I.3.1.a) Ascèse et sublimation du corps dans Thaïs

Je sens que nous sommes dans une fantasmagorie et que notre vue de l’univers est purement l’effet du cauchemar de ce mauvais sommeil qui est la vie. Et c’est cela le pis. Car il est clair que nous ne pouvons rien savoir, que tout nous trompe, et que la nature se joue cruellement de notre ignorance et de notre imbécillité.”, Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.65.

I.3.1.a) Ascèse et sublimation du corps dans Thaïs

L’homme n’est-il pas dans l’erreur la plus dramatique lorsqu’il réfute l’existence de son propre corps pour n’écouter que les aspirations trompeuses de son âme ? Le mythe d’une âme humaine pure devant réfuter un corps impur est sans cesse dénoncé par Anatole France comme une fausseté dangereuse et empoisonnante pour l’homme. C’est ce que Paphnuce, l’un des personnages les plus représentatifs de la littérature francienne, apprend à ses dépens.

Rappelons rapidement l’argument de Thaïs[1]. Il s’agit de l’aventure d’un moine pratiquant la plus sévère des ascèses, qui tombe sans se l’avouer passionnément amoureux de la sulfureuse Thaïs, une femme inaccessible et d’une beauté inégalée. La problématique qui se fait jour est la suivante[2] : comment un homme féru de sublime peut-il succomber à un désir amoureux sans perdre sa vocation à la sainteté ? Nous allons voir que Paphnuce, en refusant son corps et donc sa réalité charnelle, fait dramatiquement fausse route.

Faisons un point sur l’ascèse chrétienne, notion qui nous semble fondamentale pour bien saisir l’attitude de Paphnuce. Ce mot vient du grec askètis, signifiant pratiqueentraînement. Il visait à l’époque, autour du Ier siècle, principalement ceux qui, à l’image des athlètes olympiques, cherchaient à se perfectionner dans un art au travers d’une discipline suivie. Dès lors, on peut remarquer qu’au travers de l’histoire de l’ascèse, qui est d’une très grande diversité – car elle s’applique à toutes les cultures de tous les temps – des pratiques constantes restent tout de même observables[3]. Anatole France s’est remarquablement renseigné sur elles, et les respecte à la lettre pour dépeindre son personnage Paphnuce. On citera donc le jeûne prolongé et les veilles, l’exposition aux rigueurs des éléments, l’austérité, le contact avec le répugnant, la solitude, le silence, la claustration, le dénuement matériel, l’abstinence sexuelle, la non-disposition de soi, ainsi que le partage d’une condition sociale méprisée. Pour le « gentil » – celui qui n’est pas initié aux pratiques de l’ascétisme –, cette discipline de vie peut paraître masochiste ; pour l’ascète au contraire, c’est le gentil qui, immergé dans « le siècle » – le monde profane –, est esclave de ses besoins et de sa jouissance. Comme le dit fort bien Michel Hulin, “aux yeux de l’ascète, il n’y a là qu’esclavage, car cette manière de vivre consiste, au fond, à poursuivre avec les moyens de l’intelligence humaine des buts qui sont déjà ceux de l’animal. […] C’est donc au nom de la liberté d’esprit que l’ascète refuse d’entrer dans ce jeu[4].”

L’ascète va donc bloquer ses bases de plaisir et de déplaisir, faire abstraction de son corps pour aller vers le désagréable, allant jusqu’à prendre conscience que la source des souffrances et des dégoûts est le corps lui-même, et que si l’âme renonce au corps, elle renonce à la notion même de plaisir ou de déplaisir, pouvant dès lors, détachée, se tourner vers la contemplation mystique. Il devient donc logique de se déconditionner du monde extérieur. Or, les privations ascétiques se heurtent, quoi qu’il arrive, à des fonctions basses de l’organisme. Sous peine de mourir, l’ascète ne peut aller jusqu’au bout de la privation, et le détachement du corps a ses limites inscrites dans le corps lui-même. Le but idéal de l’ascète, qui est de rencontrer le plus haut point de la réalité mystique – de la réalité désincarnée – n’est pas accessible. L’ascète ne peut complètement renoncer à respirer, à manger et à boire. Ce renoncement débouche sur la mort, qui est l’inverse de la voie de recherche spirituelle initiée par l’ascète. Le but poursuivi par la plupart des ascètes est donc tout à fait dialectique, et la plupart d’entre eux finissent par renoncer au renoncement, version ultime de l’ascétisme, et certains d’entre eux deviennent au bout du compte de véritables débauchés[5].

Dans cette optique, au cœur de cette discipline de vie particulièrement éprouvante, il est certain que ces ascètes n’avaient plus leur raison, et que ce qu’ils prenaient pour des révélations mystiques devaient être des hallucinations causées par la dénutrition et la souffrance physique : ironie du sort, les images mystiques venaient du corps lui-même qui se révoltait… Pourtant, le but ultime des ascètes est de toucher, par le renoncement au corps, un avant-goût du paradis. Les illuminations des ascètes qui parlent couramment aux anges et peuvent avoir des apparitions démoniaques et subir toutes sortes de tentations inhumaines[6], sont de source hallucinatoire. Le plus haut ascétisme consiste ensuite au renoncement du renoncement, et à l’immersion dans la vie urbaine.

Paphnuce s’inscrit dans la droite ligne de l’ascétisme ici présenté.

“Anachorètes et cénobites vivaient dans l’abstinence, ne prenant de nourriture qu’après le coucher du soleil, mangeant pour tout repas leur pain avec un peu de sel et d’hysope. Quelques-uns, s’enfonçant dans les sables, faisaient leur asile d’une caverne ou d’un tombeau et menaient une vie encore plus singulière. Tous gardaient la continence, portaient le cilice[7] et la cuculle[8], dormaient sur la terre nue après de longues veilles, chantaient des psaumes, et, pour tout dire, accomplissaient chaque jour les chefs-d’œuvre de la pénitence. En considération du péché originel, ils refusaient à leur corps, non seulement les plaisirs et les contentements, mais les soins même qui passent pour indispensables selon les idées du siècle. Ils estimaient que les maladies de nos membres assainissent nos âmes et que la chair ne saurait recevoir de plus glorieuses parures que les ulcères et les plaies[9].”

Nous sommes bel et bien ici, malgré le réalisme historique de la situation, dans un horizon fabuleux. Par exemple, une légion de démons assaille les ascètes :

“Les ascètes, furieusement assaillis par des légions de damnés, se défendaient avec l’aide de Dieu et des anges, au moyen du jeûne, de la pénitence et des macérations. Parfois, l’aiguillon des désirs charnels les déchirait si cruellement qu’ils en hurlaient de douleur et que leurs lamentations répondaient, sous le ciel plein d’étoiles, au miaulement des hyènes affamées. C’est alors que les démons se présentaient à eux sous des formes ravissantes. Car si les démons sont laids en réalité, ils se revêtent parfois d’une beauté apparente qui empêche de discerner leur nature intime[10].”

En fait, ce court extrait est représentatif de la façon dont fonctionne le système de Thaïs. D’une part, le réel entoure nos protagonistes avec un pragmatisme presque routinier. C’est le cas du fameux passage du banquet[11], qui se passe dans des conditions que nous pourrions qualifier de normales. Pour reprendre un terme barthésien, nous dirions qu’il s’agit là du degré zéro de la réalité. Cependant, se superpose à ce réel un monde mythique, fait de démons et de personnages fabuleux. Or, tout l’enjeu de Thaïs est de jouer sur la présence de cet horizon fabuleux. En effet, ces démons sont-ils réels, ne se présentant aux ascètes que parce que ces ascètes ont acquis une grande connaissance mystique du sublime ? Ou au contraire, sont-ils le fruit de leur imagination ravagée par l’abstinence, la faim et la frustration ? Le nœud du problème se tient dans ce pivot ambigu. Ainsi, Paphnuce est lui aussi tourmenté par les démons. Mais ces démons sont d’une ambiguïté telle que le doute plane toujours sur leur réalité, et que le texte propose au lecteur une double lecture possible : ces démons sont-ils réels, ou appartiennent-ils à l’imaginaire dérangé de Paphnuce qui les crée parce qu’il croit en eux ?

“Comme il méditait de la sorte, il vit un petit chacal assis à ses pieds. Il en éprouva une grande surprise. L’animal semblait lire dans la pensée de l’abbé et il remuait la queue comme un chien. Paphnuce se signa : la bête s’évanouit. Connaissant alors que pour la première fois le diable s’était glissé dans sa chambre, il fit une courte prière[12].”

Ce chacal reviendra comme un leitmotiv à chaque fois que Paphnuce sera taraudé par son désir subversif pour la belle Thaïs. Le chacal est un animal qu’on pense habituellement très commun dans le désert égyptien (ce qui est faux). Mais dans une lecture symbolique, le chacal, qui hurle à la mort et qui se nourrit de cadavres, est beaucoup plus inquiétant que ce petit chien qui remue la queue dépeint par Anatole France avec une légère teinte d’ironie. Certains textes de l’iconographie hindoue voient le chacal comme un animal symbole du désir et de la sensualité qui tenaillent le sage, que chevauche Devî, la grande Mère divine fortement sexualisée. Mais il n’est pas besoin de lecture symbolique si exotique pour comprendre le symbolisme du chacal : en Egypte, Anubis est représenté comme un chacal[13]. Son sanctuaire le plus célèbre était à Cynopolis, la Cité des Chiens[14], et il avait pour fonction, en temps que psychopompe, de veiller sur les rites funéraires et sur le voyage des âmes vers l’autre monde, vers le « Chant des Roseaux ». On comprend bien ici que le chacal n’est en rien un animal biblique, et que son symbolisme est, dans une optique chrétienne comme celle de Paphnuce, d’origine tout à fait païenne. Dès lors, si Paphnuce projette, par réflexivité, ses fantasmes les plus profonds dans le réel, alors ce chacal est le symbole de ce que Nietzsche appellerait ses « mauvaises pensées ». Ceci dit, dans ce mécanisme de projection des profondeurs dans le réel[15], il est une chose certaine : c’est que ces démons n’existent pas. Ils sont d’origine hallucinatoire, et interprétés par nos ascètes selon une culture biblique et largement dérangée[16]. Nous allons en fait mettre en évidence que ces démons symbolisent le Désir refoulé et frustré de Paphnuce, tout au long de notre étude de Thaïs.

Il est très intéressant d’analyser la manière dont Thaïs s’infuse au sein des délires hallucinatoires de notre ascète. Paphnuce est le champion des anachorètes, il manifeste un zèle maladif à acquérir la sainteté par la renonciation de son corps. Son état de frustration est surhumain, décuplé d’ailleurs par une foi aveugle et une croyance excessivement rigide envers le Christ :

“Depuis dix ans qu’il s’était retiré loin des hommes, il ne bouillait plus dans la chaudière des délices charnelles, mais il macérait profitablement [sic] dans les baumes de la pénitence. Or, un jour que, rappelant, selon sa pieuse habitude, les heures qu’il avait vécues loin de Dieu, il examinait ses fautes une à une, pour en concevoir exactement la difformité[17], il lui souvint d’avoir vu jadis au théâtre d’Alexandrie une comédienne d’une grande beauté[18], nommée Thaïs[19].”

Paphnuce ne le sait pas encore, mais il va faire de Thaïs l’objet même de son Désir. Or, avec un mécanisme de frustration surhumaine et de cristallisation[20] involontaire (pour compenser sa frustration), Thaïs va devenir un double de Paphnuce, mais un double à rebours. Nous reviendrons sur ce système-clé.

La première description de Thaïs est donc en focalisation interne à Paphnuce, et explose dans toute sa subjectivité : c’est un portrait avant tout moral, qui cache sous cette carapace de mépris un grand désir charnel :

“Cette femme se montrait dans les jeux et ne craignait pas de se livrer à des danses[21] dont les mouvements, réglés avec trop d’habileté, rappelaient ceux des passions les plus horribles. Ou bien elle simulait quelques-unes de ces actions honteuses que les fables des païens prêtent à Vénus, à Léda ou à Pasiphaé[22]. Elle embrasait ainsi tous les spectateurs du feu de la luxure[23] ; et, quand de beaux jeunes hommes ou de riches vieillards venaient, pleins d’amour, suspendre des fleurs au seuil de sa maison, elle leur faisait l’accueil et se livrait à eux. En sorte qu’en perdant son âme, elle perdait un très grand nombre d’autres âmes[24].”

L’intérêt de cette description est de montrer que sous le mépris de Paphnuce pour cette Thaïs censée représenter tout ce que l’ascète exècre, se cache une passion folle et démesurée.

“Elle avait allumé le désir dans ses veines et il s’était une fois approché de la maison de Thaïs. […] Paphnuce se mit à songer à Thaïs, parce que Thaïs était son péché, et il médita longtemps, selon les règles de l’ascétisme, sur la laideur épouvantable des délices charnelles dont cette femme lui avait inspiré le goût, aux jours de trouble et d’ignorance[25].”

Nous sommes ici face à une description très fidèle de la frustration. Or, il n’est qu’une façon d’assouvir une frustration, c’est d’assouvir son désir. Assouvir son désir, ceci implique reconnaître les besoins du corps, et, plus encore, accepter sa réalité charnelle. Assumer son écorce corporelle et les désirs qu’il entraîne, ceci serait salvateur pour Paphnuce. Mais comme ce dernier n’a pour mission ascétique que de renier sa réalité charnelle au profit d’une prétendue pureté de l’âme, dès lors, il s’enferme dans une sombre dialectique. D’une part, son désir va s’accroître, d’autre part, sa frustration va grandir, et plus sa frustration va grandir, et plus son désir va s’accroître. On le constate ici, la situation de Paphnuce est perdue d’avance, car il n’est pas assez fort pour renoncer au renoncement et donc pour assumer sa réalité charnelle. En refoulant son désir, il se refoule lui-même. En niant son corps, il se nie tout entier.

Cette hantise de Thaïs pour Paphnuce préfigure une conception francienne de l’être humain : nul ne peut nier son corps, ni même s’élever dans les hautes sphères de l’esprit pur. Le corps est insurpassable. Nul ne peut prétendre à une quelconque désincarnation, pour accéder à une chimérique sainteté. Paphnuce ne fait, par son ascèse, que trahir sa propre nature d’être humain, ce qui est une sorte de parjure aux lois naturelles.

Ainsi, Thaïs est préfigurée, dans le délire hallucinatoire de Paphnuce, comme une candidate à la sainteté : de représentation féminine fortement sexualisée, elle devient une représentation christianisée de la souffrance. Ce glissement, par contre, pourrait avoir une origine autre que purement fantasmatique :

“Il la revit telle qu’il l’avait vue lors de la tentation[26], belle selon la chair. Elle se montra d’abord comme une Léda, mollement couchée sur un lit d’hyacinthes, la tête renversée, les narines frémissantes, la bouche entrouverte, la poitrine en fleur et les bras frais comme deux ruisseaux. […] Cependant, l’image changeait insensiblement d’expression. Les lèvres de Thaïs révélaient peu à peu, en s’abaissant aux coins de la bouche, une mystérieuse souffrance. Ses yeux agrandis étaient pleins de larmes et de lueurs ; de sa poitrine gonflée de soupirs montait une haleine semblable aux premiers souffles de l’orage[27].”

Cette image annonce, en quelque sorte, la suite et l’issue de ce roman. Nous l’avons vu, Paphnuce et Thaïs forment un couple à rebours, un couple que nous pourrions qualifier de dichotomique. Or, autant Paphnuce va s’enferrer dans sa régression et dans le refus de son corps, autant Thaïs va, parallèlement, tout en continuant à personnifier le Désir de Paphnuce, accéder à la sainteté. C’est fondamental, car ceci illustre avec précision que la négation de la réalité charnelle est non seulement un parjure naturel, mais de plus, un parjure moral. C’est pourquoi Paphnuce va petit à petit se déshumaniser, et fondre dans une hubris obsessionnelle et coupable, tandis que Thaïs continuera à se rapprocher de la divinité (Vénus pour ne pas la nommer[28]). Il est évident que cette vision des choses est fondamentalement irrévérencieuse dans une optique chrétienne. Paphnuce sera loin d’être sauvé, malgré sa pureté – qui est seulement apparente. En effet, il deviendra non seulement masochiste et vicieux, mais son orgueil l’aveuglera autant que son dogmatisme.

Ainsi, Paphnuce arrive à convaincre Thaïs d’intégrer un monastère. Pour la sauver d’elle-même, il a conduit la ville entière à conspuer le Christ[29], ce qui est tout à fait absurde. Une fois Thaïs incarcérée, sa mission apostolique devrait être menée à bien[30], et Paphnuce devrait passer à autre chose, regagner ses habitudes ; seulement, il a goûté au siècle, s’est immergé dans le monde, et il a côtoyé l’objet de ses fantasmes : Thaïs est toujours plus obsessionnelle, il vit une passion cristallisante que sa volonté réfute, mais que son corps l’oblige à vivre tout de même. De ce conflit indépassable (lorsqu’il regagne sa cellule, Paphnuce croit voir les meubles d’un mort[31]), naît une prise de conscience d’autant plus cruelle que son orgueil le pousse à s’enferrer dans sa négation du corps. De plus, Thaïs une fois recluse, il est hors de question d’aller lui avouer son Désir, car ce ne serait pas ce champion de la foi qui pourrait débaucher une jeune novice, aussi belle soit-elle. Dès lors, le cas de Paphnuce est insoluble, et notre ascète est d’une part condamné à souffrir, et d’autre part, il est la victime de sa propre erreur morale : depuis le début, son ascèse abrutissante lui fait faire fausse route. Néanmoins, ceci ne le conduitra pas à revoir son propre trajet et moral, et physiologique, et psychologique.

Son obsession prend différents visages ; Thaïs lui apparaît lorsqu’il prie, et il met ceci sur le compte d’une vision divine :

“Jésus ! c’est toi qui me l’envoies. Je reconnais là ton immense bonté : tu veux que je me plaise, m’assure et me rassérène à la vue de celle que je t’ai donnée. Tu présentes à mes yeux son sourire maintenant désarmé, sa grâce désormais innocente, sa beauté dont j’ai arraché l’aiguillon. Pour me flatter, mon Dieu, tu me la montres telle que je l’ai ornée et purifiée à ton intention, comme un ami rappelle en souriant à son ami le présent agréable qu’il en a reçu[32]. C’est pourquoi je vois cette femme avec plaisir, assuré que sa vision vient de toi. Tu veux bien ne pas oublier que je te l’ai donnée, mon Jésus[33]. Garde-là puisqu’elle te plaît, et ne souffre pas surtout que ses charmes brillent pour d’autres que toi[34].”

Dès lors, on peut constater que Thaïs prend le visage d’une sorte de divinité sexualisée, se substituant à Dieu dans le for intérieur de Paphnuce. Comme elle est d’essence obsessionnelle, on peut dire finalement que la quête mystique initiale de Paphnuce, refusant son corps, s’est métamorphosée a contrario en quête des sens, en quête de la réalité charnelle. La preuve en est que Paphnuce ne connaît plus ni la paix de l’âme, ni la paix du corps.

“L’image de Thaïs ne le quittait ni le jour, ni la nuit. Il ne la chassait point parce qu’il pensait encore qu’elle venait de Dieu et que c’était l’image d’une sainte. Mais, un matin, elle le visita en rêve, les cheveux ceints de violettes[35], et si redoutable dans sa douceur, qu’il en cria d’épouvante et se réveilla couvert d’une sueur glacée[36].”

C’est ainsi que d’une manière irrémédiable, Paphnuce est condamné à assouvir son Désir tout en reniant Dieu, qui sont, chez Anatole France, d’une essence parfaitement inconciliable.

Il est à noter, d’ailleurs, que Thaïs devient pour Paphnuce aussi omnisciente que ne l’était Dieu lui-même. Elle surgit de partout, tandis qu’en fait, c’est Paphnuce qui par réflexivité projette son Désir dans son univers.

“Elle venait à lui sous diverses apparences : tantôt pensive, le front ceint de sa dernière couronne périssable[37], vêtue, comme au banquet d’Alexandrie, d’une robe couleur de mauve, semée de fleurs d’argent[38] ; tantôt voluptueuse dans le nuage de ses voiles légers et baignés encore des ombres tièdes de la grotte des nymphes[39] ; tantôt pieuse et rayonnant, sous la bure, d’une joie céleste ; tantôt , les yeux nageant dans l’horreur de la mort et montrant sa poitrine nue, parée du sang de son cœur ouvert[40].”

L’ambivalence du Désir est ici très intéressante. En effet, le couple Thaïs-Paphnuce poursuit une métamorphose en forme de chiasme. Thaïs, qui paraissait au départ comme l’allégorie de la lubricité luxurieuse, se métamorphose une sorte de sainte naturelle, symbolisant un peu l’amour fou que Dante rapprochait du cœur de la rose. Elle devient l’allégorie de la quête à poursuivre, comme si elle était la condition sine qua non de l’accomplissement de Paphnuce : réaliser ce Désir de posséder Thaïs charnellement et spirituellement, donnerait un sens profond à l’existence de Paphnuce. Thaïs existe ici et maintenant, cette quête est donc réalisable, alors que l’existence du Dieu des Chrétiens est soumise à nombre d’hypothèses. Dès lors, pourquoi Paphnuce ne succombe-t-il pas à l’immédiat du Désir, plutôt que de reporter son accomplissement à une hypothétique vie après la mort ? Si ce salut n’existe pas, n’aura-t-il pas gâché son existence en se martyrisant pour rien ?

D’autre part, dans ce cas, Paphnuce qui pratiquait l’ascèse passait pour un saint homme dans notre monde. N’oublions pas en effet que le but de l’ascèse est d’offrir à celui qui la pratique un avant-goût du paradis. Or, dans l’hypothèse où le paradis n’existe pas, ce dénuement, cette négation du corps, est une négation très grave, dans le sens où elle repousse tout ce qu’on possède dans notre existence éphémère, c’est-à-dire un corps. Refuser le Désir, c’est refuser sa propre réalité charnelle, et donc être en parjure vis-à-vis de la nature. Dans ce cas, par Thaïs, les valeurs de Paphnuce basculent obscurément. Tout son système de références morales est mis sens dessus-dessous. Paphnuce, qui était initialement présenté comme un saint homme, devient au contraire l’allégorie du néant. Sa vie est une gigantesque tromperie, et en refoulant le Désir qui l’anime de manière obsessionnelle, il refoule sa propre existence.

