I.2.1) Le dépassement de Dieu par l’imaginaire

I.2.1) Le dépassement de Dieu par l’imaginaire

 

Il est pénible, quand on n’est point un grand sage, de voir la vie continuer après soi et de se sentir noyé dans l’écoulement des choses. Poète, sénateur ou cordonnier, on se résigne mal à n’être pas la fin définitive des mondes et la raison suprême de l’univers.”, Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.58.

 I.2.1.a) La pensée antique dans la pensée francienne

En poésie, en art, en philosophie, il faut revenir aux anciens. Pourquoi ? Parce que rien ne se peut faire plus de beau, de bien, de sage.”, Anatole France, La Vie en fleur, Pléiade, tome IV, p.1110.

“Les doctrines évolutionnistes contemporaines, pour le philosophe, ne sont pas d’une absolue nouveauté : elles ont été pressenties par Anaximandre[1], Xénophon[2], les philosophes de l’école atomistique[3]. Leurs méditations peuvent rejoindre le sens des méditations contemporaines. Chez les Anciens comme chez les plus grands de nos chercheurs, l’hymne aux splendeurs de la nature ne débouche pas sur une vue optimiste de notre condition[4].”

Marie-Claire Bancquart illustre bien ici, à juste titre, un credo tout à fait récurrent chez le sceptique Anatole France : pour notre auteur, en effet, il apparaît qu’il est inutile de s’arrêter sur une recherche philosophique de la vérité pour percevoir l’essence du monde. Nous l’avons déjà remarqué[5]. Après tout, l’homme ne demeurerait présidé, déterminé que par la souffrance, et depuis les grands philosophes grecs présocratiques, les réflexions métaphysiques n’auraient guère percé la clef du monde, tandis que la souffrance, elle, persiste, comme ancrée dans l’existence humaine en tant que trait constituant :

“La tristesse philosophique s’est plus d’une fois exprimée avec une morne magnificence. Comme les croyants parvenus à un haut degré de beauté morale goûtent les joies du renoncement[6], le savant, persuadé que tout autour de lui n’est qu’apparence et duperie, s’enivre de cette mélancolie philosophique et s’oublie dans les délices d’un calme désespoir. Douleur profonde et belle, que ceux qui ont goûtée n’échangeraient pas contre les gaietés frivoles et les vaines espérances du vulgaire. Et les contradicteurs qui […] les trouveraient funestes à l’homme et aux nations, suspendront peut-être l’anathème quand on leur montrera la doctrine de l’illusion universelle et de l’écoulement des choses naissant avec l’âge d’or de la philosophie grecque avec Xénophane et se perpétuant à travers l’humanité polie, dans les intelligences les plus hautes, les plus sereines, les plus douces, un Démocrite, un Epicure, un Gassendi[7].”

De fait, il serait possible de remonter fort loin dans les inépuisables sources d’Anatole France, afin de prouver que sa vision du monde est imprégnée, dès sa plus tendre enfance, par l’étude de la pensée antique[8], étude qui pourrait donc occulter les parts fondamentales, dans l’histoire de la pensée de notre auteur, d’un Descartes, d’un Kant ou d’un Hegel. Il apparaît que définitivement, ce sont les philosophes gréco-romains qui ont acquis la préférence de France, dans leur scepticisme à la fois fin et amer, capable même de remettre en cause les systèmes philosophiques postérieurs. Pour Anatole France, les questions les plus profondes que pourrait se poser l’humanité sur l’univers semblent déjà avoir été soumises à réflexion dès le sixième siècle avant notre ère… Dans cette optique, il demeure logique que notre auteur ne porte qu’un intérêt relatif aux philosophes plus contemporains. D’ailleurs, au contenu même des réflexions philosophiques antiques se superpose un attrait non feint pour leur démarche. Puisque l’écueil humain constitué par cette insurmontable ignorance et par cet univers voilé a été mis en évidence dès les prémices de la pensée occidentale et que, depuis, nul ne paraît avoir répondu à ces questions fondamentales pour l’humanité, alors pourquoi Anatole France donnerait-il un quelconque crédit aux philosophes contemporains [9]?

Il serait possible de s’appuyer sur les études par exemple dirigées par Pierre Aubenque[10] pour  débusquer ce qui put obtenir l’assentiment de notre auteur face à une démarche de la pensée antique dans la quête du sens de l’univers. Pour Pierre Aubenque, la démarche philosophique occidentale de la quête vers l’essence des choses naîtrait en Asie mineure, à Milet, dès le sixième siècle avant notre ère[11], dans une recherche du principe des choses (archè) tentant de transgresser les simples et trompeuses apparences[12] en unifiant des phénomènes semblant éparpillés, par des systèmes cohérents garantissant l’unicité de leurs origines[13]. Finalement, un parallélisme intéressant pourrait être conduit entre la démarche philosophique des présocratiques et la démarche proprement francienne. France ne paraît traduire dans sa maturité d’écrivain que des questions qu’il se pose depuis toujours, aiguisé par sa connaissance précoce des présocratiques.

