I.1.3) L’émergence d’une optique francienne sceptique et relativisante

I.1.3) L’émergence d’une optique francienne sceptique et relativisante

I.1.3.a) Une époque charnière pour Anatole France : 1887-1890

Lorsqu’en 1889, Anatole France vient de faire éditer Thaïs[1], il est au centre d’une polémique entretenue, notamment, par un certain R.P. Buker. Ce dernier fait paraître des articles excessivement virulents contre notre auteur[2]. Comment un homme d’Eglise pouvait-il en effet accepter ce roman au souffle gnostique et irrévérencieux, immergé dans cette atmosphère antique des premiers temps du christianisme primitif ? Buker parlera de  “réalisme pornographique”, de “persiflage sacrilège”, d’“odieux travestissement”, d’“étalage de blasphèmes[3]. Evidemment, durant cette polémique, Anatole France s’est rapproché de Renan et de son Abbesse de Jouarre, ce drame d’amour sous la Révolution célébrant finalement la noblesse de la femme et la réalisation de l’être idéal à travers le désir amoureux[4]. Dans ce contexte particulier, Anatole France est fort irrité. C’est ce qu’il laisse entendre, dans son projet de préface pour Thaïs :

“Les légendes ont cela de merveilleux qu’elles se prêtent d’elles-mêmes à l’expression de toutes les idées. Il y a en elles une admirable plasticité et une aptitude précieuse à se colorer de teintes nouvelles[5]. Ma Thaïs a fâché beaucoup un R. père jésuite, lequel m’a adressé des injures innocentes dans une revue à lui qu’il m’a fait envoyer à propos ; faute de ce soin, j’ignorerais encore le R.P. et ses fureurs. […] Je l’avoue, le révérend père m’a flatté en m’injuriant. Il avait lu mon conte et même il l’avait si bien lu que quand il essaya de rétablir l’histoire de sainte Thaïs et de saint Paphnuce dans sa pureté première il ne put s’empêcher d’introduire dans son récit des traits qui sont de mon invention. […] Je ne dis pas cela pour en faire un grief au R.P. mais pour l’induire à méditer sur son état. Il a pris quelque chose du poison qu’il voulait détruire et il connaît à ses dépens que le diable est subtil[6].”

Sans esquisser ici une interprétation du sens de Thaïs, nous pouvons tout de même retenir que, comme le dit avec acuité Marie-Claire Bancquart,

“le mal dont souffre la fin du siècle est une dissémination des croyances, qui engendre le scepticisme ; le recours à d’autres époques de dissémination constitue une sorte de relation, une sorte d’appui historique, pour l’esprit qui en cherche en vain dans l’heure présente[7].”

De fait, dans ce contexte de pensée, il est vrai que les points de repère sont diffus, quant à une juste appréhension du monde. Anatole France ne dit pas autre chose :

“Nous avons mangé les fruits de l’arbre de la science, et il nous est resté dans la bouche un goût de cendre. Nous avons exploré la terre […] et nous avons découvert avec effroi que l’humanité était plus diverse que nous ne pensions […] Noyés dans l’océan du temps et de l’espace, nous avons vu que nous n’étions rien, et cela nous a désolés. […] Le plus grand mal […] c’est qu’avec la bonne ignorance la foi s’en est allée[8].”

  A l’instar de Marie-Claire Bancquart, comment ne pas évoquer cette réflexion de Paul Bourget qui, en 1885, avait écrit : “La foi s’en ira, mais le mysticisme même expulsé de l’intelligence, demeurera dans la sensation[9].” ? Dans cette époque, le modernisme de la pensée scientifique d’Anatole France lui-même ne peut trouver à s’exprimer pleinement sans une nécessaire remise en question. D’ailleurs, la prolifération des « sectes » spiritistes, bouddhistes ou mesméristes à cette époque, achève de ruiner les repères moraux ou mystiques de cette fin de siècle ; en d’autres termes, on ne sait plus trop à quel saint se vouer[10].

