I.2.2) Le mythe de Dieu combattu par le mythe

I.2.2) Le mythe de Dieu combattu par le mythe

 

Beaucoup de gens, aujourd’hui, sont persuadés que nous sommes parvenus à l’arrière-fin des civilisations et qu’après nous le monde périra. Ils sont millénaires comme les saints des premiers âges chrétiens ; mais ce sont des millénaires raisonnables, au goût du jour. C’est, peut-être, une sorte de consolation de se dire que l’univers ne nous survivra pas.”, Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.87.

I.2.2.a) Une création cosmogonique rejetant toute cosmogonie

Dans l’optique précédemment définie, nous pouvons maintenant constater qu’Anatole France prendra en défaut – avec malice – les systèmes cosmogoniques prétendant détenir une quelconque vérité absolue sur la fondation du monde. A dire vrai, un darwinien comme notre auteur ne pouvait guère donner de crédit aux mythes censés régir de manière autoritaire la vie des hommes :

“Mais les paroles, étant des actes, peuvent-ils être des actes dangereux ? C’est vrai. Aussi combattez celles qui vous semblent nuisibles. Combattez-les par la parole. La parole est la seule arme qui puisse atteindre la parole. […] Hélas, chers camarades, toutes les idées humaines sont discutables, toutes sans exception. Sachons les entendre et les discuter toutes. […] Il n’y a pas d’idée tout à fait juste ; il n’y a pas d’idée tout à fait fausse. Disons-nous que nous n’avons jamais entièrement raison, ni nos adversaires entièrement tort, ou plutôt si, comme je le craindrais, cette trop froide sagesse risquait de nous glacer l’âme, laissons toutes les idées sur la religion, les sociétés, l’homme, la patrie se produire dans une liberté absolue[1], qui favorisera mieux que toutes les violences légales le bon équilibre intellectuel et le moral du pays[2].”

En effet, dans ce cas, la science, dans son plein essor positif et darwinien, prévaut sur le mythe, comme relativisante et féconde :

“En dépit de son indifférence sublime, elle concourt à l’adoucissement des mœurs. A mesure qu’elle découvre les lois naturelles, elle y incline les lois humaines et, les rapprochant de plus en plus de leur objet qui est de se conformer à la nature des choses, elle leur ôte l’arbitraire et la cruauté qui leur venaient de l’ignorance et de la peur, et elle tend à leur communiquer cette puissance invincible et douce, qui résultera un jour de leur parfaite harmonie avec les conditions de la vie et de la pensée[3].”

Dès lors, pour lutter contre le mythe qui renferme sa terrifiante fausseté et qui régit l’activité des hommes en toute impunité, quoi de plus naturel que d’opposer un autre mythe qui, lui, sera présidé par une solide dose de dérision démythifiante ? Anatole France semble réussir le tour de force qui consisterait à créer un mythe pour montrer l’inanité du mythe, de façon dialectique et toute voltairienne[4].

Nous pouvons ainsi nous pencher sur la ridicule cosmogonie mise en œuvre au début de L’Ile des Pingouins[5], qui démontre combien Anatole France tient le système des mythes génétiques comme faux. