II.2) Le Désir, figure centrale de l’imaginaire francien

II.2) Le Désir, figure centrale de l’imaginaire francien

 

Les plus beaux livres sont ceux qui n’ont jamais été écrits.”, Anatole France, cité par Marie-Claire Bancquart dans Anatole France, Les Pensées, p.75.

Souvent, tout au long de notre étude, nous avons tenté de souligner que l’écriture francienne prenait des allures polymorphes. Nous avons vu, pour ne donner ici qu’un seul exemple, que notre auteur n’hésitait pas à s’immerger dans les temps lointains de la haute Antiquité, de même que dans le futur lointain. Il évolue dans ces imaginaires aux hétéroclites avec la même aisance. Devant une telle variété, qui pourrait décourager bien des lecteurs à l’affût d’une unité dans l’œuvre d’Anatole France, on pourrait avoir l’impression d’une écriture trop complexe pour être réellement cohérente. Cependant, il n’en est rien. La problématique du Désir francien – et sa conséquence coextensive, la fondation des mythes dans la recherche d’un ailleurs pour trouver un sens à l’existence humaine et au logos – semble en effet lier tous les univers romanesques de notre auteur. Pour s’en convaincre, il suffit de se pencher sur les premiers textes de France. Déjà, le Désir y est un thème fondamental. Dans Les Poèmes dorés fortement imprégnés par le Parnasse[1], le Désir est ébauché comme principe cosmogonique, et comme manière de dépasser la fragmentation trompeuse et aveuglante de l’univers pour en saisir l’unité. Certes, ce Désir est encore ambivalent :

“Mélancolique nuit des chevelures sombres,

A quoi bon s’attarder dans ton enivrement,

Si, comme dans la mort, nul ne peut sous tes ombres

Se plonger éternellement ?

[…]

Où tend le vain effort de deux bouches unies ?

Le plus long des baisers trompe notre dessein ;

Et comment appuyer nos langueurs infinies

Sur la fragilité d’un sein [2] ?”

Dans le poème « Le Désir » s’ébauche déjà une problématique mêlant le Désir et l’appréhension du temps. Certes, cette problématique n’est en rien originale puisqu’elle traversera notamment la littérature romantique de part en part[3]. Simplement, Anatole France considère déjà le Désir comme une instance permettant d’approcher un ailleurs et donc de transfigurer le temps en se projetant sinon dans l’immortalité, du moins dans l’appréhension du logos :

“Mais la vague beauté des regards, d’où vient-elle,

Pour nous mettre en passant tant d’espérance au front ?

Et pourquoi rêvons-nous de lumière immortelle

Devant deux yeux qui s’éteindront ?

Femme, qui vous donna cette clarté sacrée

Dont vous avez béni la ferveur de mes yeux ?

Et d’où vient qu’en suivant votre trace adorée

Je sens un dieu mystérieux[4] ?”

Cette simple femme mortelle et adorée devient par l’instance du Désir une divinité apte à transgresser les règles universelles. Elle se confond avec Magna Mater, c’est-à-dire avec le principe féminoïde de la naissance des dieux, et donc allégoriquement avec ce que l’homme ne comprend pas et préside aux lois universelles. Le Désir revêt donc dès les premiers écrits d’Anatole France un sens alchimique, celui d’une materia prima[5] ne demandant qu’à se transcender dans le logos pour mieux l’appréhender ; le Désir est une instance autorisant à saisir le logos et à le posséder, malgré la mortalité de la chair et la réalité charnelle. L’instant de saisissement dépasse le temps et devient lui-même d’une telle fécondité qu’il bouleverse les lois universelles dans un mouvement de sympathie ontologique avec elles : le Désir permet, plus simplement, de saisir enfin l’univers et ses lois dans son ensemble, et donc de le dominer :

“Oh ! montrez un instant au monde

Votre fragilité féconde,

Et semez la vie à vos pieds !

Puis passez, forme éphémère ;

Femmes, puisque vous êtes mères,

C’est qu’il convient que vous mourriez.

[…]

C’est par vous que l’heureuse vie

Tour à tour en la chair ravie

S’allume, et ne s’éteindra pas.

En vous la vie universelle

Eclate, et tout homme chancelle,

Ivre de beauté, sur vos pas.

Vivez, mourrez, pleines de grâce ;

Les hommes et les dieux, tout passe,

Mais la vie existe à jamais.

Et toi, forme, parfum, lumière,

Qui fleuris ma vertu première,

Ah ! je sais pourquoi je t’aimais ![6]

Le Désir est donc une problématique qui tourmente pour ainsi dire depuis toujours Anatole France. De fait, cette instance va devenir chez notre auteur un système plus complexe que celui qui n’est encore qu’ébauché dans Les Poèmes dorés. Nous constatons seulement que le Désir est bien un élément liant toute la production littéraire francienne, dès ses débuts.