Il faut préciser que le statut de Thaïs est moralement assez ambigu : il semblerait toutefois qu’elle se confonde maintenant au Christ. Elle a un statut de Sauveur. Ceci implique que Thaïs est la figure fort irrévérencieuse d’un Christ sexualisé et féminin[41]. En fait, dans un monde aux valeurs renversées, ceci est fort logique. C’est l’assomption du Désir qui semble ici sauver la condition humaine. Ainsi, Paphnuce va jusqu’à rêver qu’il possède Thaïs :

“Thaïs était venue, montrant ses pieds sanglants et, tandis qu’il pleurait, elle s’était glissée dans sa couche. Il ne lui restait plus de doutes : l’image de Thaïs était impure. Le cœur soulevé de dégoût, il s’arracha de sa couche souillée et se cacha la face dans les mains pour ne plus voir le jour. Les jours coulaient sans emporter sa honte. Tout se taisait dans la cellule. Pour la première fois depuis de longs jours, Paphnuce était seul[42]. Le fantôme l’avait enfin quitté et son absence même était épouvantable. Rien, rien pour le distraire du souvenir du songe[43].”

Cependant, comme il ne s’agit que d’un rêve et de rien d’autre, son Désir ne fait que devenir plus puissant, son corps plus pesant, plus pressant.

Anatole France fait preuve d’une sorte de génie à objectiver une instance qui, en 1889-1891, n’est encore pas connue, l’inconscient[44]. Lorsqu’il décrit les chacals qui viennent tourmenter Paphnuce, il est certain que ceux-ci sont une allégorie des puissances ténébreuses de ses sens les plus enfouis qui ne laissent pas son âme en paix[45]. Le délire des chacals personnifie les instincts sexuels de Paphnuce qui emplissent la cellule dramatiquement. Ils sont connotés extrêmement négativement, puisqu’ils sont pourchassés avec force par Paphnuce. A dire vrai, ils sont négatifs dans le sens même où ils sont refoulés, refusés, niés. Ils deviennent malsains par là même : Paphnuce devient malgré lui un animal soumis à ses pulsions, ce qui est une pure négation de toute condition humaine. Du statut de saint, il prend le statut pervers d’un animal en rut.

“Les sept petits chacals, retenus naguère sur le seuil[46], entrèrent à la file et allèrent se blottir sous le lit. A l’heure de vêpres, il en vint un huitième dont l’odeur était infecte. Le lendemain, un neuvième se joignit aux autres et bientôt il y en eut trente, puis soixante, puis quatre-vingts. Ils se faisaient plus petits à mesure qu’ils se multipliaient et, n’étant pas plus gros que des rats, ils couvraient l’aire, la couche et l’escabeau[47]. […] Et il venait chaque jour de nouveaux chacals[48].”

On le constate bien, Paphnuce est soumis à ses mauvaises pensées, à ses fantasmes sexuels, et il ne peut les refouler, parce qu’il est littéralement entouré par eux. On comprend avec force qu’il est non seulement impossible d’échapper à sa réalité charnelle, mais qu’au-delà, nier cette réalité revient à nier sa propre humanité. Il semble donc qu’assumer son corps, comme assumer sa mortalité, est la condition sine qua non de l’accomplissement humain[49]

Nul ne devrait donc passer sa vie terrestre à essayer de vivre comme dans une perspective éternelle. Si la vision chrétienne de la mort est fausse, alors ne risque-t-on pas de gâcher sa vie et pire, de nier la caractéristique profonde de l’homme qui est de posséder un esprit et un corps ? Anatole France ne dit pas autre chose lorsque, à travers des paroles du bon abbé Coignard, il évoque le sort de Marie l’Egyptienne[50] :

“Pour moi, dit l’abbé, d’accord avec les docteurs les plus subtils, j’approuve la conduite de cette sainte. Elle est une leçon aux honnêtes femmes, qui s’obstinent avec trop de superbe dans leur altière vertu. Il y a quelque sensualité, si on y songe, à donner trop de prix à la chair et à garder avec un soin excessif ce qu’on doit mépriser[51]. On voit des matrones qui croient avoir en elles un trésor à garder[52] et qui exagèrent visiblement l’intérêt que portent à leur personne Dieu et les anges[53]. Elles se croient une façon de saint sacrement naturel. Sainte Marie l’Egyptienne en jugeait mieux. Bien que jolie et faite à ravir, elle estima qu’il y aurait trop de superbe à s’arrêter dans son saint pèlerinage pour une chose indifférente en soi et qui n’est qu’un endroit à mortifier, loin d’être un joyau précieux[54].”

Dès lors, nous pouvons conclure que la mortification du corps entraîne la mortification de l’âme. La réalité charnelle impose à l’homme la reconnaissance des passions, des pulsions et de la sensualité.

 


[1] Thaïs paraît dans La Revue des Deux Mondes les 1er juillet 1889 (p.110-134), 15 juillet (p.318-371) et 1er août (p.606-637.) L’édition originale chez Calmann-Lévy (1891) date du 18 octobre 1890. Voir I.2.1.a., p.130.

