moyens qui s’offrent à l’homme pour les maîtriser et finalement changer le monde[5]. Le modèle social qui résulte de ces interrogations illustre finalement une république heureuse calquée sur un système communiste avant la lettre ; les habitants haïssent la tyrannie, pratiquent une religion simple et tolérante, ont une vision du bonheur et de la vertu dans la ligne des stoïciens et des épicuriens, et méprisent les richesses. Ils organisent un système social fondé sur la justice, avec des journées de travail limitées à six heures par jour, une grande aide sociale, des loisirs importants, et la science et la culture sont au centre du système. L’île entière est une grande famille, le système est communautaire à l’extrême. Ceci entraîne des défauts inhérents à ce type de société, défauts mis en valeur par un Thomas More détaché de tout dogmatisme et sans trop d’illusion : l’esclavage est une nécessité pour les Utopiens qui fonctionnent sur un système d’aristocratie de la pensée (les literati), et les problèmes de surpopulation engendrés par l’insularité sont résolus au travers d’une politique de colonisation et d’impérialisme. Le système utopique chez More est donc intolérant à l’égard des autres systèmes. L’individu est subsumé à la collectivité et la guerre est pratiquée avec un cynisme grossier. L’harmonie et le bien-vivre ainsi planifiés sont extrêmement étouffants et donnent naissance à une inévitable uniformisation. L’idéalisme devient tyrannique et l’individu finalement quantité négligeable au service de la collectivité, c’est-à-dire au service d’une abstraction. Ainsi, peut-être le bonheur n’est-il pas planifiable. Nul ne peut l’ériger comme but social à atteindre par la force. Comme le souligne H. Desroche, l’un des buts avoués de l’utopie est de décrire la plausibilité d’un monde à l’envers, afin de dénoncer la légitimité des modèles sociaux du réel, censés représenter un monde à l’endroit[6]. L’utopie est bien sous-tendue par un refus du réel. Or, nous avons vu que la création francienne est elle aussi sous-tendue par ce refus du réel. Il est donc naturel qu’Anatole France soit lui-même passé par la création littéraire de l’utopie.

Si nous tentons de saisir les invariants de toutes les utopies littéraires, nous pouvons prouver qu’effectivement Anatole France s’inscrit dans cet héritage[7]. Il ne sera pas de notre objet de remonter ici aux utopies gréco-latines, ce qui nous emmènerait trop loin[8]. Simplement, il faut garder à l’esprit qu’entre cette première salve d’écrits utopistes et la deuxième que nous offre l’histoire littéraire, il se passe quinze siècles sans aucune mention à ce système[9]. Ce deuxième cycle des utopies a lieu, selon H. Desroche, de More (XVIe siècle) à la Révolution française[10]. Enfin arrive le troisième cycle des utopistes, dont Anatole France est partie intégrante[11]. Ainsi, face à ces trois cycles, H. Desroche ébauche une typologie de l’utopie, que nous reprendrons un peu plus loin afin de tenter de situer précisément Anatole France[12].

Ainsi, pour notre auteur, la société utopique est nécessairement pacifique, c’est-à-dire prise dans le grand vent darwinien de l’évolution tranquille, ou encore de l’inertie[13]. Comme nous allons le voir, elle est issue du paradoxe de la lente tabula rasa. L’action y prend un sens particulier :

“Et vous agissez, messieurs ? – Beaucoup. Et ce n’est que le commencement ! Nous agissons pour agir. Nous préparons l’action. – Qu’est-ce que l’action ? – Vous nous le demandez ! Mais cela s’explique de soi-même. L’action c’est de se jeter sur quelqu’un, c’est de tirer sur un ennemi, c’est de marcher au clairon. C’est principalement une chose militaire coloniale et nationale. […] Enfoncer sa baïonnette dans le ventre d’un nègre, c’est de l’action ? – Certainement. – Assommer dans le bois de Boulogne un ouvrier mécanicien qui crie : « Vivent les soldats ! Vive la République ! », c’est de l’action ? – Oui, c’est de l’action, et de la bonne. – Et découvrir le bacille de la tuberculose, le bacille du cancer [sic], et cultiver, atténuer ces invisibles destructeurs jusqu’à les rendre salutaires, et redonner ainsi la vie à des millions d’hommes, est-ce de l’action ? – Non. […] Agir, c’est détruire. […] On ne s’est jamais battu que par intérêt, pour le gain, pour acquérir de l’or, des terres, des esclaves. On imagine des prétextes, mais l’unique raison des guerres est le vol. Les croisades se firent au cri de « Dieu le veut ! » pour la conquête des territoires et le commerce des épices[14].”

Effectivement, dans l’utopie francienne, les guerres doivent finir, sinon l’humanité va à sa perte. Or, si elles devaient ne plus exister, c’est parce que les ordres économique et social auraient radicalement changé :

“Tant que l’état politique et social de l’Europe restera ce qu’il est, des causes de guerre se produiront nécessairement un jour ou l’autre. Les conditions économiques dans lesquelles nos aïeux ont vécu et auxquelles nous sommes encore soumis mettent forcément, de temps en temps, les peuples aux prises les uns avec les autres. Pour que la guerre cesse il faut que les conditions soient changées. […] Les hommes ne s’entr’égorgeront plus quand ils ne manqueront plus du nécessaire. Les loups ne se battent que quand ils ont faim. Et les hommes ne sont pas beaucoup plus méchants que les loups. Je vois à l’horizon la main noire du prolétaire lever sur le monde le rameau d’olivier[15].”

L’utopie francienne ne passe dès lors que par une vision marxisante du système social, ce qui est conforme aux sentiments de gauche pour lesquels Anatole France milite dans la vie réelle. L’utopie développée dans Sur la pierre blanche s’appuie ainsi cette particularité d’un monde unitaire, emprunt de justice sociale, et où les richesses sont disponibles pour tous. Cette satiété sociale à laquelle Anatole France aspire est l’une des facettes de l’assouvissement du Désir, qu’il ne voit pas possible dans le réel. Sur la pierre blanche est entièrement fondé par cette question, directement issue d’une appréhension darwinienne du réel :

“Dans les autres univers, dans ces mondes innombrables de l’éther, [les sociétés humaines ont-elles aussi pour fondement auguste l’avarice et la cruauté] ? Toutes les étoiles que je vois éclairent-elles des hommes ? Est-ce qu’on mange, est-ce qu’on s’entre-dévore par l’infini ? Ce doute me trouble et je ne puis regarder sans effroi cette rosée de feu suspendue dans le ciel. […] Je me dis que parfois la vie est belle. Car sans cette beauté, comment verrions-nous ces laideurs et comment croire que la nature est mauvaise sans croire en même temps qu’elle est bonne[16] ?”

Lorsque le narrateur, qui sort de 1903, se retrouve en 2270, la société est devenue une sorte de cité-jardin[17]. Anatole France remet en cause, dans cette utopie, les fondements économiques et gouvernementaux de la tourmentée Troisième République. Ces réflexions sont un trait récurrent de la littérature utopiste, selon H. Desroche.

Ainsi, le modèle social proposé par Anatole France est le suivant : d’une part, toutes les maisons se ressemblent et sont petites, selon le modèle des cités-jardins. Pourtant, elles sont recouvertes d’œuvres d’art, “ornées de peintures, de sculptures et de faïences éclatantes[18].” La culture est au centre des préoccupations de l’utopie. Ce déplacement drastique illustre ainsi que l’économie, c’est-à-dire la recherche du profit, est moins importante que l’art, autrement dit que la recherche de la beauté. L’homme s’est donc idéalisé, il est moins proche des choses matérielles, il s’est rapproché des idées. Ce trait est caractéristique de la plupart des utopies.

Les ouvriers sont heureux, même si la société est visiblement uniformisée :

“Vraisemblablement, ils étaient en habit de travail. Mais leur allure était plus légère et plus élégante que celle de nos ouvriers. Je m’aperçus qu’il y avait des femmes parmi eux. Ce qui m’avait empêché de les distinguer d’abord, c’est qu’elles étaient vêtues comme les hommes et qu’elles avaient des jambes droites et longues et, à ce qu’il me sembla, les hanches étroites de nos Américaines[19].”

Cette unisexualisation est un thème intéressant car il n’en est pas question dans les programmes socialistes des années 1900[20]. La révolution féministe a eu lieu et est entérinée depuis longtemps : les femmes sont belles et en bonne santé, bien qu’elles travaillent comme les hommes. Ceci prouve que les conditions de travail ne sont plus aussi difficiles qu’au début du XXe siècle. Il faut souligner que l’évolution darwinienne est en marche, ce qui tend à démontrer que l’utopie francienne n’est pas entièrement détachée du réel ; les humains ont changé, en 2270 car ils se sont adaptés à leur nouveau milieu :

“Je me confirmai dans cette impression que les femmes, bien qu’il s’en trouvât de fort épaisses et de très sèches et aussi beaucoup dont on ne pouvait rien dire, offraient en grand nombre un aspect d’androgynes[21]”.

Le monde reste également soumis aux techniques mises au service de l’humanité : les déplacements se font par machines volantes[22] et les encombrements bruyants sont bien finis, conformément à l’idée de la cité-jardin. On reconnaît, dans cette utopie, un prolongement des pensées de Berthelot[23] : “ La véritable loi des intérêts humains est une loi d’amour. La science proclame comme le but final de son enseignement la solidarité et la fraternité universelles[24].” De la même façon, les autos et les trams sont “transparents de vitesse[25].” Le progrès est bien synonyme d’un raccourcissement des distances et d’un changement des valeurs. On voit bien qu’utopie, anticipation et science-fiction sont trois enfants issus du même berceau.

L’ordre politique a lui aussi évolué vers une grande fédération européenne synonyme de paix et de stabilité[26]. Cette fédération des peuples remonterait au 28 juin 2050[27]. Le calendrier grégorien est d’ailleurs dissous – ce qui signifie que la religion chrétienne a vraisemblablement disparu. Anatole France croit finalement cette fédération possible, mais il la place un siècle et demi plus tard que le moment où il écrit Sur la pierre blanche. Les choses vont effectivement dans une lente inertie, et de toute manière, lui-même qui aspire à la paix s’exclue de ce moment doucement espéré. L’utopie est donc bien une manière d’assouvir le Désir sur un plan politico-social, tout en refusant l’ordre du réel quotidien[28]. D’ailleurs, M. Bergeret, à propos de Gallion, illustre parfaitement cette aspiration ontologique et utopique de France à l’unité sociopolitique, face aux scissions nationalistes :

“Les classes bourgeoises, qui épient avec une satisfaction naturelle les schismes du parti socialiste en France[29], auraient tort pourtant de croire que le collectivisme périra de ces dissentiments, graves sans doute, mais limités aux moyens d’action, et qui, loin de compromettre l’unité de doctrine, attestent au contraire l’acceptation d’un idéal commun par des hommes de tempéraments opposés[30].”

Ainsi, l’idéal utopiste de paix est fortement influencé chez Anatole France par la pax romana. Les Romains

“vénéraient les dieux des peuples conquis. Ils faisaient mieux : ils les identifiaient avec les leurs. […] Ce système d’identification était très philosophique, puisqu’il reconnaissait sous des formes diverses le même instinct d’adoration commun à toutes les races humaines[31]. Et il était politique, en ce qu’il opérait tout naturellement la fusion de la religion indigène avec la religion étrangère. L’Europe moderne aurait beaucoup à apprendre des contemporains de Cicéron et de Marc-Aurèle en politique coloniale et en charité du genre humain[32].”

Dès lors, le monde de 2270 décrit par Anatole France dans Sur la pierre blanche répond bien aux aspirations prophétiques de Bergeret :

“Il ne faut pas que nous renoncions à nos hautes espérances [de progrès de la civilisation et d’adoucissement des mœurs pour l’avènement de la paix universelle]. Il ne faut pas que nous cessions d’annoncer le triomphe prochain de la justice et de la paix. Si nous nous trompons, notre erreur même n’aura pas été inutile : il n’est pas tout à fait vain de réaliser en pensée la fraternité humaine. Une pensée est une action, et les conséquences de toute action sont infinies[33].”

A dire vrai, la fédération européenne de Sur la pierre blanche est née du cataclysme, le même qu’on peut trouver à la fin de L’Ile des Pingouins, dans « L’Histoire sans fin[34] ». Ce cataclysme illustre finalement que les racines d’une utopie puisent dans une tabula rasa : faute de ne pas faire de compromis raisonnable comme la pax romana, l’humanité va droit au néant d’une guerre ou d’une violence insoutenable. Seuls quelques idéalistes et autres utopistes – comme Bergeret – en ont la prescience, mais l’inertie mondiale est trop lourde pour ces quelques rêveurs. Ceci en dit long sur l’amertume d’un Anatole France engagé dans le réel. L’utopie aspire, elle, à ce monde d’après la table rase :

“Camarades, vous savez comment, en la dernière année du XXe siècle, le vieux monde s’abîma dans un cataclysme formidable et comment, après cinquante ans d’anarchie, s’organisa la fédération des peuples de l’Europe[35].”

Un certain millénarisme imprègne ainsi l’utopie francienne[36], renforçant les craintes ressenties par notre auteur face à la situation réelle et immédiate ; l’utopie n’est autre qu’un ailleurs assis sur le refus du réel[37].

Dans l’utopie francienne, en 2270, l’heure est au plein emploi, tandis que les conditions de travail sont très différentes des années 1900[38]. Face au productivisme à la manière de Taylor qui commence tout juste à émerger dans les années 1903[39], entraînant des conditions de travail extrêmement pénibles tandis que l’industrie et l’économie en seront révolutionnées, Anatole France oppose une vision angélique du travail. En effet, la condition du travailleur est soulagée par les machines, qui remplacent les travaux pénibles ; dans la boulangerie,

“avec un bruit vaste et tranquille, les machines travaillaient. Sous le dôme métallique, des sacs s’offraient d’eux-mêmes au couteau qui les éventrait ; la farine qu’ils perdaient tombait dans des cuves où de larges mains d’acier la pétrissaient, et la pâte coulait dans des moules qui, dès qu’ils étaient pleins, couraient s’enfourner sans aide dans un four vaste et profond comme un tunnel. Cinq ou six hommes au plus, immobiles dans ce mouvement, surveillaient le travail des choses[40].”

En fait, le travail s’est intellectualisé et les travaux pénibles ne sont plus faits à la main. D’autre part, c’en est fini de l’apprentissage spécialisé dans un métier manuel : en effet, il suffit d’un bon en papier pour rejoindre un travail, quel qu’il soit, qui consiste seulement en la maintenance des machines[41]. On assiste ainsi à un recentrage des activités, qui apportent moins de fatigue et une meilleure qualité de vie. Il en résulte que l’utopie francienne réclame un système social fondé sur un certain niveau culturel au moins pour maîtriser les machines, et offrant aussi suffisamment de temps aux travailleurs pour apprécier l’art et la culture, comme le dépeignent les œuvres d’art omniprésentes même à l’intérieur des usines. L’heure est à l’ultra-productivisme (la machine de la boulangerie produit à elle seule quatre-vingt mille pains par jour), mais dans la douceur. La satiété est l’une des conditions de la paix sociale, comme nous l’avons remarqué plus haut, et cette idée socialiste est mise en pratique dans l’utopie francienne.

Dans la société de Sur la pierre blanche, l’argent n’a plus cours. Lorsqu’on sait l’importance de l’économie et les récriminations qu’elle entraîne pour Anatole France[42], il est logique que notre auteur ait supprimé cet asservissement pour rendre à l’homme un certain honneur[43].

“Tu dois avoir faim. Si tu veux souper à la table publique, tu le peux. Si tu veux manger seul dans la chambre, tu le peux également. Si tu préfères manger chez moi avec quelques camarades, dis-le tout de suite. Et je vais téléphoner à l’atelier culinaire pour qu’on t’envoie ta part[44].”

Au centre de l’utopie francienne, il existe pourtant un collectivisme forcené, d’où une société et centralisée, et planifiée. L’utopie francienne est donc bel et bien une utopie socialiste. Cependant, si les camarades y vivent dans la satiété matérielle et culturelle, on peut se demander s’ils sont conformes à l’idée humaniste qu’Anatole France peut défendre par ailleurs en prônant la libre pensée et le détachement par rapport aux dogmes[45]. Il ne le semble guère, car au contraire, l’autonomie individuelle reste liée à une sorte d’impérialisme que nous pourrions qualifier de social, un peu à la manière de ce qui se passe sur Utopie chez Thomas More. Ainsi, les fugitifs qui s’échappent pour se rendre aux Etats-Unis d’Amérique sont des déserteurs, et ils reviennent presque tous[46]. Les camarades n’ont plus un nom et un prénom, mais seulement un prénom, cela augurant une certaine uniformisation[47]. D’ailleurs, l’individualisme – par contraste, la liberté de chaque individu à disposer de lui-même – est combattu jusque dans l’apparence physique. Les vêtements et la manière de se coiffer, sont identiques pour tous, au nom d’un rejet de l’étranger et de l’exotisme. Les Etats-Unis d’Afrique sont considérés avec dédain, et la barbe et les favoris y sont une dernière forme de tatouage, de rite où on accepte de posséder un corps : la barbe rend un hommage anthropologique à des forces animistes. Elle est un signe dépeignant la possibilité d’un certain démarquage individuel inacceptable dans un système collectiviste et donc uniformisé. Ainsi, le mythe utopique acquiert une valeur qui pourrait ressembler à une contre-utopie chez Anatole France, et la perfection se retourne contre elle-même.

La culture de la terre est intensive, les chimistes sont devenus cultivateurs[48]. Le monde reste utilitarisé, même si l’économie de marché en est absente. Cette contradiction apparente est résolue justement par un mythe de la satiété. Tout le monde est égal face à la compromission du ventre plein[49]. Est-ce à dire dans ce cas que nul n’a plus besoin de réfléchir, si l’assouvissement du ventre est le but de la forme sociale la plus parfaite qui soit ?

“La production surabondante que nous avons obtenue, nous la devons surtout au progrès des sciences. La suppression presque totale des classes urbaines fut aussi très avantageuse à l’agriculture. Les gens de boutique et de bureau se répartirent à peu près également entre l’usine et la campagne[50].”

De fait, dans cette utopie, les référentiels sociopolitiques que nous connaissons au XXe siècle ont tous disparus : “N’ayant plus ni tribunaux, ni commerce, ni armées, nous n’avons plus à proprement parler de ville[51].” Cette disparition de la ville, conforme aux phalanstères fouriéristes et à la cité-jardin, est la quintessence du mythe utopique de l’égalité absolue entre les hommes. Il en est fini de la ville qui corrompt – ce mythe étant issu d’une vision des Lumières du XVIIIe siècle – et il en est fini d’un centralisme élitiste qui laisse les ruraux et les asservis à l’écart. Dans cette cité protoplasmique, le centre est éliminé avec les fonctions économiques, militaires et pénales. Dans la satiété, la dilution est à son comble, le grand protoplasme du collectif a digéré l’individu au point qu’il ne sert plus à rien de commercer, ni de transgresser la loi, ni de guerroyer. Certes, la société est pacifique, la cité-jardin regorge de richesses matérielles. Mais à quel prix ? Faut-il diluer l’homme pour lui offrir la paix artificielle du gavage ?

Ceci reste la question contre-utopique posée, notamment, par Sur la pierre blanche. Ainsi, les communications sont immédiates : Anatole France avait déjà inventé le téléphone sans fil[52] ! Autre façon de dire que chacun peut être contrôlé à toute heure et à n’importe quel endroit. C’est une constante dans les sociétés utopiques ultra-collectivistes[53]. La langue elle-même s’est adaptée au milieu, elle est devenue abréviative et rapide, c’est-à-dire appauvrie. L’histoire est remplacée par les sciences[54], ce qui signifie que le temps n’est plus abordé de la même manière : si l’histoire est chez France l’expression des mythes sous-tendus par la passion des hommes, le monde en 2270 n’est plus aucunement passionnel : il ne s’y passe rien. Il est affadi, glacial de monotonie, et ne recherche plus que le progrès[55]. Or, la notion de progrès semble également tourner dans le vide : dans une société parfaite, c’est-à-dire parachevée et assouvie, que rechercher d’autre qu’elle-même ? Quelle valeur porte alors le temps, puisque les systèmes sociaux sont aboutis ? S’agit-il désormais de stagner dans l’illusion du ventre plein ?

“C’est la science qui a remplacé l’histoire. Les anciens historiens contaient les actions éclatantes d’un petit nombre d’hommes. Les nôtres enregistrent tout ce qui se produit et tout ce qui se consomme[56].”

Dès lors, l’histoire humaine se confond désormais avec le cours des productions. De là à réduire l’homme à un entonnoir à consommer, il n’y a qu’un pas. Mais n’est-ce pas là le principe d’une contre-utopie ?

De fait, la satiété semble débilitante pour l’humanité parce qu’elle ne considère pas le Désir comme éternel projet, toujours en mouvement. Un homme matériellement rempli, c’est un homme dilué et perdu. Dans cette contre-utopie, nous assistons ainsi à une sorte d’énième degré de la condition bourgeoise instiguée par le collectivisme montrant de manière contradictoire que le projet utopique risque de rester stérile dans ses fondements mêmes.

Ainsi, tout plaisir est résilié au profit de l’efficacité : la nourriture n’est pas mauvaise, donc insipide, et l’alcool est devenu prohibé car un prolétariat alcoolique est incapable de s’émanciper. L’hygiénisme est une grande préoccupation des systèmes utopiques, et le système francien n’échappe pas à la règle. Aussi la nourriture est-elle sous la menace de la cuisine chimique[57] mais heureusement sans succès pour l’heure. Simplement, les habitudes alimentaires ont évolué jusqu’à la recherche de l’équilibre des aliments caloriques et des aliments nutritifs. La notion de plaisir semble donc s’être déplacée dans la société utopique francienne. Il s’agit d’un plaisir de l’intellect, et non du corps. Aussi ira-t-on jusqu’à déstructurer l’organisme dans un souci hygiéniste, en supprimant le gros intestin de l’espèce humaine[58]. L’optimisation et l’utilitarisme touchent même l’organisme, l’esprit d’efficience finit par diligenter tout ce qu’il peut appréhender. D’ailleurs, le narrateur de Sur la pierre blanche se sent très seul, dans cette communauté : “Je m’apercevais que je ne les intéressais en aucune manière et qu’ils éprouvaient pour mes façons de penser une entière indifférence. Plus je leur faisais de politesses, plus je décourageais leur sympathie[59].” C’est logique, puisque les codes sociaux de la politesse sont phatiques, ils servent à établir un contact avec l’Autre dans une relation de respect et de reconnaissance mutuels. Or, dans une société ultra-collectivisée, l’individu n’a pas sa place, et ces rapports de reconnaissance mutuelle sont donc implicites, subsumés à l’appartenance au groupe. Ainsi, les rapports individuels sont inutiles. Seuls comptent les rapports à la collectivité. Les codes sociaux sont fondamentalement différents des nôtres : si Dufresne se sent seul et ignoré, c’est parce qu’il est intégré d’office, et qu’il n’est besoin pour personne de le lui signifier. Il s’agit là d’une mise en abyme, au sein d’un microcosme, de la pax romana poussée jusqu’à l’absurde. Dufresne, dès qu’il a mis le pied en 2270, a perdu son individualité pour appartenir au groupe. Automatiquement accepté, il est aussi automatiquement dilué, dépersonnalisé, dépossédé de son histoire, de ses passions, de ses Désirs : il est déshumanisé.

La contre-utopie francienne acquiert un pouvoir redoutablement critique sur un collectivisme dogmatique qui se serait plus ou moins substitué à toute autre forme de dogme. La centralisation est globale. Il suffit de constater comment s’est passée la genèse de ce nouveau monde[60]. Ce système d’anticipation décrivant cette genèse reste une sorte de conséquence mécanique des déficiences sociopolitiques réprouvées par Anatole France en ce tout début de XXe siècle. Car c’est bien du capitalisme que naît mécaniquement le socialisme et c’est bien d’un colonialisme belliqueux que naît mécaniquement le pacifisme, au travers d’une internationalisation qui équilibre les forces en puissance et ruine les dissensions au travers d’un destin commun. La place du capitalisme dans cette genèse est centrale et produit le socialisme comme si ce dernier était inscrit dans ses gènes les plus profonds :

“Les capitalistes et les patrons essayèrent vainement, par des groupements gigantesques, de régler la production et d’anéantir la concurrence. Leurs entreprises mal conçues s’abîmèrent dans d’immenses catastrophes. Durant cette période d’anarchie la lutte des classes fut aveugle et terrible[61]. Le prolétariat, accablé par ses victoires autant que par ses défaites, écrasé par les débris de l’édifice qu’il renversait sur sa tête, déchiré par d’effroyables luttes intestines, rejetant avec une violence aveugle ses chefs les meilleurs et ses amis les plus sûrs, combattait sans ordre, dans les ténèbres. Cependant, il gagnait sans cesse quelque avantage. […] Le prolétariat avait pour lui la force des choses[62].”

Une sorte de déterminisme – Darwin, encore – rend le socialisme inéluctable, comme une évolution inhérente au capitalisme. L’utopie francienne est donc bien fortement imprégnée de transformisme ; sa conception de basculement mécanique par l’action prolétarienne d’un système capitaliste à un système collectiviste n’est pas en soit d’une grande nouveauté[63].

Par ailleurs, la puissance des moyens de communication – et donc de propagande – joue un grand rôle dans le combat collectiviste francien. Il devient ni plus ni moins une nouvelle forme d’apostolat. On assiste bien à l’émergence d’une dialectique subversive entraînée par les nouveaux moyens de communication – qui, au passage, étaient fortement prophétique.

“La télégraphie et la téléphonie sans fil étaient alors en l’usage d’une extrémité de l’Europe à l’autre et d’un emploi si facile que l’homme le plus pauvre pouvait parler, quand il voulait et comme il voulait, à un homme placé sur un point quelconque du globe. Il pleuvait à Moscou[64] des paroles collectivistes. Les paysans russes entendaient dans leur lit les discours des camarades de Marseille et de Berlin[65].”

Puisque la parole et les idéaux peuvent passer les frontières, les frontières sont abolies : il ne s’agit là que d’une anticipation un tant soit peu allégorique de l’Internationale. Quant aux mouvements nationalistes qui connaissent des soubresauts, ils sont littéralement balayés par la grande marche en avant. De fait, il s’agit davantage d’une révolution endémique que d’une tabula rasa immédiate et violente, à l’inverse de la révolution française. Et pourtant, c’est bien d’une tabula rasa dont il s’agit, réussissant à prendre son temps dans un pacifisme relatif jusqu’à la dictature des Quatorze régulant le phénomène du collectivisme. L’Etat fédératif (ou fédéral) européen, dans l’utopie francienne, n’apparaît guère démocratique ou républicain, ni monarchiste d’ailleurs. Le modèle social ayant cours au début du XXe siècle est donc définitivement banni. L’utopie francienne, fortement immergée dans une conception marxiste des systèmes sociopolitiques, est une nouvelle voie pour l’humanité, qui semble nécessairement s’imposer au fil du temps, comme issu de la situation mondiale des années 1900.

Les fondements de la société utopique francienne sont issus de la disparition de la propriété individuelle des moyens de production de l’Etat[66] :

“Maintenant, il est également juste de dire que [l’état] possède tout et qu’il ne possède rien. Il est plus juste encore de dire que c’est nous qui possédons tout puisque l’Etat n’est pas distinct de nous et qu’il n’est que l’expression de la collectivité[67].”

De même, les heures de travail sont immédiatement converties en valeur en nature, tandis que l’organisation du travail est optimisée de façon drastique ; la société décrite ici par France est surtout excessivement organisée, tout ayant été prévu et calculé au plus juste : la société collective dépend fortement du progrès scientifique et industriel, et donc du progrès de l’éducation des masses[68].

“Toutes les études, toutes les recherches, tous les travaux qui concourent à rendre la vie meilleure et plus belle sont encouragés dans nos ateliers et dans nos laboratoires[69]. L’Etat collectiviste favorise les hautes études. Etudier, c’est produire, puisqu’on ne produit pas sans étude. L’étude, comme le travail, donne droit à l’existence. Ceux qui se vouent à de longues et difficiles recherches s’assurent par cela même une existence paisible et respectée[70].”

On songe ici à la pédagogie travailliste de Proudhon. Pour ce dernier, matière et esprit, homme et société, sont partie prenante d’un même processus dialectique et créatif, et la pédagogie qui en découle réclame des méthodes actives, une jonction entre apprentissage et école, une formation polytechnique, et surtout une intégration de l’éducation dans la pratique sociale[71]. Ainsi, l’utopie francienne descend sur cet aspect d’une tradition socialiste déjà mûrement réfléchie.

Cependant, une des interrogations principales d’Anatole France concerne finalement les valeurs morales et les vertus engendrées par le modèle utopique collectiviste. Il compare les valeurs républicaines à ces dernières[72]. L’égalité, la liberté et la fraternité sont, dans l’utopie francienne, réduites à néant :

“La liberté ne peut pas être dans la société puisqu’elle n’est pas dans la nature[73]. Il n’y a pas d’animal libre. On disait autrefois qu’un homme était libre quand il n’obéissait qu’aux lois. C’était puéril[74]. On a fait d’ailleurs un si étrange usage du mot de liberté dans les derniers temps de l’anarchie capitaliste, que ce mot a fini par exprimer uniquement la revendication des privilèges. L’idée d’égalité est moins raisonnable encore, et elle est fâcheuse en ce qu’elle suppose un faux idéal. Nous n’avons pas à rechercher si les hommes sont égaux entre eux[75]. Nous devons veiller à ce que chacun fournisse tout ce qu’il peut donner et reçoive tout ce dont il a besoin. Quant à la fraternité, nous savons trop comment nos frères ont traité leurs frères pendant des siècles. Nous ne disons pas que les hommes sont mauvais. Nous ne disons pas qu’ils sont bons. Mais ils vivent en paix quand ils n’ont plus de cause de se battre[76]. Nous n’avons qu’un mot pour exprimer notre ordre social. Nous disons que nous sommes en harmonie[77]. Et il est certain qu’aujourd’hui toutes les forces humaines agissent de concert[78].”

La tabula rasa a bien eu lieu. Des milliers de citoyens sont morts pour la sauvegarde de ces trois valeurs républicaines et de ces morts, il ne reste en 2270 aucune trace sinon une sorte de mépris. De fait, l’utopie francienne est à l’opposée de la république, elle demeure plutôt la quintessence de la dictature du peuple que réclamaient les bolcheviks en octobre 1917. C’est peut-être d’ailleurs pourquoi il n’est jamais fait mention par Anatole France de la composition de l’Etat. La société utopique collectiviste ressemble à une fourmilière, ni plus ni moins – si on considère la reine comme une pondeuse dénuée de tout pouvoir politique – dans laquelle chaque membre constitue la cellule d’un organisme supérieur, qui est la fourmilière elle-même[79]. Cette allure stigmégique illustre non seulement un déplacement des valeurs, mais aussi dirait-on un anéantissement de tout idéal. La notion de plaisir, la notion de recherche d’un absolu, ne sont pas abolies tout à fait, comme nous allons le voir, mais plutôt calibrée, prévisibles et prévues. Dans ce sens, il apparaît que l’autonomie individuelle est également bien mise à mal.

Même les cellules familiales sont dissoutes, puisqu’elles représentent vraisemblablement une entrave pour le lien direct qui doit exister entre l’individu et la collectivité.

“Nous savons en effet, me dit-elle, que le mariage subsiste chez les Cafres[80]. Nous, les Européennes, nous ne faisons point de promesses ; ou si nous en faisons, la loi l’ignore. Nous estimons que la destinée entière d’un être humain ne saurait dépendre d’un mot. […] Nous croyons qu’un être humain n’appartient qu’à lui seul. Nous nous donnons quand nous voulons à qui nous voulons[81].”

La volupté n’est pas absente de l’utopie francienne. De même, l’amour maternel existe encore, même si la race humaine tend à s’unisexualiser. La création de neutres qui ne se reproduisent pas serait une bonne chose pour la régularisation des naissances et pour la force de travail de la fédération[82]. Ainsi, dans ce monde, la famille est subordonnée aux lois de la production (et non de la reproduction.)

Les arts par contre connaissent un essor continuel. C’est logique, dans un système qui laisse du temps au loisir avec la journée de travail à six heures[83]. L’art a suivi le mouvement des mœurs. La poésie s’est déstructurée au profit d’une forme libre[84] : “Les poètes ne disent plus que des choses délicates qui n’ont pas de sens, et leur grammaire, leur langue leur appartiennent en propre comme leurs rythmes, leurs assonances et leurs allitérations[85].” L’art s’est libéré lui aussi de tout idéal, en même temps que de toute contrainte, et pourtant une aspiration réelle à l’art semble perdurer. Nulle part il n’est pourtant fait allusion à la beauté – le théâtre suit la courbe de l’évolution sociale et paraît s’être appauvri dramatiquement – sauf pour la musique, qui n’a jamais été “si belle ni tant aimée. Nous admirons surtout la sonate et la symphonie[86].” Ceci n’est guère étonnant, puisque l’organisation musicale est une mise en abyme fouriériste de l’organisation de la société, et on peut entrevoir là une certaine redondance idéologique. Les arts plastiques sont fondamentaux, mais ont pris une connotation décorative :

“Notre vie est plus claire et plus belle que la vie bourgeoise, et nous avons un vif sentiment de la forme. La sculpture est plus florissante encore que la peinture, depuis qu’elle s’est associée intelligemment à la décoration des palais publics et des habitations privées. Jamais on n’avait tant fait pour l’enseignement de l’art[87].”

Ainsi, même l’art est lui aussi devenu insipide.

Pour clore notre description de la société contre-utopique d’Anatole France, nous devons évoquer ce qui reste de la religion en 2270. Elle a également subi la même uniformisation que le reste, en acquérant paradoxalement une plus grande multiplicité : le christianisme s’est effacé au profit d’une multitude d’autres religions, que sont le positivisme et le scientisme (la religion de l’humanité étant une variante d’Auguste Comte et de Pierre Laffitte)[88], mais aussi le spiritisme[89]. Le christianisme est presque mort, grâce à la séparation de l’Eglise et de l’Etat – dont France reste un très fort partisan. On peut donc dire que la société utopique francienne est laïque, et que la tolérance religieuse n’existe presque que formellement, pour ne pas attiser la révolte populaire.

Nous venons d’effectuer un bon tour d’horizon de la société de 2270 telle qu’elle est inventée par Anatole France. Mais la question fondamentale qu’elle pose est celle de savoir si les gens y sont heureux.

Cette société, bien qu’elle soit géographiquement très large, demeure recluse, repliée sur elle-même, ce qui semble ne pas la renouveler beaucoup[90]. Et pour cause : le bonheur reste également un idéal battu en brèche par la science et par la collectivité :

“Il n’est pas dans la nature humaine de goûter un bonheur parfait. On n’est pas heureux sans effort et tout effort comporte la fatigue et la souffrance[91]. Nous avons rendu la vie supportable à tous. C’est quelque chose. Nos descendants feront mieux. Notre organisation n’est pas immuable[92].”

La contre-utopie francienne, où l’homme n’est pas le point final de l’évolution, est donc nécessairement tiède. Nous n’assistons pas à un retour de l’Eden sur la terre et les camarades sont davantage insipides que béats. L’homme n’est pas un animal de bonheur et la société s’est vue évoluer lentement mais sûrement, mécaniquement, automatiquement, comme si cette évolution était subie par les hommes plutôt que suscitée par eux. Aussi la perfection sociale n’est-elle pas de ce monde et c’est vraisemblablement pour cela que l’utopie francienne n’est qu’une demi-réussite. Certes, il en est fini des guerres et de la corruption, ce qui est déjà beaucoup. Mais que sont devenus les humains, sinon de simples cellules d’un ensemble collectif plus vaste qui les régule finalement de façon relativement abstraite ? Il n’est plus besoin de dieu ni de commerce, puisque la collectivité apporte la satiété matérielle et l’illusion de la satiété spirituelle. Le monde est optimisé, mais il n’est pas le meilleur, il reste simplement le moins pire.

Reprenons alors la structure proposée par H. Desroche[93], qui classe les systèmes utopiques en trois mouvements.

Le premier est l’alternance entre le rêve et la réalité. Anatole France joue ce jeu de manière explicite : Dufresne se retrouve en 2270 alors qu’il est sensé dormir : accomplit-il là un rêve prophétique, où s’agit-il d’une assertion surréelle du futur dans le présent – ou du présent dans le futur ? Mystère. Cette alternance entre rêve et réalité donne à l’utopie francienne une saveur particulière : elle n’est pas dogmatique, même si elle met en mouvement des schémas socialistes marxistes ou proudhoniens. Elle permet à l’auteur de garder avec elle une distance salutaire vis-à-vis du dogme, sans fondre dans l’excès : Anatole France reste sceptique et relativise par-là même son analyse[94], d’où une grande liberté de parole et de jugement. Nous sommes bien au cœur d’un système contre-utopique.

Le second trait distinctif de l’utopie est, selon le système de H. Desroche, l’altercation. Elle apporte doute et soupçon, et donc distance critique au-delà de la spécificité organique de la société utopique. L’utopie sert à dénoncer le réel, en le critiquant et en lui décrivant ses manques. Anatole France met bien cette dimension récriminatrice fondamentale dans l’utopie de Sur la pierre blanche, comme dans celle de « L’Histoire sans fin » de L’Ile des Pingouins. Il dénonce – mais nous n’allons pas y revenir – le capitalisme belliqueux et corrompu, la république instable nourrissant ses intérêts particuliers, le système judiciaire abusif, le colonialisme qui engendre les guerres et la souffrance, l’éducation privée réservée à une élite, la mainmise de la religion sur les rouages de l’Etat, l’individualisme triomphant au service d’une économie impérialiste, etc… Son œuvre utopique a donc bien une dimension critique vis-à-vis du réel, et entraîne l’altercation. L’utopie a aussi une valeur exemplaire et morale (moralisante ?), qui donne naissance par sa critique sociale à une mise en garde autant qu’à de nouvelles aspirations.

Enfin, l’utopie offre la possibilité de l’alternative. Il n’est pas exclu que l’imagination prenne le pouvoir. L’utopie forme un projet social, une stratégie. C’est ici peut-être qu’Anatole France acquiert une certaine autonomie dans l’histoire littéraire de l’utopie : son système ne prône pas la réussite absolue qui réhabilite un Âge d’or. Au contraire, notre auteur se retrouve bloqué par la condition humaine, toujours inapte au bonheur. C’est une alternative palliative, et non un système sans faille qu’il propose. Dire que l’utopie francienne est une contre-utopie n’est donc pas usurpé : peut-on projeter la société de 2270 en 2500 ? Que sera-t-elle ? En l’an 5000, l’homme tel qu’il existe encore en 2270 sera remplacé ; il sera vraisemblablement sans gros intestin, et peut-être même sans sexe. Peut-on prétendre dans ce cas, si nous suivons la pensée francienne, prévoir une société si lointaine – puisqu’une révolution brutale est vouée à l’échec dans un système darwinien – alors qu’elle ne concernera plus des humains ? L’ailleurs de l’utopie est donc à double tranchant. D’une part, les rêves caressés par le collectivisme offrent une alternative à une Troisième République bien instable et rongée par la corruption, tandis que se profile une guerre imminente. D’autre part, si nous retirons de l’humanité corruption et guerre, souffrance et pauvreté, cela sera-t-il une condition sine qua non à l’apparition du bonheur sur la terre ? La réponse d’Anatole France à cette question semble bien amère.