Cependant, le poème que nous venons de présenter rapidement est significatif d’une problématique sous-jacente qui paraît également jalonner toute l’œuvre francienne. Si le Désir francien est un système original[7], il semble que de nombreux topoï investissent l’écriture de notre auteur. Nous allons constater que ces topoï sont dans l’air du temps, et qu’ils ont tendance à nuancer l’originalité de l’écriture du Désir. Dans des cas extrêmes, Anatole France se situe même à la limite du plagiat[8]. Dès lors, en quoi une écriture renfermant des topoï fondamentaux peut-elle rendre compte d’une pensée novatrice ? Nous avons pris le parti d’aborder quelques uns de ces lieux communs littéraires, afin de mettre en évidence leur réutilisation dans le cadre de l’écriture du Désir et dans la construction d’une philosophie du monde.

Notre auteur nous offre une clef pour aborder cette problématique complexe : “Chaque génération d’hommes cherche une émotion nouvelle devant les ouvrages des vieux maîtres[9].” En d’autres termes, échafauder une philosophie du monde ne peut se faire ex nihilo, ce qui est par ailleurs bien évident. Anatole France, comme écrivain, ne cherche pas l’originalité : “Ne nous faisons ni trop rares ni trop singuliers[10]” ; “Ne tourmentons ni les phrases ni les pensées[11].” De la même manière, il oppose au travail les trouvailles de l’instinct :

“Cette pensée heurte un peu la morale courante, j’en conviens. On voudrait que la gloire fût acquise au prix de quelque labeur. En offrant aux jeunes gens des génies pour modèles, on a coutume de leur dire : Piochez dur ! Bûchez ferme ! Vous serez semblables à eux. Et, en effet, ce serait plus juste. Mais quoi ! La nature se moque bien de la justice ! Les médiocres suent sang et eau pour accoucher de niaiseries. Les génies sèment les merveilles en se jouant. […] Car tout est facile au mortel prédestiné[12]

Notre auteur applique donc le darwinisme au travail littéraire ou artistique, en prétendant que la nouveauté et que l’originalité ne peuvent, au même titre que la révolution dans le sang et la terreur, changer les goûts de l’humanité entière, et du lecteur en l’occurrence :

“Les conditions de l’art ont peu changé depuis Homère. L’humanité elle-même se modifie très lentement. Quelle que soit l’impatience des jeunes poètes, pour donner des sensations nouvelles à l’homme, il leur faut attendre que l’homme ait acquis des sens nouveaux[13].”

Pour cette raison précise, Anatole France paraît refuser avec force toute révolution qui déstructurerait la langue[14].

“Ne nous imaginons pas que les temps sont venus, que les vieilles littératures vont tomber en poudre au son des trompettes angéliques, et qu’il faut de nouveaux éblouissements à l’inquiet univers. Les formes d’art qu’on fabrique de toutes pièces dans les écoles sont généralement des machines compliquées et inutiles[15]

Anatole France pense donc que l’héritage et la reconnaissance du passé sont une nécessité au métier d’écrivain. La tabula rasa du Désir s’en trouve donc nuancée, et ne s’étend pas jusqu’au style et à la forme scripturale. La méfiance d’Anatole France est explicite et ne fait pas de mystère :

“Je crois qu’on ne rompt pas, sans danger, la chaîne des traditions, qu’il faut aux plus grands écrivains des ancêtres, un passé antique, de chers et longs souvenirs ; je crois que les nouveautés violentes ne sont pas dans la nature. Charles Lyell a démontré que les grandes évolutions géologiques se sont produites lentement et doucement. Les formes sociales et, par suite, les formes littéraires doivent être modifiées, ce me semble, avec cette lenteur clémente des forces naturelles[16].”

Nous ne saurions donc nuancer ce classicisme littéraire, qui rejaillit non seulement dans la forme francienne, mais également dans la tentation du plagiat[17]. Cette tentation semble pleinement justifier l’emploi de nombreux topoï qui sont au centre de la littérature francienne[18]. Anatole France ne s’en cache d’ailleurs pas, et il n’est pas lui manquer de respect que de reconnaître le plagiat comme étant partie intégrante de son œuvre.

“On ne prend pas assez garde qu’un écrivain, fût-il très original, emprunte plus qu’il n’invente. La langue qu’il parle ne lui appartient pas ; la forme dans laquelle il coule sa pensée, ode, comédie, conte, n’a pas été créée par lui ; il ne possède en propre ni sa syntaxe ni sa prosodie. Sa pensée même lui est soufflée de toutes parts. […] Soyons assez sages pour le reconnaître : nos œuvres sont loin d’être toutes à nous. Elles croissent en nous, mais leurs racines sont partout dans le sol nourricier[19].”

Lire les articles d’Anatole France notamment dans Le Temps revient à trouver extrêmement souvent une justification à l’attitude plagiaire. Comme le pense Musset, c’est imiter quelqu’un que de planter des choux. Anatole France se justifie en prétendant que la nouveauté et l’originalité du fond sont sans aucune importance[20], et que seule compte une forme nouvelle et originale. Une idée ne vaut “que par la forme et […] donner une forme nouvelle à une vieille idée, c’est tout l’art, et la seule création possible à l’humanité[21].