[2] Nous sommes là dans un canevas très fin de siècle, auxquelles participent par exemple toutes les Salomé de cette époque sous la plume de Flaubert ou d’Oscar Wilde, notamment. Les systèmes de la femme fatale et de ce que Mario Praz appelle la beauté méduséenne sont extrêmement usités dans ces années 1890, que ce soit par Octave Mirbeau, Joris K.- Huysmans ou encore par Jean Lorrain, pour ne citer que ces trois auteurs. La problématique du moine amoureux semble initiée par Le Moine de M.-G. Lewis (1796) qui impressionnera nombre de nos écrivains dits décadents. De la même façon, on peut considérer Thaïs par bien des aspects comme une œuvre participant du mouvement littéraire de la décadence. Cependant, on ne peut nier un héritage certain – outre de La Vie des saints Pères du désert et de l’un des Drames de Roswitha (La Légende de sainte Thaïs) autour du Xe siècle– de La tentation de saint Antoine de Flaubert (1849-74).

[3] Nous nous appuyons ici sur M. Viller et M. Olphe-Gaillard, « Ascèse » in Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, Paris, 1937 et sur J. Lacarrière, Les Hommes ivres de Dieu, Fayard, Paris, 1974, et surtout sur le remarquable article de Michel Hulin, « Ascèse et ascétisme », Encyclopaedia Universalis, 3-113b.

[4] Michel Hulin, idem.

[5] Nous nous appuyons sur l’article de Michel Hulin. L’ascèse chrétienne commence quant à elle au IVème siècle, époque dans laquelle les protagonistes de Thaïs évoluent. C’est Pacôme (l’organisateur de la vie cénobitique) et saint Antoine qui initient cette discipline de vie dans le désert égyptien. Il faut se remettre dans le contexte historique de cette période, pour comprendre cette idéologie du renoncement : le christianisme est maintenant admis, en ces temps d’antiquité tardive, par l’Empire romain ; les chrétiens ont une idée très forte du Christ ayant renoncé à la cité terrestre et à ses valeurs. Pendant que la ville d’Alexandrie prospère du commerce et de l’échange dans une attitude qui ressemble dans une symbolique chrétienne à la Babylone biblique, les chrétiens cherchent à se rapprocher du Christ en prenant le relais des martyrs. De très vastes communautés d’anachorètes verront le jour en Egypte et en Syrie, jusqu’au VIIIe siècle. Les conditions de vie dans le désert sont extrêmement rudes, et la faim et la soif sont les meilleures compagnes des ascètes, ainsi que la chaleur et le froid. On a pu déterminer les pratiques les plus habituelles de ces chrétiens primitifs : il s’agissait souvent de se nourrir de pain moisi et d’herbes amères, arrosées d’eau croupie ; les jeûnes étaient assortis de très longues périodes de veille. Les ascètes dormaient dans des positions plus qu’inconfortables, appuyés contre des murs. Ils priaient allongés sur le sol, les bras en croix, cuisant au soleil, ou encore debout sur une brique. Ils étaient mangés par la vermine et les insectes. Leurs cellules étaient étroites et obscures, soumises aux intempéries, lorsqu’ils ne choisissaient pas un puits asséché ou un ancien tombeau. Les dendrites s’installaient au creux d’un arbre, les stylites au sommet d’une colonne ; certains ascètes régressaient jusqu’à devenir des brouteurs, vivant comme les animaux (au bord de la Mer Noire, notamment, au VIe siècle). Le silence est pour tous fondamental, et est parfois définitif. Certains choisissent de laisser leur regard posé sur le sol à jamais. Les démarches initiatiques consistent à tresser et à détresser le même panier d’osier pendant des années, ou encore à arroser un bâton planté dans le sol du désert pendant dix ans.

[6] Voir La Tentation de saint Antoine de Flaubert.

[7] Il s’agit de la chemise en toile grossière que portent les ascètes du désert égyptien.

[8] Il s’agit du capuchon de la cilice.

[9] Anatole France, Thaïs, Pléiade, tome I, p.721-722.

[10] Anatole France, ibid., p.722.

[11] Pour une analyse détaillée du banquet, voir supra, I.2.1.a, p.130 et sqq.

[12] Anatole France, ibid., p.727.

[13] Ceci dit, il est imprécis de croire que le chacal existe dans le désert égyptien. En fait, ce que les occidentaux prenaient pour des chacals n’étaient que des chiens sauvages, et Anubis est considéré lui aussi par les Egyptiens comme un chien – symbolisme qui pourrait croiser, seulement par quelques analogies, celui du Cerbère, quoi que ce dernier ne fût pas lui-même psychopompe. Voici comment G. Posener caractérise ces animaux : ce sont des “chiens errants, bêtes aux faux airs de loup, aux grandes oreilles pointues et au museau effilé, aux membres grêles, à la queue longue, touffue.” in Dictionnaire de la civilisation égyptienne, Paris, 1959, 44a.

[14] G. Posener, ibid., 16bc.

[15] Pour une phénoménologie du Désir, voir infra, III.1.1, p.379 et sqq.

[16] Ce n’est pas la première fois qu’Anatole France se rapproche d’une optique psychologique – au sens médical du terme – pour peindre ses personnages (voir infra, II.3.1, p.289) Les travaux de Charcot ne lui sont pas étrangers, tandis que Freud ne tardera pas à publier La Science des rêves (1900) et ses Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905). Il est probable que ces nouvelles approches de l’homme fascine grandement Anatole France. C’est également le cas dans L’œuf rouge ou même, dans une mesure moindre, dans Monsieur Pigeonneau. Anatole France aime à confronter un aspect scientifique avec un aspect fabuleux, ce qui ne manque jamais de charme sous sa plume. Cette synthèse est fondamentale chez notre auteur.

[17] On ne peut ici que rendre hommage à la finesse d’Anatole France : le tour de phrase décrit avec précision un fait qui sera récurrent dans Thaïs. Paphnuce se mortifie l’âme, ce qui tourne d’une part à l’obsession, d’autre part au masochisme teinté d’un rien de perversité. C’est fondamental, du fait que cette démarche est tout à fait inverse de celle d’un homme qui recherche la sainteté. Paphnuce se veut tellement parfait qu’il se complaît dans les péchés qu’il ne commet pas. Ce n’est plus de l’humilité : à cette échelle, c’est du vice.