C’est dire combien l’utopie, dans le parcours francien, ne demeure qu’une étape, mais que le logos n’est pas dévoilé par la prospective sociale ou politique. Si le corps est assouvi, en utopie, au point que plus personne n’a besoin de nourriture, ni d’amour, ni de beauté, ni d’idéal, il semble que le Désir reste bloqué dans ses élans. D’ailleurs, la contre-utopie de Sur la pierre blanche se clôt ainsi, alors que la réponse à la question ontologique du Désir reste à l’état latent :

“Sans doute nous n’en sommes plus à l’imbécillité furieuse de l’ère close, et le domaine entier de la psychologie humaine est désormais affranchi des barbaries légales et des terreurs théologiques. Nous ne nous faisons plus une fausse et cruelle idée du devoir. Mais les lois qui règlent l’attrait des corps pour les corps nous restent mystérieuses. Le génie de l’espèce est ce qu’il fut et ce qu’il sera toujours, violent et capricieux. Aujourd’hui comme autrefois l’instinct est plus fort que la raison. Notre supériorité sur les anciens est moins de le savoir que de le dire. Nous avons en nous une force de créer les mondes, le désir, et tu veux que nous puissions la régler. Nous ne sommes plus des barbares. Nous ne sommes pas encore des sages[95].”

Dès lors, l’alternative n’existe peut-être pas dans le domaine du Désir francien. La collectivité a arasé l’individu au sein du groupe, a établi le culte de la forme au détriment de la quête herméneutique du fond, tandis que prédomine toujours la flamme impérieuse et ontologique du Désir, jamais assouvi malgré le degré de perfection de la nouvelle société utopique. Cette perfection est donc toute relative. Elle est peut-être le signe que l’imaginaire est effectivement le plus profond et le plus pur des actes humains, et que la fondation du mythe est donc à la base de tout engagement, qu’il soit politique, social ou moral. Cependant, cette fondation ne reste encore qu’une étape intermédiaire dans la quête du logos dévoilé. La réalité charnelle se fait encore plus présente dans l’utopie, car le corps y est à sa phase d’assouvissement. Mais malgré tout le bonheur n’est pas encore atteint.

Même dans l’ailleurs de l’utopie persiste le besoin d’un ailleurs pour Dufresne. Ce besoin a disparu chez les camarades : n’est-ce pas la preuve de leur extinction proche ? Peut-être l’utopie francienne est-elle donc l’expression d’une quintessence sociale, mais certainement pas d’une quintessence anthropologique.

En d’autres termes, la réponse au doute francien ne semble pas se trouver dans les systèmes sociaux, politiques et économiques. Il demeure un domaine dans lequel l’utopie semble avoir régressé, c’est celui de l’art et de l’imaginaire. Si les camarades semblent attachés à l’art et à la beauté, ils ne parlent que de forme, mais jamais d’idéal esthétique. Quant à leurs rêves, ils n’en font jamais allusion. En tant que cellules d’un grand tout, qu’ont-ils de si différents d’une société de termites ou de fourmis vivant en stigmergie ? Les conséquences d’une société de satiété semblent fortement critiquées par Anatole France : finalement, ces camarades ne sont-ils pas devenus, au sein de l’expression même d’un système socialiste, des grands bourgeois ? Leur autosatisfaction, leur mépris des autres, leurs vies sans relief, n’empêchent pas l’existence d’anarchistes. Ces derniers sont nombreux, ardents, intelligents. Ce sont eux qui d’ailleurs possèdent le savoir et le divulguent. Mais ils réclament la destruction totale de la civilisation pour atteindre le degré suprême de l’harmonie spontanée. S’agit-il d’une malice d’Anatole France ? Car à bien y réfléchir, les fondements de son utopie sont eux-mêmes plus ou moins anarchistes[96]. Si cet anarchisme est mis en échec dans la quintessence de son effectuation, que lui reste-t-il sinon une violente remise en cause qui détruirait l’idée et le principe mêmes de la société ? On arrive à un non-sens plus ou moins aporétique : il est en effet hors de question de livrer l’homme à l’anarchie complète, sous peine d’assister au retour à la violence. Dès lors, la solution de l’abêtissement par la satiété semble une sorte de renoncement palliatif à l’essence humaine, et donc un appel au renouvellement de l’espèce humaine à travers la mécanique de l’évolution. Entre temps, le seul bonheur possible restera issu de l’ignorance, de l’imbécillité due à l’autosatisfaction, et du leurre du progrès scientifique et industriel. Ainsi semble être fondée la contre-utopie francienne, fort pessimiste au demeurant quant à la destinée humaine d’un point de vue social et politique : “Ce qui sera, c’est ce qui fut[97].”

Mais sans doute existe-t-il d’autres alternatives pour Anatole France que celle proposée par l’utopie. Pour combattre l’échec, paradoxalement, l’ailleurs n’est-il pas à rechercher hic et nunc, en fondant le Désir toujours impérieux comme un état nouveau de l’imaginaire, dépassant l’inéluctabilité darwinienne d’une destinée malheureuse[98] ?

 


[1] Voir Thomas More, Utopie (De optimo reipublicae statu deque nova insula Utopia libellus, 1516), trad. M. Delcourt, Flammarion, Paris, 1987.

[2] Voir Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes, 1932.

[3]Il n’est pas nécessaire d’être obscur pour être un bon écrivain, ni d’être pédant pour avoir un point de vue intéressant sur le monde. Peut-être le temps est-il venu, pour France, maintenant que les querelles suscitées autour de lui sont elles aussi rentrées dans le passé, d’être mis à son rang. Jules Renard, Giraudoux, Huxley, Supervielle et Queneau estimaient que c’était l’un des premiers rangs. Ils ne sont pas des cautions négligeables.”, Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome I, p.XCVI.

[4] L’insularité est une thématique connexe des systèmes utopiques. Anatole France ne s’y est pas trompé, dans son L’Ile des Pingouins.

[5] Voir notamment : Gérard Defaux, Encyclopaedia Universalis, article « Thomas More », 15-757a. Voir M. de Gandillac, Genèses de la modernité, Cerf, Paris, 1992, p.559 et sqq. Voir enfin G. Marc’hadour, L’Univers de Thomas More, Paris, 1963.

[6] Voir H. Desroche, Les Dieux rêvés. Théisme et athéisme en Utopie, Cerf, Paris, 1972.

[7] Nous prendrons en compte ici M. Bergeret à Paris (1901), Sur la pierre blanche (1905) et L’Ile des Pingouins (1908).

[8] Par exemple, le jardin d’Alkinoos décrit par Homère dans Odyssée, VII, ou l’utopie de Platon dans La République ou Les lois, ou encore celle d’Aristophane dans L’Assemblée des femmes ou d’Ovide dans Les Métamorphoses. Voir sur ce sujet J. Servier, Histoire de l’utopie, Gallimard, Paris, 1967, rééd. 1991, et L’Utopie, Que sais-je ?, P.U.F., Paris, 1979.

[9] Il semble en effet que c’est le champ de l’imaginaire religieux qui prend le pas sur l’imaginaire utopique.

[10] On citera Erasme de Rotterdam avec son fameux Eloge de la folie (1511), mais aussi la non moins fameuse Cité du Soleil de Campanella (1623), ou encore La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon (1627). Au XVIIIe siècle, l’utopisme français prend le pas sur l’utopisme anglo-saxon. C’est le cas pour Fénelon (Télémaque, 1699), Voltaire (Candide, 1758), Fontenelle (La République des philosophes, 1768), Bernardin de Saint Pierre (Arcadie, 1781), ou même de Diderot (Supplément au voyage de Bougainville, 1796.) Nous n’oublierons pas de mentionner Les Voyages de Gulliver de Swift (1726).

[11] Ces utopistes post-révolutionnaires sont surtout anglo-saxons : E. Bellamy (Looking Backward, 1888), W. Morris (News from Nowhere, 1891), ou encore T. Hertzka (Frieland, 1890.) Pendant ce temps, un courant de contre-utopistes se fait jour : B. Lytton (The Coming Race of the New Utopia, 1870), S. Butler (Erewhon, 1872-1901), ou encore A. Huxley (Brave New World, 1932) et G. Orwell (1984, 1949). Ensuite, il apparaît que la science-fiction prend le pas sur l’utopie.

[12] H. Desroche voit comme thématiques récurrentes de toutes les utopies, la famille et la sexualité, la propriété et le mode d’appropriation des biens, l’économie, le gouvernement, la religion et les modes de festivité culturelle ou cultuelle. Nous allons voir que hormis le gouvernement, dont la description reste floue, Anatole France évoque effectivement chacune de ces thématiques, ce en quoi il s’inscrit bel et bien dans la tradition utopique.

[13] Voir infra, III.2.1.c, p.459.

[14] Anatole France, Monsieur Bergeret à Paris, ibid., p.460-462.

[15] Anatole France, ibid., p.463.

[16] Anatole France, Sur la pierre blanche, Pléiade, tome III, p.1099.

[17] Cette thématique n’est pas une invention francienne. On la retrouve en 1898 sous la plume du socialiste anglais Ebenezer Howard, dans son livre Tomorrow : a Peaceful Path of Real Reform, titré dans son édition de 1902 Garden-cities of Tomorrow. Il s’agit de définir un nouvel ordre de l’habitat humain en milieu industriel, répondant à des critères idéalistes hygiénistes, culturels, et politico-sociaux. La cité-jardin met en œuvre des petites unités urbaines de 30.000 habitants gravitant autour d’une unité centrale de 58.000 âmes. Le Corbusier, tenant des grandes unités urbaines très denses, qualifiait ces cités-jardins –à la ceinture verte inaliénable – de pure utopie pré-machiniste, palliatif de panique.

[18] Anatole France, Sur la pierre blanche, ibid., p.1102.

[19] Anatole France, idem., p.1102.

[20] Ce thème du féminisme est à tort attribué à l’utopiste Fourier, mais il serait né sous la plume de Dumas fils en 1872 dans La Princesse Georges. Il aurait emprunté le terme de féminisme à la médecine, en 1870, qui définissait ainsi une maladie hormonale stoppant le développement de la virilité de certains hommes. Le féminisme en lui-même connaît une nette émergence dans les années 1890, avec l’avènement de la Troisième République. Les femmes proclamaient alors l’égalité des femmes et des hommes, ainsi que le droit de leur ressembler : on évoquait effectivement une neutralisation de la différence sexuelle. Cette lutte sociale – lutte au même titre que les mouvements ouvriers – était née des idéaux utopistes de Saint-Simon et de Fourier (voir les Déclarations des Droits de la Femme d’Olympe de Gouge, en 1830). C’est bien ainsi qu’Anatole France décrit l’année 2270. Sur ce sujet, voir G. Fraisse, Muse de la raison, la démocratie exclusive et la différence des sexes, Alinéa, Paris, 1989. Voir également L. Klejman & F. Rochefort, L’Egalité en marche, le féminisme dans la IIIème République, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques et éd. Des femmes, 1972.