La confrontation de la pensée antique et du christianisme est tout entière exprimée dans le « Banquet » de Thaïs[14]. Comme bien souvent, la remise en question d’un fait établi à tort, dans une optique francienne sceptique, passe par une transcription dans un passé qui semble tout acquis à la tradition. C’est bien sûr le cas dans Thaïs. On y pressent un véritable choc des cultures[15] à travers la reconstitution historique d’une époque sinon difficilement imaginable pour le lecteur même cultivé, du moins d’une époque qui ne lui serait guère familière[16]. Ce choc tient dans la confrontation de deux visions du monde. La scène se passant lors de la vie des Pères de l’Eglise, c’est-à-dire au IVe siècle, il faut garder à l’esprit que la pensée présocratique est âgée de plus de mille ans, alors que le christianisme est encore relativement neuf dans les esprits, en concurrence notamment avec un paganisme issu du polythéisme gréco-romain refusant le monothéisme chrétien avec fougue. De même, bien des sectes dites « gnostiques » s’affrontent quant au sens des Saintes Ecritures. Parmi tous ces courants de pensée, le christianisme représenté par Paphnuce n’est dépeint, comme nous allons le voir, que comme une secte parmi d’autres, qui a toutefois eu la chance d’avoir été institutionnalisée par l’Empereur. Il est à noter qu’Anatole France aime à jouer avec les dates pour relativiser les dogmes, et son attrait pour la période du christianisme primitif n’en est que la plus pure expression[17].

Le banquet de Thaïs[18] a ceci de remarquable qu’il présente, dans un lieu restreint en huis clos, des personnages qui, allégoriquement, défendent chacun les idéologies en opposition ayant cours dans ce IVème siècle de notre ère. Le banquet francien n’a strictement aucune référence rituelle, il se restreint plutôt à une dimension orgiaque et mondaine, signalant une certaine décadence à la romaine, plus particulièrement néronienne[19]. Dès lors, dans cet horizon décadent où les valeurs morales sont brouillées[20], cette confrontation des cultures est extraordinaire, et elle permet à Anatole France de mettre en valeur, par le jeu d’une argumentation logique et parfois ironique, les défauts de chacune de ces idéologies. Reste à savoir laquelle en sortira comme étant la plus convaincante.

Les personnages en présence ne sont pas moins de quatorze, ce qui illustre peut-être que la richesse des temps réside allégoriquement dans la pluralité. Nous les présenterons au fur et à mesure de leur entrée en scène, et nous verrons ici que leur principale utilité est de remettre en cause le christianisme au travers de systèmes issus pour une grande part du présocratisme[21].

C’est un certain Lucius Aurélius Cotta qui reçoit ses hôtes. Il représente le puissant préfet de la flotte, et sa pensée est celle d’un homme rompu à l’héritage constantinien[22] :

“Sois le bienvenu, Paphnuce, toi qui professes la foi chrétienne. Moi-même, j’ai quelque respect pour un culte désormais impérial[23]. Le divin Constantin a placé tes coreligionnaires[24] au premier rang des amis de l’empire[25].”

Il est fait allusion ici au concile de Nicée, sans doute présidé par une raison plus politique que métaphysique. Beaucoup de thèses contradictoires existent en effet sur la conversion sincère de Constantin le Grand au christianisme[26]. Il n’est évidemment pas de notre objet ici de prendre part au débat. Cependant, de façon attestée par l’histoire, on peut voir un Constantin qui, avant le concile de 325, se rapproche peu à peu du christianisme. Il se déjuge souvent lorsqu’il blâme les hérésies. Si les Aryens sont condamnés à Nicée, lors de la définition de la foi orthodoxe, il finit par les rappeler et par exiler Athanase, le professeur de foi du concile. L’empereur meurt d’ailleurs baptisé par un Aryen. Alors, si Constantin ne paraît pas non plus réfuter le polythéisme romain – très puissant dans l’élite et l’armée – il est vrai qu’il peut asseoir sa monarchie durant trente ans grâce à l’idée d’un monothéisme chrétien, s’appuyant sur la souveraineté d’un dieu unique, et donc, par force, en suivant cet exemple, d’un monarque unique lui aussi. Durant le règne constantinien, les évêques acquièrent une juridiction qui empiète sur les droits de l’état, tandis qu’ils s’enrichissent significativement grâce à de nombreux legs impériaux.

Quant au contenu même du concile de Nicée, il reste fondamental dans l’histoire du christianisme. C’est le premier concile œcuménique visant à aplanir les différends existant entre l’Eglise et ses divergences, et la secte d’Aryus[27], puissante encore en ce IVe siècle en Orient. En fait, d’un point de vue théologique, l’accord le plus important est vraisemblablement d’avoir déclaré le Fils de la même substance que le Père dans la Sainte Trinité[28]. D’une manière politique, si l’empereur est le représentant de Dieu sur la terre, on comprend ainsi de quelle façon sa position de monarque est légitimée. D’autre part, la paix et l’unité de l’Eglise sont un enjeu important pour Constantin dans la recherche d’une unité stabilisante lui permettant de faciliter son règne dans un consensus ressemblant à la pax romana, et c’est une raison importante pour laquelle il met en œuvre la réalisation du concile qui réunit deux cents évêques de différents horizons et de dogmes variant sur de nombreux détails[29]. A l’issue du concile, où différents points furent également réglés, comme une date de Pâque fixée définitivement pour tout le monde, et une fois que vingt canons sont rédigés, deux prêtres disciples d’Arius sont jugés hérétiques et bannis, comme nous l’avons dit précédemment. Le concile de Nicée est donc une victoire et morale, et politique pour Constantin, qui trouve là une bonne occasion d’instaurer une stabilité sociopolitique qu’il croit – à tort – être durable[30].

Cependant, dans l’esprit d’Anatole France, cet héritage constantinien reste difficile à admettre chez les Latins. En effet, si les chrétiens sont tolérés – avec même une certaine bienveillance –, il n’est pas certain, loin s’en faut, que le polythéisme soit mort, et que le sens d’un monothéisme trinitaire soit bien saisi par le peuple, y compris par l’élite ; comme le dit Cotta, “la sagesse latine devait en effet admettre ton Christ dans notre panthéon. C’est une maxime de nos Pères qu’il y a en tout dieu quelque chose de divin[31].” Dans cette optique, le romain constantinien est avant tout pragmatique, et la chose métaphysique est moins importante que l’Empire et que ses fondements politiques. Dès lors, le christianisme devient l’une des médiations de la pax romana, c’est-à-dire d’une colonisation impériale prospère et stable. La preuve : la principale préoccupation de Cotta dans la journée est de se cultiver sur les arts de la guerre :

“Il venait d’étudier un nouveau modèle de galère[32] et d’achever le sixième livre de son histoire des Carthaginois[33]. Sûr de n’avoir pas perdu sa journée, il était content de lui et des dieux[34].”

On constate ainsi que le banquet a lieu dans un endroit syncrétique, puisque l’hôte est lui-même porté à la pluralité des dogmes, finalement, à l’exemple de Constantin lui-même, à condition bien sûr que ceux-ci n’empiètent pas sur la paix romaine. C’est un signe de puissance que de pouvoir réunir chez soi des personnes aussi influentes et aussi différentes les unes des autres. Dès lors, Cotta présente ses invités aux noms souvent évocateurs, ce qui prouve leur dimension allégorique :

“Paphnuce, ajouta-t-il, tu vois ici plusieurs hommes dignes d’être aimés : Hermodore[35], grand prêtre de Sérapis[36], les philosophes Dorion[37], Nicias[38] et Zénothémis[39], le poète Callicrate[40], le jeune Chéréas[41] et le jeune Aristobule[42], tous deux fils d’un cher compagnon de ma jeunesse ; et près d’eux Philinna avec Drosé[43], qu’il faut louer grandement d’être belles[44].”

Arrivons-en à la discussion principale du banquet, discussion – devant des verres de vin miellé[45] – portant sur la nature de la philosophie et de Dieu. C’est pour ainsi dire l’arrivée d’Eucrite le stoïcien[46] qui ouvre le débat :

“DORION[47] : Saluons respectueusement en Eucrite le dernier des stoïciens. Grave et blanc, il s’élève au milieu de nous comme une image des ancêtres ! Il est solitaire dans la foule des hommes et prononce des paroles qui ne sont point entendues[48].”

Il va de soi que les paroles de Dorion face à Eucrite sont ironiques ; en fait, il faut songer que dans ce IVe siècle, le stoïcisme est un système parfois controversé chez les Romains ; bien après Panétius et Posidonius, et bien après Marc-Aurèle[49], même si le stoïcisme reconnaissait l’existence des dieux, il est évident que dans l’antiquité tardive, le christianisme n’avait pas un œil très ouvert sur le stoïcisme polythéiste, comme on peut le comprendre après la conversion de Constantin en 313. Cependant, il est tout aussi vrai que le stoïcisme résiste encore, et que nombreux sont ceux qui s’y adonnent. De fait, Eucrite est de ceux-là :

“Tu te trompes, Dorion. La philosophie de la vertu n’est pas morte en ce monde. J’ai de nombreux disciples dans Alexandrie, dans Rome et dans Constantinople[50]. Plusieurs parmi les esclaves et parmi les neveux des Césars savent encore régner sur eux-mêmes, vivre libres et goûter dans le détachement des choses une félicité sans limites[51]. Mais s’il était vrai que la vertu fût à jamais éteinte sur la terre, en quoi sa perte intéresserait-elle mon bonheur, puisqu’il ne dépendait pas de moi qu’elle durât ou pérît ? Les fous seuls, Dorion, placent leur félicité hors de leur pouvoir[52]. […] Si la vertu périt, je consens qu’elle périsse et ce consentement me remplit de joie comme le suprême effort de ma raison et de mon courage. En toutes choses, ma sagesse copiera la sagesse divine, et la copie sera plus précieuse que le modèle : elle aura coûté plus de soins et de plus grands travaux[53].”

On comprendra ici que dans une vision stoïcienne, l’homme tient en main sa propre destinée, et ne compte que sur sa rigueur morale pour atteindre le bonheur, c’est-à-dire la sagesse de l’équilibre. La vertu est en effet d’assumer sa destinée comme participant au principe de l’harmonie universelle, et rien ne sert de disserter dessus, ou de se battre contre elle.