Ironie de l’histoire, nous constatons qu’Anatole France s’est singulièrement trompé quant à son appréhension de l’originalité en art ou en littérature, du moins en ce qui concerne sa propre production. En effet, la tabula rasa du Désir donne naissance à une philosophie du monde originale[22], mais elle ne se situe que dans un cadre scriptural singulièrement classique. C’est vraisemblablement ce que les surréalistes reprocheront le plus à notre auteur dans Un Cadavre, en 1924.

Nuançons donc les dires de notre écrivain. Si les topoï ne manquent pas dans son œuvre, ils semblent bien souvent mis au service d’une philosophie du monde originale. Cette recréation des topoï qui sont fermement inscrits dans l’air du temps devrait pouvoir à elle seule prouver qu’Anatole France n’est pas le plagiaire qu’il se réclame sans doute avec un rien de provocation. A l’instar de G. Genette, nous préférerions parler d’Anatole France comme d’un auteur palimpseste. Nous allons en effet constater que France correspond bien à la définition du palimpseste que dresse M. Schneider :

“Le texte littéraire est un palimpseste. L’auteur ancien a écrit une « première » fois, puis son écriture a été effacée par quelque copiste qui a recouvert la page d’un nouveau texte, et ainsi de suite. Il n’est pas plus de texte premier que de pure copie ; l’effacement n’est jamais si achevé qu’il ne laisse des traces, l’invention si neuve qu’ele ne s’appuie sur le déjà écrit[23].”

Finalement, lorsque Anatole France réutilise des textes ou des thèmes qui ne sont pas de lui, il le fait en toute conscience. Comme le remarque M. Schneider à propos de l’auteur palimpseste,

“Le livre que j’écris, je ne pourrais certes pas en dire qu’il est à moi, ou qu’il est moi : seulement de moi. Je n’en suis pas l’auteur, je m’en crois l’auteur, et n’en ai d’autre preuve que la longue insomnie qui nous a attachés l’un à l’autre[24].”

Anatole France paraît répondre :

“Quand une chose a été dite et bien dite, n’ayez aucun scrupule, prenez-là, copiez. Donner des références ? A quoi bon ? Ou bien vos lecteurs savent où vous avez cueilli le passage et la précaution est inutile, ou bien ils l’ignorent et vous les humiliez[25].”

 


[1] Voir supra, I.1.2.e, p.67.

[2] Anatole France, « Le Désir », Les Poèmes dorés, op.cit., p.34.

[3] Voir sur ce sujet H. Peyre, Qu’est-ce que le romantisme ?, P.U.F., Paris, 1971, et P. Castex, Horizons romantiques, Corti, Paris, 1983.

[4] Anatole France, « Le Désir », ibid., p.35.

[5] En alchimie, la materia prima est cette matière noire, abrupte et originaire, noire, chthonienne, qui deviendra son opposée, terre féconde et labourée, noble et fertile, symbolisant l’ailleurs d’une terre pure. Voir R. Alleau, Aspects de l’alchimie traditionnelle, éd. de Minuit, Paris, 1953, rééd. 1986.

[6] Anatole France, « Le Désir », ibid., p.36.

[7] Nous en mettons les originalités en relief dans notre IIIe partie.

[8] Voir infra, notre étude de la femme francienne, II.3.3, p.335.

[9] Anatole France, Le Jardin d’Epicure, ibid., p.100.

[10] Anatole France, Vie littéraire, II, p.200.

[11] Anatole France, Vie littéraire, ibid., p.214.

[12] Anatole France, rapporté par P. Gsell, Matinées de la villa Saïd, p.111.

[13] Anatole France, Vie littéraire, II, p.206.

[14] Cela n’est pas innocent dans l’appréhension des surréalistes à l’égard de notre auteur. Voir infra, conclusion.

[15] Anatole France, Vie littéraire, II, p.214.

[16] Anatole France, Le Temps, 4 novembre 1875.

[17] Anatole France y consacre deux articles dans Le Temps. Voir « Apologie pour le plagiat », Vie littéraire, IV, p.156-176.

[18] Nous allons étudier infra les thèmes de la bibliothèque, de la subversion et de la femme chez notre auteur. Ces thèmes paraissent tout inscrits dans l’air du temps, et ne sont en rien révolutionnaires, même si leur relecture sous l’optique de l’écriture du Désir permet de dépasser leur allure classique. Anatole France réutilise ces topoï dans un système cohérent et particulier à sa pensée.

[19] Anatole France, Vie littéraire, II, p.199-200. Notre auteur reprend à son compte la fort classique théorie littéraire de Chénier.

[20] Cette thèse est soutenue en 1927 par A. Antoniu in Anatole France, critique littéraire. Nous ne sommes absolument pas d’accord avec elle concernant Anatole France.

[21] Anatole France, Vie littéraire, IV, p.163.

[22] Voir notre partie III.

[23] M. Schneider, Voleurs de mots, essai sur le plagiat, la psychanalyse et la pensée, Gallimard, Paris, 1985, p.57.

[24] M. Schneider, ibid., p.64.

[25] Cité par M. Brousson in Anatole France en pantoufles, p.49.

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