[21] Anatole France, ibid., p.1103.

[22] L’aviation est encore un concept nébuleux en ce début de siècle. Nous rappelons que le mot aviation, inventé par Gabriel de la Landelle, ne date que de 1863, et que la première envolée d’un plus lourd que l’air est réussie en 1856 – il ne plane que sur une cinquantaine de mètres, il est vrai – grâce à Jean-Marie Le Bris. Quant au premier vol de l’histoire, revient-il à Clément Ader (le 9 octobre 1890 disent les uns, le 14 octobre 1897 disent les autres) ou aux frères Wright (17 décembre 1903) ? Nous le voyons, en 1905, lorsque Anatole France écrit Sur la pierre blanche, nous n’en sommes qu’aux balbutiements de l’aviation. C’est dire combien notre auteur est fasciné par les techniques modernes. Sur l’histoire de l’aviation, voir E. Petit, Nouvelle Histoire mondiale de l’aviation, Albin Michel, Paris, 1991.

[23] Marcelin Berthelot (1827-1907) est un important chimiste, militant du scientisme, découvreur notamment de la synthèse organique. C’est un ami personnel de Renan, avec qui il entretient une correspondance épistolaire.

[24] Cité par Anatole France, Monsieur Bergeret à Paris, ibid., p.467-468.

[25] Anatole France, Sur la pierre blanche, ibid., p.1104.

[26] C’est le sens de la fondation de l’Union Européenne, qu’Anatole France dans un souci rationnel et pacifiste, réclamait bien avant l’heure, comme on le voit ici.

[27] Ironie de l’histoire, c’est un 28 juin que sera déclarée la première guerre mondiale lorsque de jeune terroristes Serbes abattront à Sarajevo l’héritier du trône de Vienne François-Ferdinand de Habsbourg…

[28] En ce début du XXe siècle – et ce jusqu’en 1918 – l’Europe est en prise aux nationalismes les plus débridés offrant à l’idée de fédération européenne un goût particulier, sous-tendu par un refus de la guerre. Pourtant, cette idée paraît une fois encore être issue de l’utopisme de Saint-Simon, qui demande dès 1814 une unité politique de l’Europe tout en préservant l’identité nationale des peuples. Le nationalisme est par contre réfuté par le marxisme qui voit l’avenir au travers de l’internationale des peuples prolétariens : cette fédération européenne a donc également un sens marxiste, ce qui est intéressant à propos de l’utopie francienne vraisemblablement teintée de socialisme. Mais comme disait Bismarck au lendemain de sa victoire sur la France en 1871, « qui parle d’Europe a tort. » : c’est hélas ce qui se passera dans les faits jusqu’à la fin de la 2nde guerre mondiale. Voir J.-B. Duroselle, L’Idée d’Europe dans l’histoire, préface de J. Monnet, Dalloz, Paris, 1965.

[29] Voir supra, I.2.1.a., p.130.

[30] Anatole France, Monsieur Bergeret à Paris, ibid., p.472.

[31] Le syncrétisme combat la fragmentation dans une constante recherche du logos. Cette loi est employée par Anatole France jusque dans les paraboles politiques et utopiques.

[32] Anatole France, Monsieur Bergeret à Paris, idem., p.474.

[33] Anatole France, idem. Ces dernières paroles pourraient former une admirable définition de l’utopie selon Anatole France.

[34] Voir supra, I.2.4.b, p.192.

[35] Anatole France, Sur la pierre blanche, ibid., p.1103.

[36] Ce fait n’est pas anodin : millénarisme et utopie participent du même espoir. Dans le millénarisme, un certain messianisme est issu de l’attente d’un royaume de Dieu qui évincera la société et la religion établies, alors que dans l’utopie, les choses se passent de la même façon, mais sans l’ordre divin. On reconnaît dans cette disposition d’Anatole France à faire appel au cataclysme, un certain fouriérisme, c’est-à-dire un millénarisme laïque où le socialisme remplace avantageusement la religion (par exemple, Etienne Cabet (1788-1856), auteur du Voyage en Icarie (1840), identifie le communisme au nouveau christianisme.)

[37] Alors qu’Anatole France réfute, finalement, l’idée d’un Age d’or du passé, impossible dans une conception cyclique du temps, il ne reste pas moins qu’il caresse l’idée d’un futur parfait, même si ce dernier est transitoire s’il est aux prises avec le cycle des naissance-apogée-déclin-mort-renaissance. Ce n’est pas paradoxal, puisque dans le mythe – et l’utopie est un mythe – le monde francien est anthropocentriste, et donc le système social auquel l’utopie a donné naissance est fondé sur la raison. C’est tout à fait logique, et correspond à une autre forme d’assouvissement du Désir francien.

[38] Voir Anatole France, Sur la pierre blanche, ibid., p.1104-1105.

[39] Frederic Winslow Taylor (1856-1915) définit ses idées sur l’organisation scientifique du travail en 1903, dans son ouvrage Shop Management, c’est-à-dire deux ans avant la parution de Sur la pierre blanche. Elles portent principalement sur quatre points : la flânerie systématique et l’établissement concurrentiel de l’échelle des salaires pour combattre toute rêvasserie chez le travailleur ; le chronométrage ; la sélection de l’ouvrier ; une maîtrise fonctionnelle permettant de préparer le travail (standardisation, c’est-à-dire scission du travail en tâches minimales, à la chaîne, qui implique une méthode que le travailleur se doit de respecter à la lettre). Voir F.W. Taylor, Scientific Management, Comprising Shop Management, The Principles of Scientific Management and Testimony before the Special House Committe, 3 vol., Wesport, Connecticut, 1947. Sur l’étude et la critique du taylorisme, voir A. Ogus, L’Organisation du bureau d’études, Paris, 1966. Voir aussi L.-F. Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932, in Œuvres romanesques, Pléiade, tome I, Gallimard, Paris, 1981, p.223-227, l’épisode de l’usine Ford de Détroit.

[40] Anatole France, Sur la pierre blanche, ibid., p.1105.

[41] De fait, nous sommes, dans le XIXe siècle, en plein machinisme. Dès 1830, on commence couramment à utiliser des machines à vapeur dans l’industrie textile – les self-acting machines – tandis que l’industrie lourde en métallurgie découvre les laminoirs et le marteau-pilon à vapeur. Cependant, il faut bien remarquer que les progrès en matière d’automatisation des tâches restent très lents, avant deux étapes fondamentales : en 1865, et en 1880-1895. On passe ainsi de la machine à vapeur à la turbine à vapeur (Gustaf de Laval, 1876, et C.A. Parson, 1888.) On commence aussi des recherches vers le moteur à combustion interne (Beau de Rochas, 1862, inventeur du cycle à quatre temps, et Rudolf Diesel, 1897). Gramme introduit dans l’industrie la dynamo électrique en 1869, mais qui reste encore tributaire des turbines à vapeur. La machine-outil connaît son véritable développement, surtout aux États-Unis, et facilite beaucoup la fabrication des pièces qui entrent dans les machines : fraiseuse universelle de S. G. Brown et L. Sharpe (1862), tour semi-automatique à tourelle revolver de Hartness (1862), tour automatique de Spencer (1870), machine à tailler les engrenages coniques de Gleason (1874), machine à rectifier universelle de Brown et Sharpe (1876), machine à tailler les engrenages droits de Fellow (1896). Mais nous n’en sommes encore que là, c’est-à-dire très loin de la description du travail que fait Anatole France en 1903. Voir sur ce sujet B. Gille, Histoire des techniques, technique et civilisation, technique et science, Gallimard, Paris, 1978, rééd. 1993.

[42] C’est l’un des thèmes les plus importants de Histoire contemporaine. La corruption remontant jusque dans les sphères du pouvoir, est très bien décrite – avec une grande ironie – dans L’Ile des Pingouins, dans tout le Livre VII.

[43] Cette idée est typique de l’utopie socialiste. “Se référant principalement à des grandeurs physiques (poids, capacité, longueur, surface, etc.), la planification a minimisé le recours aux catégories monétaires. Dans les économies centralement planifiées, la monnaie a été utilisée essentiellement comme numéraire, pour traduire dans une unité commune les grandeurs physiques du plan. Mise en circulation par une banque centrale, unique centre bancaire du pays, la monnaie n’a joué aucun rôle actif dans l’économie. De ce fait, les données monétaires et financières de l’activité économique n’avaient, dans le système traditionnel de planification, qu’une signification formelle.” Voir Marie Lavigne, Les Economies socialistes soviétique et européenne, Armand Colin, Paris, 1983, p.42. Au plus haut point de l’utopie, la monnaie est remplacée par un système élaboré de troc, où le temps de travail est converti en avantages en nature. C’est ce que prônera le trotskisme vers 1905. Preobrajenski, dans Le Papier-Monnaie à l’époque de la dictature du prolétariat (1920), aborde la question de l’économie de transition et celle de la disparition de la monnaie, afin d’établir une stricte égalité entre les travailleurs. On constate que ces solutions extrêmes ne sont réellement discutées, de manière politique, que dans les années 1920. Elles n’aboutiront d’ailleurs jamais.

[44] Anatole France, Sur la pierre blanche, ibid., p.1106.

[45] Voir supra tout au long de la partie I.

[46] Anatole France, Sur la pierre blanche, ibid., p.1106.

[47] C’est évidemment contradictoire avec un assouvissement du Désir francien, qui est ontologique, et donc fortement individuel. L’utopie francienne est donc teintée d’une certaine amertume, et Anatole France est, une fois encore, loin de plonger dans le dogme : il reste distant vis-à-vis de sa propre utopie.

[48] Il est inutile de souligner combien cette vision des choses est prophétique…

[49] Et pourtant, et c’est peut-être bien là ce que veut démontrer Anatole France, cela peut-il concurrencer un assouvissement du Désir ? La distance que prend Anatole France vis-à-vis de son œuvre, en illustrant les dangers d’un scientisme par trop primaire et pourtant sans limite, montre bien un doute sous-jacent. Anatole France ne vend pas son âme à l’utopie socialiste.