L’objection de Nicias l’épicurien est acerbe :

“Tu t’associes à la Providence céleste[54]. Mais, si la vertu consiste seulement dans l’effort, Eucrite, et dans cette tension par laquelle les disciples de Zénon[55] prétendent se rendre semblables aux dieux, la grenouille qui s’enfle pour devenir aussi grosse que le bœuf accomplit le chef-d’œuvre du stoïcisme[56].”

Nicias ne peut en effet concevoir un monde dans lequel l’homme participerait du souffle divin, puisque les épicuriens réfutent l’idée du divin dans le monde[57]. Le principe originel atomiste des épicuriens (d’après celui de Démocrite) est laïque – ce qui ne déplaît bien évidemment pas à Anatole France, l’auteur du Jardin d’Epicure[58].

Nous le constatons ici, pour Anatole France, les discussions théologiques et métaphysiques dont les questions restent encore en suspens en cette fin de XIXe siècle, étaient déjà au cœur des débats dans cette antiquité littéraire et mythique. On n’en sait guère plus, dans la contemporanéité francienne, sur l’Univers, que ce qu’en savaient déjà les Anciens, et les questions sur la destinée humaine restent dramatiquement les mêmes. Evidemment, le parallélisme entre deux époques est ici fondamental, et fortement orienté vers un relativisme sceptique très marqué.


[1] Anaximandre (on place sa maturité entre –570 et –565) est sans doute un élève de Thalès. Il serait l’inventeur du cadran solaire (gnômôn). L’intérêt que pourrait porter Anatole France à ce philosophe consiste en le fait qu’Anaximandre rejette avec force l’idée d’un dieu portant la terre, tel Atlas. Le philosophe présocratique montre que la terre navigue dans l’infini. Le système de l’Apeiron (mot grec signifiant illimité) est créé, c’est-à-dire l’idée du non-limité, de l’in-définissable. Le monde n’est plus soumis aux caprices d’une pléiade de dieux, mais plutôt à deux tendances, le Temps (Chronos) et la Justice (Diké). Le monde physique est présidé dès lors par un principe non limité et non définissable, qui dépasse de loin les mythes et les dieux. Voir Simplicius, Commentaire sur la physique d’Aristote, 24,13 : “De ceux qui disent que le principe est un, mû et illimité, Anaximandre, fils de Praxiadès, de Milet, successeur et disciple de Thalès, a dit que l’Illimité est le principe et l’élément des choses qui sont, étant du reste le premier à user du terme de principe. In Les Présocratiques, Gallimard, Pléiade, Paris, 1988, p.27.

[2] Xénophon (426 ?-354) n’est pas un présocratique, puisqu’on le dit même élève de Socrate autour de 401. Comme Platon, il identifie le souverain bien et le bonheur, méprise le plaisir, prêche la justice et l’obéissance aux lois. Il est adepte d’un ascétisme très exigeant. Cependant, au détriment peut-être de la cité, il reste proche de l’idéal de perfectionnement de l’homme dans son individualité, et rejoint le stoïcisme. Il est surtout dégoûté par l’incertitude et le désordre de trop de luttes, dans la cité, pour des hégémonies fragiles, qui ne vont pas dans le sens de l’épanouissement des hommes. Voir J. Luccioni, Les idées politiques de Xénophon, Paris, 1946.

[3] Marie-Claire Bancquart fait ici allusion avant tout à Anaxagore et à Démocrite. Mais elle ne cite pas ces Anciens dans l’ordre chronologique.

[4] Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome I, p.LXXIX. On comprendra ici que cette méthode sceptique de remise en cause des cosmogonies établies, est fondamentale pour Anatole France.

[5] Voir supra, I.1.4.b, p.109.

[6] Il est évident qu’ici, Anatole France s’exprime avec une ironie désapprobatrice. L’ascèse est un thème fort malmené dans l’œuvre francienne. Voir infra, I.3.1.a, p.199.  Ceci laisse ainsi à penser que la beauté morale, cette gloire pour laquelle le croyant combat et se sacrifie, n’est qu’un leurre qui n’apporte pas de réponse précise au sens de l’existence humaine. De même, ici, la philosophie rejoint la croyance : elle est tout aussi infondée, et n’a l’air de rechercher par de vaines certitudes que le fait de rassurer l’homme qui souffre.

[7] Anatole France, ibid., p.105-106.

Sur Démocrite et sur Epicure, voir supra, I.1, p.23 et infra, I.2.1.b, p.139. Pierre Gassand, dit Gassendi, né à Digne, est reçu docteur en théologie en Avignon en 1614. Philosophe, astronome et mathématicien, il reste l’un des principaux critiques d’Aristote et de Descartes au XVIIe siècle, à travers son Exercitationes Paradoxicae Advertus Aristoteleos (paru en 1624 : voir Dissertations en forme de paradoxes contre les aristotéliciens, trad. B. Rochot, Paris, 1959.) Il lance une attaque brutale contre les philosophes qui prétendent avoir découvert un savoir nécessaire et indubitable sur les lois de la nature réelle des choses. Il est donc cité par Anatole France ici fort à propos. De plus, Gassendi met en relief, dans la Disquisitio metaphysica publiée à Amsterdam en 1644 (voir Recherches métaphysiques, trad. B. Rochot, Paris, 1962), le fait que l’usage méthodique du doute par Descartes n’ajoute strictement rien à ce que proclamaient depuis des siècles les sceptiques grecs postulant que la clarté et la distinction des idées sont des critères insuffisants pour trouver la vérité. Cette attitude sceptique de Gassendi pourrait être une source intéressante qu’Anatole France reprendrait à son compte.

[8] Il suffit de se pencher sur le catalogue des ouvrages figurant dans la librairie de son père, où bon nombre de présocratiques et de gnostiques figuraient. Se reporter à G. Huard, Le Père d’Anatole France, François Noël Thibault, libraire et éditeur [1805-1890], Bulletin du Bibliophile, 1925, p.121-139, et M. Kahn, Le Père d’Anatole France, Noël France [1806-1890], Libraire, Bulletin du Bibliophile, Novembre 1924, p.491-503. Pour une approche (rapide et partielle) de l’intertextualité francienne avec les philosophes antiques, se référer à D. Mornet, Les “Sources” d’Anatole France, Les Nouvelles Littéraires, 3 juilet 1926.

[9] Nous pouvons ici penser que cela justifie amplement l’amour d’Anatole France pour la culture livresque et pour le passé. Sur ces deux thèmes, voir infra, II.2.1, p.267 et I.2.4, p.183.

[10] Voir P. Aubenque, Concepts et catégories dans la pensée antique, Vrin, Paris, 1980.

[11] Il s’agit de l’école dite ionienne, de Thalès (630-570) à Xénophane (560-470).

[12] Il n’est bien sûr pas de notre objet ici de rechercher les innombrables sources présocratiques influençant Anatole France. Ce travail ardu n’a d’ailleurs jamais été mené en profondeur. Cependant, comme nous l’avons dit plus haut, les présocratiques paraissent tenir pour Anatole France une valeur particulière, dans le sens où leur démarche est tout à fait novatrice, et libre: les croyances sont pour la toute première fois remises en cause dans le but de trouver non pas une vérité évidente – les présocratiques luttent déjà contre l’illusoire évidence – mais bien une vision du monde moins fausse et empreinte de curiosité.

[13] Par exemple, pour Thalès de Milet (630-570 environ), le principe originel est l’eau, d’où tout découle. D’autres éléments sont considérés par d’autres présocratiques comme principes fondateurs : l’air pour Anaximène (580-520 environ), la terre pour Xénophane (560-470 environ). De nombreux phénomènes de transformations amènent dès lors ces principes fondateurs à donner naissance à des phénomènes palpables pour les sens humains. Selon Pierre Aubenque, cette recherche de causes naturelles aux phénomènes a longtemps fait considérer les présocratiques comme les précurseurs de la science physique, mais, ajoute-t-il, il s’agit en fait d’une laïcisation de mythes cosmogoniques païens. (Voir à ce sujet J.-P. Vernant, Les Origines de la pensée grecque, P.U.F., 1962, 4ème édition, 1984.) Dès lors, du conflit chaotique des choses (des divinités antagonistes devenues phénomènes naturels) émerge, sous la présidence d’un principe (archè) qui était jusque-là Zeus lui-même, une organisation (cosmos). Les éléments dépersonnalisés (eau, terre, feu, air) prennent la place de divinités, et expliquent ainsi une origine naturelle de l’ordre des choses. C’est là le principal héritage des présocratiques, qui initient donc, comme on le voit, la philosophie occidentale par là même. C’est à partir d’Anaximandre (610-540) que ces éléments distincts sont englobés dans un système plus satisfaisant, l’infini, principe originel gouvernant tous les autres principes. Dès lors, le monde devient un Tout à la fois un et multiple, régi par une loi abstraite d’harmonie et d’équilibre. Ces mêmes lois régissent les rapports humains (la justice, notamment, qui est l’égalité dans les différences). C’est donc bien la philosophie d’Anaximandre qui initie la vision du monde de la philosophie grecque.

[14] Thaïs paraît dans La Revue des Deux Mondes les 1er juillet, 15 juillet et 1er août 1889. L’édition originale chez Calmann-Lévy date du 18 octobre 1890.

[15] Ce thème est très significatif chez Anatole France, et fait partie de ses “armes” favorites pour amorcer, dans un contexte purement littéraire, une réflexion philosophique et plus théorique sous-jacente. C’est le moyen employé dans Thaïs, dans L’Ile des Pingouins ou même dans La Révolte des anges. Dès 1888, dans « Læta Acilia », ce système rhétorique est mis en pratique avec une grande assurance.

[16] C’est fort important : Anatole France, dans sa solide culture, use de ces transpositions pour permettre à l’imaginaire du lecteur de remplir son rôle en toute acuité. Il  s’agit de l’imaginaire de la partance, thème francien fondamental très usité en cette fin de XIXe siècle par les décadents. Voir infra, I.3.3., p.232.

[17] Thaïs apparaît indubitablement comme étant l’œuvre francienne majeure quant à la mise en scène de cette époque au christianisme encore non affirmé et luttant contre un héritage séculaire. Il existe cependant d’autres œuvres de France dont l’intrigue se déroule durant cette ère. Nous pouvons évoquer notamment « Balthasar », « Læta Acilia », ou encore et surtout le fameux « Procurateur de Judée ». Il est intéressant de relever qu’Anatole France se penche sur cette période surtout dans les années 1884-1895, époque correspondant très nettement à cette interrogation métaphysique dont nous nous occupons ici, et qui consiste à se demander en quoi la thèse monothéiste du christianisme recèlerait une plus grande part de vérité universelle que les autres thèses issues de l’époque présocratique.