Dans ce contexte social tourmenté, Anatole France est lui-même personnellement en crise en 1889. Il suffira de songer, pour s’en convaincre, à sa correspondance enflammée avec Léontine de Caillavet[11], pour qui il va se détourner de sa femme et de sa fille. Cette rupture franche avec sa vie antérieure est un paramètre qui n’est pas aussi mineur qu’il y paraît. Cet aléa de l’existence d’Anatole France est l’indice d’un profond malaise existentiel. Rappelons que dans ces années 1888-1889, Anatole France est en fort mauvais termes avec Leconte de Lisle ; la page du Parnasse est définitivement tournée. Thaïs s’inscrit d’ailleurs davantage dans un mouvement littéraire que nous pourrions qualifier de décadent. Notre auteur travaille à la Bibliothèque du Sénat (poste qu’il briguait, dit-on, depuis 1860), mais finalement il s’y ennuie énormément. On nomme au poste de commis principal un certain René Samuel, plus jeune qu’Anatole France, ce qui achève de l’irriter, puisque ce poste aurait dû naturellement lui être dévolu. France finit par délaisser la Bibliothèque du Sénat après Thaïs[12], ainsi même que sa famille. On le voit, cette crise que traverse Anatole France le conduit à construire une nouvelle vie, et donc à appréhender le monde différemment.

Pendant ce temps, le pays connaît les affres du boulangisme ; le triste général est élu député dans deux circonscriptions en avril 1888, et œuvre à saper le régime parlementaire en ralliant les suffrages de nombreux partisans issus d’horizons aussi hétéroclites que divers[13]. Une agrégation de ceux qui haïssent la république en place se structure, de Paul Déroulède (Ligue des Patriotes) à la sulfureuse duchesse d’Uzès[14]. Dès lors, dans une sorte de grande incertitude, la IIIe République se retrouve menacée par le retour du royalisme, voire par la constitution d’un état dictatorial militaire d’extrême-droite. Selon Marie-Claire Bancquart, dans cette période trouble, Anatole France

“semble avoir été très tenté par le boulangisme pendant un bref moment[15]. A la veille du scrutin parisien du 27 janvier 1889, il écrit que le suffrage universel ne peut porter au pouvoir un gouvernement de sages […] tel que le souhaite Ernest Renan. On sent bien qu’il penche alors pour l’élection… d’un homme susceptible d’abolir le suffrage universel, précisément ! [Mais] Mme de Caillavet a pu aider France à garder ses distances. […] Conclusion générale écrite le 20 septembre 1890 par Anatole France : « Je pourrais si le cœur m’en disait parler tout comme un autre des mystères du boulangisme, et montrer que cette conspiration n’était qu’une opérette dont il faut sourire si on n’a pas eu peur ! »[16].”

Dès lors, on pourra comprendre qu’Anatole France voit s’opérer entre 1888 et 1890 des changements historiques fondamentaux, qui rejaillissent de façon connexe sur sa manière d’appréhender le monde. Entre sa crise existentielle et les transformations du pays et de ses mentalités, Anatole France est dans un contexte global de nombreuses métamorphoses. Le siècle s’achève dans un effondrement des points de repère traditionnels. Dans ce monde en mutation et immergé dans l’incertitude, sa violence contre les idées reçues, comme le dit Marie-Claire Bancquart, va désormais se diriger vers une nouvelle structuration de son esprit. Arrive alors l’élément qui va cristalliser cette structuration inédite, en la publication par Paul Bourget du Disciple.

 


[1] Thaïs paraît dans La Revue des Deux Mondes, avec le sous-titre « Conte philosophique », les 1er et 15 juillet 1889, et le 1er août de la même année. C’est en 1891 qu’il est édité en ouvrage chez Calmann-Lévy (daté du 18 octobre 1890).