[18] Ce syndrome de la comédienne, si on peut dire, ne quittera pas Anatole France. C’est le sujet principal de Histoire comique. Cela perdra notre auteur. En avril 1909, en départ pour l’Argentine sur le paquebot Amazone, Anatole France rencontre l’actrice Jeanne Brindeau de la Comédie-Française (qui part en tournée en Amérique du Sud pour représenter Chimène.) Comme de nombreux journalistes sont sur le bateau, la nouvelle est divulguée, et comme la finesse n’est pas toujours de ce monde, des bruits – infondés – courent sur un mariage possible entre France et la comédienne. C’est alors que Léontine de Caillavet, l’amante de France depuis plus de vingt ans, apprend cela dans son appartement parisien. Elle tente de se suicider. Anatole France revient à Paris le 28 août, se sépare de Jeanne Brindeau, et trouve une madame de Caillavet extrêmement amoindrie, désespérée et atteinte d’une maladie pulmonaire très grave. Elle décède le 12 janvier 1910, ce qui va entraîner chez Anatole France un désespoir presque insurmontable, et une vie amoureuse incohérente et tourmentée. On comprend donc que le fantasme de la comédienne était très fort pour notre auteur, depuis toujours, et que Thaïs en est l’un des symptômes révélateurs.

[19] Anatole France, ibid., p.725.

[20] Par cristallisation, nous entendons ici l’édification, par la passion, d’une idéalisation obsessionnelle et sans mesure de Thaïs. Elle deviendra le seul objet des pensées de Paphnuce, et comme elle symbolise le Désir (voir infra, II.2, p.262), Paphnuce n’est pas prêt de gagner le repos, ni la sainteté… Voir par exemple A. Ombredane, Etudes de psychologie médicale, t.III, Troubles du caractère et délire, Hermann, Paris, 1946.

[21] Ici, on ne peut qu’évoquer Salomé… Cela caractérise notamment, comme nous l’avons dit, une thématique décadente.

[22] Voir Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome I, note 3 page 725, p.1351. Nous rajouterons que Léda est un symbole très intéressant, dans le contexte de Thaïs. En effet, les Grecs faisaient de Léda-l’Oie s’accouplant avec Zeus-le Cygne une union du symbole diurne du cygne et du symbole lunaire de l’oie (qui n’est qu’un avatar du cygne). En clair, cela signifie qu’au moment où Léda et son divin amant ne font plus qu’un, ils symbolisent l’hermaphrodisme. Voir Pierre Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, 3ème éd., Paris, 1963, p.257. Cela pourrait être symptomatique du fait que Thaïs est maintenant indissociable de Paphnuce.

[23] On voit ici que la Thaïs décrite l’est sous un jour purement moralisateur. Or, Paphnuce, sans le savoir, injecte à Thaïs ses propres fantasmes : s’il voit en Thaïs – qui est en réalité pure dans le sens où elle est en parfaite conformité avec elle-même – une grande part de luxure, c’est que lui-même la voit sous le filtre de la luxure. En d’autres termes, s’il voit Thaïs luxurieuse, c’est parce qu’il projette sa propre luxure en Thaïs. Le principe est ici strictement le même que lorsque Paphnuce voit le diable à travers le chacal. C’est bien d’un système réflexif dont il s’agit.

[24] Anatole France, ibid., p.725. Nous revenons ici au mythe gnostique d’Enoia. Voir supra, I.2.1.c, p.143.

[25] Anatole France, ibid., p.725-726.

[26] Evidemment, ce passage est une allusion certaine à La Tentation de saint Antoine de Flaubert.

[27] Anatole France, ibid., p.726. A comparer avec le passage suivant : “Un reflet de soleil couchant embrase [la] nuque [de Clara]… Sa chair s’est détendue et sa bouche est plus mince. Elle est grave et très triste. Elle regarde l’eau, mais son regard va plus loin et plus profond que l’eau ; il va, peut-être, vers quelque chose de plus impénétrable et de plus noir que le fond de cette eau ; il va, peut-être, vers son âme, vers le gouffre de son âme qui, dans les remous de flammes et de sang, roule les fleurs monstrueuses de son désir… […] Un peu lasse, les nerfs brisés, meurtrie sous les coups de fouet de trop de péchés, elle se tait, voilà tout.”, Octave Mirbeau, Le Jardin des Supplices, Gallimard, 1988, p.246. Nous avons ici deux déesses représentant le pansexualisme, et l’une et l’autre assument leurs corps et leurs fantasmes, représentant un microcosme des lois naturelles. Dans Thaïs, c’est Paphnuce qui refuse cette assomption. Dans Le Jardin des Supplices (1896), c’est le narrateur. Dans les deux cas, ils en sortent et initiés, et désespérés. Mener une étude comparée et approfondie de Thaïs et du Jardin des supplices serait sans doute fructueux. Toujours est-il que ce thème de femme fatale renfermant en elle-même les lois scandaleuses de la nature, est très usité en cette fin de siècle.

[28] Sur la religion inversée dans Thaïs, voir infra, II.3.4, p.368. Sur les divinités féminoïdes dans l’œuvre francienne, voir infra, II.3.3, p.335.

[29] Anatole France, ibid., p.812 et sqq.

[30] Ce serait le cas si Paphnuce ne faisait pas en sorte, par là même, d’empêcher Thaïs de voir d’autres hommes sous la bonne raison que son corps appartient à Dieu. En réalité, il semblerait que ce soit la jalousie qui le fait agir de la sorte.

[31] Anatole France, ibid., p.824.