[18] Voir Pléiade, tome I, p.785-806.

[19] Des passages du Satiricon de Pétrone sont ici des références intertextuelles. Voir par exemple Pétrone, Satiricon, XXXI, 9. Plus que l’orgie d’Encolpe avec Quartilla, Anatole France pense au passage célèbre du dîner dans la maison de Trimalchion et de Fortunata, où somme de détails rend l’évocation du banquet pittoresque. C’est dans cet esprit que se passe le banquet de Thaïs, chez le romain Cotta.

[20] Le parallélisme entre cette décadence romaine et la fin du XIXe siècle est pour Anatole France loin d’être innocent.

[21] Il faut noter ici que Thaïs ne prend pas beaucoup part au débat ; cependant, elle représente elle aussi un système, celui qui prédominera par rapport à tous les autres, celui du Désir. Voir infra, I.3, p.199.

[22] Constantin (Flavius Valerius Contantinus), né à Naissus vers 280, règne dès 306. Il obtient la victoire définitive contre son rival Licinius (batailles d’Andrinople et de Chrysopolis). C’est en 325 qu’il réunit le fameux conseil de Nicée pour définir l’église orthodoxe, contre les Aryens (voir infra, I.3.2.b, p.217). En 324 est fondée Constantinople ; Constantin meurt en 337.

[23] Ceci prouve que l’institutionnalisation d’une religion lui donne foi auprès de l’autorité, et donc lui donne une dimension autoritaire auprès des foules. Cette remarque de Cotta pourrait annoncer cette croisade dont Anatole France se fera le chantre quelques années plus tard, pour la séparation de l’Eglise et de l’Etat.

[24] C’est-à-dire les chrétiens stricto sensu.

[25] Anatole France, Thaïs, Pléiade, tome I, p.786.

[26] Voir par exemple A. Alfödi, The Conversion of Constantine and Pagan Rome, Oxford, 1948, et surtout J. Maurice, Constantin le Grand. L’Origine de la civilisation chrétienne, Paris, 1924.

[27] Voir infra, I.3.2.b, p.217.

[28] Il s’agit du Credo de Nicée, l’homoousios, ce qui signifie “consubstantiel”, issu indirectement de Tertullien.

[29] On avance traditionnellement le nombre de 318, chiffre symbolique de la Maison d’Abraham (Genèse, XIV, 14 : “Dès que celui-ci apprit la capture de son frère, il mit sur pieds 318 de ses vassaux, liés de naissance à sa maison.”

[30] A dire vrai, le concile de Nicée ne sera respecté que plus tard, vers 380, grâce à Théodose, un Latin d’Espagne, lorsque la foi de Nicée se répandra solidement dans tout l’Empire en tant qu’orthodoxie trinitaire.  Voir E. Boularand, L’Hérésie d’Arius et la foi de Nicée, 2 vol., Letouzet et Ané, Paris, 1972. Voir aussi I. Ortiz de Urbina, Histoire des conciles œcuméniques, t.I, Nicée et Constantinople, Orante, Paris, 1963.

[31] Anatole France, idem., p.786. Cette dernière assertion, énigmatique, paraît prendre à contre-pied Aristote : “Une telle vie peut sembler par trop haute pour le composé humain normal. Car ce n’est pas en tant qu’il est ce composé humain normal que l’homme vivra de cette vie, mais tant qu’il y a en lui quelque chose de divin […] Il ne faut pas suivre ceux qui disent que, parce qu’on est homme, on doit n’avoir que des pensées humaines, parce qu’on est mortel, pensées d’un mortel : il faut, autant que possible, se rendre immortel et user de tout moyen pour vivre selon la partie la plus haute de nous.”, Aristote, Ethique à Nicomaque, K7, 1177 et ssq. (b26).

[32] La galère romaine est l’un des instruments fondamentaux de la puissance romaine dans le bassin méditerranéen.

[33] Les guerres puniques sont en effet l’un des moments glorieux de l’impérialisme romain. La fin de Carthage date de 146 avant notre ère, par la victoire de Scipion  Emilien (Paul Emile).

[34] Anatole France, idem, p.786.

[35] Hermodore signifie étymologiquement cadeau d’Hermès.

[36] Sérapis est une divinité grecque introduite en Egypte dans les toutes dernières années du IVème siècle avant J.-C. par Ptolémée II. La légende voudrait que ce dernier vît en songe le dieu Sérapis de Sinope lui demandant de ramener sa statue en Egypte. Demandant à ses prêtres Manéthon et Timothée la signification de ce rêve, Ptolémée IIpensa que Sérapis n’était autre que le taureau Apis, devenant après sa mort l’Osiris-Apis. Ce dieu est donc adoré par les Grecs et par les Egyptiens, dans un syncrétisme unificateur. Le taureau Apis, aux taches blanches et noires, est symbole de fécondité et de force. Osiris est quant à lui le dieu funéraire. On le voit, Sérapis engendre le culte païen du cycle vie-mort-résurrection, ainsi qu’une croyance fondamentale en la dichotomie ici-bas / au-delà.