[2] R.P. Buker, Etudes, « A propos d’un roman de la Revue des Deux Mondes », décembre 1889, p.641-648, et ibid., « M. Anatole France et son dernier roman », novembre 1890, p.503-510.

[3] Cité par Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome  I, p.1337.

[4] E. Renan, L’Abbesse de Jouarre (1886), in Drames philosophiques (1878-1886). Voir E. Renan, Œuvres complètes, H. Psichari éd., Paris, 1947-1961.

[5] Malgré tout, nous ne sommes pas ici éloigné de l’Anatole France parnassien : il s’agit toujours d’inscrire une pensée moderniste et empreinte de positivisme, dans une forme littéraire classique.

[6] « Projet de préface pour « Thaïs » », Pléiade, tome  I, p.872-873.

[7] Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome I, p.1341.

[8] Anatole France, Le Temps, 31 mars 1889.

[9] Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine, Lemerre, 1885, p.9.

[10] Voir infra, I.2.2, p.151.

[11] Consulter à ce propos Marie-Claire Bancquart, Anatole France, un sceptique passionné, Calmann-Lévy, 1984, chapitre XII, p.143-159. Consulter aussi Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome II, p. XI-XVIII.

[12] Il démissionne le 1er février 1890.

[13] La thèse du boulangisme est à la fois simple et complexe. Simple, car d’une part, elle est issue du mécontentement du peuple face à une nouvelle république balbutiante et enferrée dans ses affaires. D’autre part, le nationalisme n’a jamais cessé d’exister en France depuis l’Empire. Complexe, car elle est un véritable agrégat de mécontentements issus de l’extrême-gauche à l’extrême-droite. Finalement, le boulangisme rassemblera tous les ennemis de la république. Dès lors, l’institution militaire sera liée à l’ambition politique. En janvier 1886, Clémenceau fait de Boulanger le ministre de la guerre de Freycinet. A cette époque, la popularité de Boulanger est encore issue des nationalistes et des jacobins. En mai 1887, le gouvernement tombe, et Boulanger devient logiquement antiparlementaire. En juillet 1887, il est exilé à Clermont-Ferrand ; le boulangisme se structure, comme une sorte de mouvement politique. En mars 1888, le général Boulanger est mis à la retraite anticipée, mais reste éligible : il est élu à Paris le 27 janvier 1889 aux trois-cinquièmes. C’est là que le même soir, une foule de partisans le supplie de marcher sur Paris  ; Boulanger hésite, et après avoir consulté sa maîtresse (Marguerite de Bonnemains) renonce. La République est sauvée, et la révolte sombre dans le ridicule. Constans, le nouveau ministre de l’intérieur, défère Boulanger pour attentat contre la sûreté de l’Etat  ; la Ligue des Patriotes est dissoute. Boulanger, exilé en Belgique, est condamné à la déportation en août 1889. En fait, le boulangisme n’aura été qu’une réunion hétéroclite de ceux qui, de la gauche à la droite, étaient transportés par le sentiment antirépublicain. Il figurait un adversaire commun contre la république, unissant dans un remarquable fourre-tout les socialistes, les bonapartistes, les conservateurs et les radicaux. Boulanger se suicidera à Bruxelles sur la tombe de sa maîtresse.

[14] Sur le boulangisme, voir entre beaucoup d’autres ouvrages J.-L. Chabot, Le Nationalisme, Que sais-je ?, PUF, 1986, 2ème éd. 1993.

[15] A dire vrai, il ne faut pas oublier que Noël France, père d’Anatole, est un homme royaliste et catholique; Anatole France est baigné toute son enfance dans cette atmosphère, d’autant que son père, sévère, n’est pas un modèle de tendresse et de tolérance. La mort de Noël France, le 11 mai 1890, marque également un tournant important dans le parcours intellectuel d’Anatole France. Il est possible que cela accélère sa prise de liberté politique : de sympathisant envers les royalistes, notre auteur devient un homme de gauche intransigeant.

[16] Marie-Claire Bancquart, ibid., p.157-158.

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