[32] On le voit, dans son délire et dans son orgueil, Paphnuce oublie peu ou prou toute déférence et toute humilité face à son Créateur.

[33] Paphnuce glisse de plus en plus vers le blasphème, car son orgueil se transforme ici en hubris.

[34] Anatole France, ibid., p.825. On constate que Paphnuce a soustrait Thaïs du siècle pour éviter que d’autres hommes que lui ne la touchent. A l’orgueil, Paphnuce ajoute l’égoïsme.

[35] On sait que le violet rejoint, d’un point de vue symbolique, la pourpre. Cette ceinture de violette fait penser à une auréole. Cette couleur symbolise traditionnellement, dans la mystique chrétienne, le secret, l’invisible mystère de la réincarnation. “Voilà pourquoi sur les monuments symboliques du Moyen Age, Jésus-Christ porte la robe violette pendant la passion.”, Frédéric Portal, Des couleurs symboliques dans l’Antiquité, le Moyen Age et les Temps Modernes, Paris, 1837, p.234. Il marie totalement en lui l’Homme, fils de la terre, avec l’Esprit céleste, impérissable, auquel il va retourner. Dès lors, le violet est devenu la couleur du deuil, évoquant non l’idée de mort, mais l’idée simplement de métamorphose, de passage. On comprend que cette auréole violette montre la métamorphose de la quête de Paphnuce, dans laquelle le christ s’est transsubstantié en Thaïs.

[36] Anatole France, ibid., p.825.

[37] On pense à la couronne d’épines du Christ.

[38] On peut voir un symbole de pureté : l’argent “est la lumière pure, telle qu’elle est reçue et rendue par la transparence du cristal, dans la limpidité de l’eau, les reflets du miroir, l’éclat du diamant ; il ressemble à la netteté de la conscience, à la pureté d’intention, à la franchise, à la droiture d’action ; il appelle la fidélité qui s’ensuit.”, Emile Gevaert, L’Héraldique, son esprit, son langage et ses applications, Bruxelles, 1923, p.41. dans une symbolique chrétienne, il représente la sagesse divine (voir Frédéric Portal, ibid., p.57.)

[39] On comprend la bipolarité du Désir : pur d’une part, il est l’assomption même de la nature humaine ; d’autre part, ce qui pourrait pour un regard chrétien comme celui de Paphnuce passer pour une vision scandaleuse et immorale, est au contraire l’appel à l’unique façon d’être en adéquation avec soi-même : Thaïs appelle le Désir de Paphnuce, qui n’a pour seul salut que d’accomplir ce Désir. C’est son obsession qui est malsaine, à travers son refus de l’assumer et de son orgueil.

[40] Anatole France, ibid., p.826-827.

[41] Ici, Anatole France rejoint Oscar Wilde, lorsque ce dernier prétend, dans son introduction au Portrait de Dorian Gray, qu’il n’y a pas de morale dans l’art. Anatole France est tout à fait fidèle à ses convictions, puisque c’est là la position qu’il défend lors de la querelle du Disciple, contre un Brunetière. Cette façon de voir les choses est assez propre au courant littéraire de la décadence, et prouve que Thaïs peut fort bien s’y inscrire.

[42] Cela revient à dire que Paphnuce ne croit plus en le Christ, ou plutôt, que Thaïs s’est bel et bien substituée à Dieu.

[43] Anatole France, ibid., p.828.

[44] Voir glossaire. Voir infra, II.3.1, p.289.

[45] Nous n’irons pas plus avant vers une analyse psychanalytique de Paphnuce, car il ne s’agit pas de voir a posteriori ce qui ne peut pas figurer dans le texte original, pour des raisons évidentes de chronologie. Cependant, force est d’avouer qu’Anatole France est ici véritablement en avance sur son temps, dans son appréhension psychologique du personnage de Paphnuce.

[46] La cellule devient une mise en abyme de l’intériorité de Paphnuce, tandis que nous assistons ici à un renversement dialectique du dedans et du dehors.

[47] Nous sommes face à ce que Gilbert Durand appelle, dans le symbolisme du Mal, le grouillement : “cette répugnance primitive devant l’agitation se rationalise dans la variante du schème de l’animation que constitue l’archétype du chaos. […] L’enfer est toujours imaginé par l’iconographie comme un lieu chaotique et agité. […] Le schème de l’animation accélérée qu’est l’agitation fourmillante, grouillante ou chaotique, semble être une projection assimilatrice de l’angoisse devant le changement. […] Or, le changement et l’adaptation ou l’assimilation qu’il motive est la première expérience du temps.”, Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Dunod, Paris, 1992, p.77.

[48] Anatole France, ibid., p.828.

[49] Nous reviendrons plus bas sur Thaïs et le sens de cette déesse sexualisée qu’est Thaïs. Voir infra, II.3.1, p.289 et sqq.

[50] Cette sainte, lors de son pèlerinage vers le tombeau du Christ, dut un jour traverser une rivière profonde. Or, elle ne possédait rien, et les bateliers exigèrent d’elle qu’elle leur offrît son corps en échange de la traversée.

[51] En parlant d’un refus bien-pensant de refuser tout rapport charnel.

[52] On ne peut ici qu’évoquer le texte de Léon Blum qui, en 1907, dans Du Mariage, ne prétendra pas autre chose.

[53] Cela rejoint en quelque sorte l’orgueil de Paphnuce, cet orgueil consistant à s’enivrer d’une prétendue ascèse pour être plus saint que le voisin. Or, nier son corps et ériger sa frustration au rang de dogme au nom de la morale chrétienne est, selon Anatole France, l’une des plus ultimes formes de perversité.

[54] Anatole France, La Rôtisserie de la reine Pédauque, Pléiade, tome II, p.24-25.

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