[37] Dorion signifie étymologiquement petit cadeau.

[38] Nicias a son nom tiré de Niké, la victoire.

[39] Etymologiquement, Zénothémis signifie génie de la justice, c’est-à-dire justice de Dieu ou de Zeus.

[40] Callicrate signifie le beau pouvoir, ou la forte puissance.

[41] Chéréas est l’assassin de Caligula, le 24 janvier 41.

[42] Aristobule IIest le père d’Antigone, le roi asmonéen. On considère parfois Aristobule comme l’écrivain du Livre de la Sagesse (Liber Sapientiae), l’ouvrage le plus remarquable du judaïsme hellénistique avec l’œuvre de Philon.

[43] Drosé signifie vinaigre. Voir Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome I, note 1 de la page 786, p.1372. Ces deux femmes sont deux des héroïnes des Dialogues des Courtisanes de Lucien.

[44] Anatole France, idem, p.786.

[45] Voir Le Banquet de Platon : “L’esclave alors sert Socrate, qui se met à boire, et Eryximaque demande : « Que faisons-nous maintenant, Alcibiade ? Nous restons comme cela, sans parler de rien, la coupe en main, sans rien chanter ? nous allons seulement boire, comme les gens qui ont soif ? »”, p.27.

[46] Eucrite signifie étymologiquement qui juge bien.

[47] On reconnaîtra une forme avec des didascalies, propres à évoquer le genre maïeutique de Platon. Cette forme utilisée avec malice par Anatole France rend au banquet une dimension philosophique aux allures antiques, et permet une grande efficacité : seuls ici comptent les arguments des protagonistes, souvent concis et frappants (stichomythies), au détriment de tout autre détail qui serait ici superflu. D’autre part, la théâtralisation de la scène la rend plus vigoureuse, et plus ludique. Le verbe se fait ici agissant.

[48] Anatole France, ibid., p.789.

[49] Panétius (Panaitios de Rhodes) succède à Antipater en 129 avant notre ère. Il figure à Rome, avec l’historien grec Polybe, dans le cercle de Scipion Emilien – le fameux empereur victorieux des guerres puniques – et ce groupe est fondamental ; en effet, comme Panétius partage son temps entre Athènes et Rome, il est l’un des plus grands acteurs du rapprochement symbiotique (syncrétique ?) entre les cultures latine et grecque. Il rattache le stoïcisme à Socrate, et renonce dès lors à quelques-uns des dogmes qui faisaient de l’école stoïcienne un courant de pensée sectaire et rigoureux : il émet des doutes sur la divination, et il introduit la notion de l’homme tiraillé entre diverses tendances antagonistes dont l’équilibre définit la sagesse. Il doute que la vertu suffise au bonheur, et démontre que les vocations personnelles sont fondamentales pour l’accomplissement de soi au service de tous. Posidonius (Poseidonios  d’Apamée) est considéré comme étant fondamental dans le revirement de la philosophie antique vers le néoplatonisme. Il est entendu par Cicéron lorsqu’il enseigne à Rhodes. Selon lui, le stoïcisme sert à synthétiser la somme des connaissances et des croyances du monde méditerranéen. Il distingue Dieu de la nature et du destin, afin d’assouplir le passage de l’un au multiple ; il sépare ainsi le corps et l’âme – à l’image du platonisme – et met en évidence le fait que la vie morale se résume à des conflits entre la raison et les passions. L’homme est tendu entre l’animal et le divin. C’est au travers de ces deux philosophes antiques que le stoïcisme pénètre dans le monde romain ; Cicéron adaptera ces thèses dans un vocabulaire propre, qui assureront la reconnaissance de ce dogme. Dès lors, la vertu romaine et la vertu stoïcienne s’amalgameront, se cristallisant contre le despotisme césarien (au travers de Caton d’Utique, de Thraséas ou surtout d’Helvidius Priscus). Le stoïcisme, plus qu’un dogme aux canons définis, devient alors une règle de vie (souvent confondue à l’humanisme bourgeois) dont les Lettres à Lucilius de Sénèque, les diatribes d’Epictète et les examens de conscience de Marc-Aurèle (121-180) deviennent la plus pure expression. Voir A. Bridoux, Le Stoïcisme et son influence, Vrin, Paris, 1966. Sur Panétius, voir M. Van Straaten, Panétius, H.J. Paris, Amsterdam, 1946. Sur Posidonius, voir M. Laffranque, Poseidonios d’Apamée, P.U.F., Paris, 1964.

[50] On reconnaît ici l’universalité du stoïcisme, universalité qui résiste au temps et qui est à l’image de ce que ce dogme était au I e siècle avant notre ère, trait d’union entre les peuples gréco-romains.

[51] Là encore, on voit une grande pluralité de ceux qui s’adonnent au stoïcisme ; cela signifie que dans cette antiquité tardive, le stoïcisme est avant tout une règle de vie, et donc c’est bien sa dimension morale qui prédomine, au-delà d’un dogmatisme philosophique. Il s’agit bien ici d’une tradition enseignée à la suite des œuvres de Marc-Aurèle (Pensées) et d’Epictète (Manuel).

[52] Voir Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome I, note 1 p.790, p.1373 : elle cite à juste titre le Manuel d’Epictète, sur lequel Eucrite s’appuie pour répondre à Dorion : “Ne demande pas que ce qui arrive soit conforme à ce que tu désires ; mais désire que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux !”, Manuel d’Epictète, VIII. “Sache que le fond de la piété envers les dieux, c’est d’en juger sainement, de penser qu’ils existent et qu’ils gouvernent l’univers avec sagesse et avec justice, et en conséquence de te donner le rôle de leur obéir, de leur céder et de les suivre en tout ce qui t’arrive, dans la pensée que c’est arrangé pour le mieux.”, ibid., XXI, Hachette, 1874, trad. François Thurot. Il est manifeste ici que l’héritage des présocratiques est prédominant dans ces réflexions d’Epictète. En effet, ici, la destinée humaine est soumise au principe fondateur – certes non laïcisé – se traduisant toutefois par les notions d’équilibre et d’harmonie, indépendantes des désirs humains, donc de cause extérieure et naturelle. Epictète reste l’héritier fidèle de l’ancienne Stoa, du Portique. Selon P. Hadot, dans Exercices spirituels et philosophie antique, Etudes Augustiniennes, Paris, 1981, les maux et les biens ne dépendent que de ce qui est en notre pouvoir, dans la sphère donc de notre libre choix moral. C’est pourquoi le bonheur ne peut s’acquérir que dans une attitude morale ne dépendant pas des contingences matérielles ou corporelles de chacun. Voir supra, I.1.1.c, p.42.

[53] Anatole France, ibid., p.790. On reconnaît ici une attitude qui ne peut qu’avoir la sympathie d’Anatole France : c’est au travers d’une ligne de conduite propre à chacun que l’homme peut acquérir sinon le bonheur, du moins la maîtrise de son destin. Il n’y a pas ici de cause extérieure – mystique – à laquelle l’homme serait subordonné sans sa volonté.

[54] Il est certain que pour un épicurien, la thèse stoïcienne sur laquelle Eucrite s’appuie ne peut faire l’assentiment, même si les deux ne sont pas diamétralement opposés ; mais en effet, si la destinée individuelle de l’homme se confond avec la providence divine, c’est parce que l’harmonie universelle participe également de l’harmonie des hommes. Or, selon Epicure (341-270), le divin n’existe pas dans le monde. Cette structure de pensée est issue d’un système physique atomiste hérité de Démocrite (468-399), qui imagine l’existence d’une matière infinie et éternelle, les atomes, dispersés dans un espace lui aussi infini et éternel. Comme l’infini n’a pas de centre, alors les atomes sont soumis à un éternel mouvement. Ils finissent par s’agréger, et l’agrégat est fini et destiné à la décomposition. L’homme, le monde, sont des agrégats. Les dieux également, mais d’une catégorie spéciale, qui n’intéresse pas les hommes : ils ont un parfait équilibre atomique et ne connaissent donc aucune passion telle que les nôtres ; ils n’interviennent donc pas dans la destinée humaine. C’est pourquoi Nicias ne peut admettre l’idée d’une Providence divine. Sur la pensée d’Epicure, voir A. J. Festugière, Epicure et ses dieux, P.U.F., 1946, rééd. 1985.

[55] Voir Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome I, note 2 p.790, p.1373. Il s’agit de Zénon de Citium (ou de Kition) (336-264), fondateur de l’école stoïcienne.

[56] Anatole France, idem, p.790. La fable de la grenouille et du bœuf est issue des Fabulae de l’auteur latin Phèdre (10-54), dont La Fontaine s’inspirera. Phèdre est aussi populaire chez les Romains que La Fontaine en France.

[57] C’est ce qu’a montré avec force Lucrèce : “Ces vérités connues [sur la composition atomiste du monde] et bien en ta possession, aussitôt la nature t’apparaît libre, exempte de maîtres orgueilleux, accomplir tout d’elle-même, spontanément et sans contrainte, sans la participation des dieux.”, Lucrèce, De la Nature, Livre II, p.93.

[58] En fait, la vision épicurienne du monde paraît fort incompatible avec la religion chrétienne, comme le remarque J. Hladik : “Comme presque tous les philosophes de l’antiquité, les atomistes bâtirent à partir de leurs principes toute une cosmogonie, ce qui ne faisait pas l’affaire des religieux en place. Il est évident que dans la théorie atomique, les Dieux n’intervenaient pas dans la marche du monde, régie par des lois physiques. […] C’était aussi la croyance scientifique que la nature, sous sa multiplicité et sa complexité apparentes cache un ordre qu’il est possible d’expliciter en termes d’éléments simples et de leurs interactions sans faire place à des interventions surnaturelles. […] La théorie atomique ne pouvait donc pas laisser indifférents les théologiens et les autorités religieuses en place. Aussi l’atomisme fut-il vivement combattu par l’Eglise catholique ce qui engendra un très long entracte dans le débat sur l’origine et la structure de la matière.”, J. Hladik, Anatomie des atomes, Ellipses, Paris, 1999.

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