[50] Anatole France, Sur la pierre blanche, ibid., p.1107.

[51] Anatole France, Sur la pierre blanche, ibid., p.1108. En fait, il s’agit là d’une aberration issue finalement d’une mise en exergue absurde de la conception utopique phalanstérienne de la ville de Fourier (et aussi d’Owen et de Cabet). En effet, dans ce système, la ville est conçue non comme unité centralisante d’habitation, d’industries et de services, mais comme un endroit façonné par les liens existant entre dispositifs territoriaux et liens sociaux. La ville est une association de production au sein de laquelle vivent les travailleurs en communauté, et dans laquelle l’architecture, le fonctionnement et le principe social sont traités tout ensemble. Le principe phalanstérien mène donc aux suggestions philanthropiques de logement social et aux colonies ouvrières. C’est une façon fondamentale de revoir les fondements qui mènent les conceptions de la ville en la seconde moitié du XIXe siècle : la ville y est vue comme corruptrice, incitant aux affaires et à l’argent malhonnêtes, et aux malheurs sociaux. De même, la ville phalanstère est un refus du centralisme des idées. (Victor Hugo, dans le Paris-Guide de 1867, définit la capitale ainsi : “Depuis les temps historiques, il y a toujours eu sur la terre ce qu’on nomme la Ville. Urbs résume orbis. Il faut le lieu qui pense. […] La fonction de Paris, c’est la dispersion de l’idée.”) Cela fait de la campagne un lieu arriéré, asserVIet conservateur – alors que la France est un pays éminemment rural au XIXe siècle. Ce fait inégalitaire est évidemment rejeté dans une vision fouriériste de la société. Sur ce sujet, voir M. Roncayolot & T. Paquot dir., Villes et civilisation urbaine. XVIIIe-XXe siècle, Larousse, Paris, 1992.

[52] Voir Sur la pierre blanche, p.1108 : “Le téléphone sans fil rend les routes sûres à toute heure. Nous sommes tous munis de défenses électriques.

[53] Voir G. Orwell, 1984 pour s’en convaincre.

[54] C’est fondamental chez Anatole France qui réfute justement toute appréhension scientifique de l’histoire, puisque pour lui l’histoire ne saurait exister que dans le mythe. “Il se peut […] que l’histoire contracte un jour la rigueur d’une science mathématique. Elle y perdra son caractère, son génie et jusqu’à son nom. Il faudra l’appeler non plus histoire, mais statistique.”, Monsieur Bergeret à Paris, ibid., p.468.Voir supra, I.2.4.b, p.192.

[55] Voir supra, I.2.4.a, p.183.

[56] Anatole France, Sur la pierre blanche, ibid., p.109.

[57] Cette préoccupation tourmente Anatole France, qui en fait déjà mention dans La Rôtisserie de la reine Pédauque, à propos des recherches pernicieuses d’Astarac sur la nourriture. On reconnaît là encore un héritage du scientisme de Marcelin Berthelot.

[58] Il va de soi que cet organe est symbolique, puisqu’il représente la profondeur abjecte des entrailles, le lieu organique de la fermentation excrémentielle. Pour Anatole France, cela représente le dernier lien qui existait entre ces surhommes et le genre des mammifères, le dernier dénominateur commun entre le XIXe siècle et le futur : supprimer le gros intestin, c’est supprimer une certaine manière d’héritage génétique commun à toutes les espèces, et c’est faire de l’homme du futur une sorte de monstre propret de l’évolution.

[59] Anatole France, Sur la pierre blanche, ibid., p.1110.

[60] Voir Sur la pierre blanche, p.1110-1115.

[61] Ce discours est extrêmement teinté de marxisme. Une vision utopique du futur ne pouvait guère, au début du XXe siècle, échapper à ce type d’analyse politique. Anatole France prendra pourtant ses distances avec le marxisme au lendemain de la révolution russe prolétarienne, vers 1922, quand s’ouvrira l’ère des procès, car il verra que ce type de système comporte lui aussi de nombreuses failles. (La journaliste Louise Bodin écrira, dans L’Humanité du 10 février 1923 : “Anatole France n’a jamais été, que je sache, du P.C. […] Son dilettantisme anarchique, son scepticisme supérieur […] le laissent tout à fait en dehors de nos doctrines et de nos luttes.” (voir conclusion, infra, p.499) cité par Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome IV, p.LVIII-LIX.)

[62] Anatole France, Sur la pierre blanche, ibid., p.1113.

[63] Sur les problématiques posées par le changement social, on consultera par exemple R. Bourdon, La Place du désordre, P.U.F., Paris, 1984, et J.A. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Payot, Paris, 1951, rééd. Augm. Payot, 1990.

[64] Moscou est encore, à la fin du XXe siècle, assujetti au tsarisme, fait inattendu lorsqu’on sait au contraire que la Russie a été, de 1905 à 1917, le premier état du monde à subir une révolution communiste. Voir R. Portal dir., La Russie industrielle de 1881 à 1927, C.D.U., Paris, 1976.

[65] Anatole France, Sur la pierre blanche, ibid., p.1114.

[66] Cette thématique est pratiquement toujours présente dans les systèmes utopistes. Un des principaux instigateurs de ce système de pensée est Morelly, une des influences les plus importantes de Babeuf. Voir Le Code de la nature (écrit vers janvier 1755), Editions sociales, 1953. Morelly considère la propriété privée comme l’unique source des maux de l’humanité, que ce soient les maux historiques, moraux et politiques; une société prospère et pacifiste ne saurait accepter la propriété privée, “sujet infaillible de discorde” (p.75). Dans Le Naufrage des isles flottantes ou basiliade du célèbre Pilpaï, Messine, Société des libraires, 1753, il affirme, p.84 : “Discourez tant qu’il vous plaira sur la meilleure forme de gouvernement. Tant que vous n’avez pas coupé la racine de la propriété, vous n’avez rien fait, votre république tombera un jour dans l’état le plus déplorable.

[67] Anatole France, Sur la pierre blanche, ibid., p.1116. De fait, la collectivisation des moyens de production est pratiquement une constante dans les économies socialistes. Par exemple, entre 1928 et 1936, l’état soviétique a obligé les paysans par la force à former des coopératives agricoles (kolkhoz et sovkhoz). Tout le capital privé a été transféré à l’Etat, y compris par confiscation. La propriété d’Etat s’est accompagnée d’une forte concentration industrielle. Les entreprises d’Etat ont été regroupées en très grands monopoles, plus faciles à contrôler par l’administration économique, et ces « unions économiques » sont devenues des entités autosuffisantes à structures excessivement bureaucratiques, au contrôle pyramidal. Parallèlement, une économie plus ou moins illégale et corrompue s’est constituée pour détourner les bien d’Etat. Anatole France est bien prophétique dans son utopie, mais il ne s’attarde guère sur les graves problèmes inhérents au collectivisme une fois que celui-ci est appliqué. Voir M. Lavigne, Les Economies socialistes soviétique et européenne, ibid.

[68] Voilà une sorte de quintessence du projet des Universités populaires défendu par Anatole France et par une partie de la gauche menée par Jaurès.

[69] On remarquera que du point de vue stylistique, le discours des camarades est souvent à la voie passive, offrant une sorte de neutralisation et de dilution de l’état. Ici par exemple, « on » encourage les études; la forme exacte de l’Etat est passée sous silence et on reste dans une sorte de confusion : l’Etat reste omniprésent, mais diffus.

[70] Anatole France, Sur la pierre blanche, ibid., p.1119. Nous trouvons chez H.-G. Wells un système similaire : “Aucun nouveau système de lois et de coutumes, aucune nouvelle méthode de coopération économique, établie sur l’idée du service universel pour le bien commun, ne s’étaient imposés tout d’un coup dans une forme complète et définitive. Au cours d’une longue période, avant et pendant le dernier Âge de la Confusion, les fondements du nouvel Etat avaient été jetés par une foule de chercheurs et de travailleurs n’ayant pas de plan déterminé ni de méthode préconçue mais conduits à une collaboration inconsciente par un même besoin de servir, une même lucidité, une même véracité d’esprit. [C’est pourquoi dans le nouvel ordre, ] chaque enfant utopien est instruit dans la pleine mesure de ses facultés, puis affecté au genre de travail pour lequel ses goûts et ses capacités le désignent.” H.-G. Wells, Monsieur Barnstaple chez les hommes-dieux, trad. L. Labat, Albin Michel, 1932, p.62-66. On voit ainsi que ce système traverse l’histoire littéraire de l’utopie.

[71] P.-J. Proudhon (1809-1965) est un penseur qu’on pourrait qualifier de socialiste utopique, mais plus précisément de socialiste scientifique. Il prône une méthode positive pour le travail (le travaillisme pragmatique) dans Création de l’ordre, 1843, et érige l’économie comme un principe mutuelliste et fédératif, dont l’utopie francienne n’est pas tellement éloignée. Voir sur Proudhon les nombreux ouvrages de J. Bancal, dont Le Fédéralisme proudhonien, Paris, 1971. Voir aussi G. Gurvitch, Pour le centenaire de la mort de P.-J. Proudhon. Proudhon et Marx : une confrontation, Paris, 1964.

[72] Nous rappelons que la devise de la France républicaine, Liberté, Egalité, Fraternité, est issue de la Révolution française : c’est un certain Momoro (l’un des dirigeants du « Club des Cordeliers » de Danton) qui l’utilise pour la première fois en 1791.

[73] Cette réflexion est parfaitement darwinienne et prend donc pour prémisse une reconnaissance d’un déterminisme.

[74] Le Rousseau du Contrat social est ici directement visé, même si sa thèse est volontairement tronquée pour être caricaturée. N’oublions pas qu’Anatole France est voltairien.

[75] L’égalité est effectivement un principe révolutionnaire plus ou moins introduit de façon politique par Graccius Babeuf, qui fait insérer dans Le Manifeste des Egaux, le 6 avril 1796 : “A la voix de l’égalité, que les éléments de la justice et du bonheur s’organisent ! L’instant est venu de fonder la république des Egaux, ce grand hospice ouvert à tous les hommes. Les jours de la restitution générale sont arrivés !” Or, il semble que cet idéal soit fermement inscrit dans les fondements de la République – même si la particularité de Babeuf est d’être le premier à défendre de manière politique des idéaux communistes (comme l’organisation de la production par l’Etat, le contrôle de l’économie, le partage des richesses, etc… Sur l’égalité, voir aussi de Babeuf « L’Egalité obligatoire », « Manifeste des plébéiens », in Le tribun du peuple, n°35, an IV(1795), p.101-106.) Dans un système collectiviste, fondé de plus sur des préceptes scientifiques, il est vrai que l’égalité entre les hommes est un idéal absurde, puisque l’individu est partie intégrante d’un tout.

[76] Nous sommes en totale opposition avec l’héritage des utopistes, et notamment avec E. Cabet. Ce dernier a pour influences directes Rousseau, Robespierre et Owen, et comme ces derniers, il pense que l’idéal de fraternité conduit naturellement à la mise en commun des biens : c’est ainsi qu’une fois la propriété abolie, comme par conséquent le commerce, si l’éducation et l’économie sont placés sous le contrôle de l’Etat, chacun recevant sa rémunération selon son travail et ses besoins, les maux des civilisations disparaissent naturellement. C’est dire combien la fraternité est au centre traditionnel des modèles utopiques. Anatole France retourne le système, vraisemblablement en restant dans une optique darwinienne où la concurrence reste inscrite dans les gènes humains.

[77] L’harmonie est un terme éminemment fouriériste. Il nomme ainsi sa société utopique. Voir C. Fourier, Théorie de l’unité universelle, Œuvres complètes, Société pour la propagation de la théorie de Fourier, 1841. L’Harmonie est l’association résultant de l’étude des douze types de passions qui régissent l’homme et qui sont, selon Fourier, des éléments stables. Pour le bien de la société, on peut regrouper entre eux les individus selon leurs affinités, pour parvenir à l’Harmonie. La société est comparée par Fourier – comme par les camarades de l’utopie de Sur la pierre blanche – à un orchestre ; la société est organisée “un peu comme le concours réglé d’instruments différents [qui] réalisera la symphonie.” (R. Trousson, Voyage au pays de nulle part, Histoire littéraire de la pensée utopique, 2ème éd., Bruxelles, éditions de l’université de Bruxelles, 1979, p.190.)

[78] Anatole France, Sur la pierre blanche, ibid., p.1121.

[79] C’est ce que les entomologistes appellent la stigmergie, terme introduit par P.-P. Grassé : des individus sont menés par des réactions automatiques qui aboutissent à une œuvre cohérente exigeant une étroite corrélation entre les actes. Cette problématique ouvre la question du monadisme. Voir W.P. Blatty, L’Esprit du Mal, Livre de Poche, Paris, 1983.

[80] Le terme de Cafre est fortement irrévérencieux et désigne en fait les tribus Xhosa de langue bantoue (en Afrique du Sud) qui furent aux XVIIIe et XIXe siècles décimées par les Boers, ces Néerlandais devenus ensuite les Afrikaners responsables de l’apartheid. Le terme Cafre vient de l’Arabe Kafir, qui signifie infidèle. Ce terme fait partie encore aujourd’hui de l’arsenal phraséologique des fascistes d’Afrique du Sud.

[81] Anatole France, Sur la pierre blanche, ibid., p.1121-1122. Cette conception du mariage revient à celle du concubinage, avec un soupçon de libertinage. C’est logique dans une société arrivée à un tel niveau de mixité, et a pour conséquence la transformation de la cellule familiale. Nous pensons que cette idée est dans l’air du temps chez les socialistes, sachant que Léon Blum publiera en 1907 son fameux Du Mariage, dans lequel il remet en cause cette institution en prouvant que l’amour est plus important que l’union institutionnelle. D’ailleurs, cette remise en cause du mariage est également celle de la religion chrétienne, qui fait du plaisir sexuel un péché en dehors de la vie conjugale. Sur ce dernier sujet, voir Michel Foucault, Histoire de la sexualité, t.I, La Volonté de savoir, Gallimard, 1977.

[82] Ce problème est récurrent dans les systèmes utopistes. Anatole France ne va pas dans le sens d’une régulation à travers la procréation réglementée, puisque chaque humain est libre de jouir de son corps sans entrave. Il ne rejoint donc pas Campanella qui, vers 1602, décrit un système familial codifié à l’extrême dans La Cité du soleil (trad. A. Tripet), Droz, Genève, 1972, p.19-24. Les gens y ont des rapports sexuels de façon à compenser les excès de la nature : on unit les intellectuels entre eux, tandis que les gros procréent avec les maigres. Le but est d’obtenir une civilisation plus forte et plus belle. Aldous Huxley, dans Le Meilleur des mondes, en 1932, poussera ce système à son paroxysme. Mais Anatole France, écrivain du Désir, aurait certainement trouvé ces systèmes fortement intenables…

[83] Curieusement, ce n’est pas ce qui s’est passé dans les sociétés – réelles – collectivistes, où l’expression artistique a souvent été défigurée par la censure ou utilisée par la propagande : souvent la doctrine a imposé des critères de production idéologiques plus ou moins intenables aux artistes. On pensera notamment à l’art irakien, vidé de son sens par le Baas, où les portraits de Saddam Hussein ont supplanté la grande tradition des arts islamique ou Perse.

[84] C’est dans l’air du temps lorsque Anatole France publie Sur la pierre blanche, et le vers libre est d’ailleurs l’une des constantes du groupe surréaliste, pour qui la déstructuration révolutionnaire doit être globale. L’émergence du vers libre a lieu dans les années 1880 en France, notamment sous la plume de Jules Laforgue lorsqu’il traduit en 1886 des poèmes de Walt Whitman One’s-Self I Sing (Dédicaces ) et O Star of France (Ô Étoiles de France ). Francis Vielé-Griffin, Émile Verhaeren, Gustave Kahn, suivront l’exemple initié par Laforgue. On peut par ailleurs considérer que Mallarmé, avec Un coup de dés jamais n’oubliera le hasard (1897), dépasse même l’étape du vers libre, puisque le blanc devient un système constitutif de la structure du poème. Cendrars et Apollinaire prendront la suite, et initieront littéralement le début du XXe siècle littéraire. Anatole France, lui-même parnassien à ses débuts – voir supra, I.1.1, p.29 – évoque peut-être cette déstructuration poétique avec un rien de nostalgie et de réprobation, quoi que Mallarmé soit redevenu depuis longtemps l’un de ses amis.

[85] Anatole France, Sur la pierre blanche, ibid., p.1124.

[86] Anatole France, idem.

[87] Anatole France, idem. On sait qu’Anatole France déteste singulièrement l’art déco (voir supra, I.2.4.b, p.192) qui est en plein essor dans les années 1900. Dès lors, on peut voir là aussi un soupçon de récrimination dans cette conception architecturale de l’art utilitariste ou fonctionnel à l’opposé d’une conception parnassienne ou classique.

[88] Voir supra, 1.1.2.b, p.56.

[89] Il est encore présent au début du siècle. Voir supra, I.1.3.c, p.94.

[90] La thématique de l’insularité est là aussi présente comme chez Thomas More. Le système de défense réside bien sur un équilibre de la terreur quant à la politique extérieure : si on laisse le pays tranquille, il n’arrivera rien. Cela fait penser à l’équilibre de la terreur qui frappera l’Europe durant toute la seconde moitié du XXe siècle jusqu’à la chute du Mur de Berlin.

[91] Cet argument paraît bien casuistique, davantage oratoire que fondé sur une réflexion approfondie : est-ce à dire que la notion de bonheur est bannie de la société par la monotonie suscitée par le collectivisme et l’uniformisation issue de la production optimisée scientifiquement au plus haut point ? Anatole France semble réfuter l’idée d’un retour à un Age d’or, à l’inverse d’un Fourier ou d’un Zola qui, dans les dernières pages de Travail, Fasquelle, 1901, écrit que l’utopie montrera “un peuple fraternel, réconcilié dans le commun idéal, dans le royaume du ciel mis enfin sur la terre.

[92] Anatole France, Sur la pierre blanche, ibid., p.1124.

[93] Voir H. Desroche, Les Dieux rêvés. Théisme et athéisme en Utopie, ibid.

[94] Ceci dit, sa vision des choses est, pour un lecteur de l’an 2000, saisissante de clairvoyance : on retrouve l’Union Européenne, les transports rapides, la téléphonie cellulaire, la poésie libre, le concubinage, la laïcisation de l’Etat, les holdings capitalistes puissantes à l’excès, l’équilibre de la terreur, etc…

[95] Anatole France, Sur la pierre blanche, ibid., p.1127.

[96] L’anarchie est représentée, en cette fin de XIXe siècle, par Kropotkine, Elysée Reclus et Malatesta. Elle naît d’une contradiction engendrée par l’idéal de la Révolution française. Celle-ci déclare comme principes absolus et éternels la liberté, l’égalité et la fraternité. Or, la société reste régie par l’esclavage économique, l’inégalité sociale et la lutte des classes. Pourtant, l’individu est censé être une fin en soi, tandis que son plein épanouissement devrait être serVIpar les institutions politiques et sociales. Dès lors, pour arriver à dépasser cette contradiction, il faut éliminer les instances de l’aliénation de l’esprit humain pour qu’il retrouve la voie de l’épanouissement : l’Eglise, l’Etat, et l’humanisme qui prétend imposer un collectivisme abstrait (celui de la Fraternité révolutionnaire). Voir H. Arvon, L’Anarchisme, P.U.F., 9ème édition, 1987.

[97] Anatole France, Sur la pierre blanche, ibid., p.1129.

[98]Au sortir de cette nouvelle terre d’Utopie quand, de retour sur la terre, on voit autour de soi des hommes lutter, aimer, souffrir, comme on se prend à les aimer et comme on est content de souffrir avec eux ! Comme on sent que là seulement est la véritable joie ! Elle est dans la souffrance comme le baume est dans la blessure de l’arbre généreux. Ils ont tué la passion, et du même coup ils ont tout tué, joie et douleur, souffrance et volupté, bien, mal, beauté, enfin et surtout la vertu.”, Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.48.

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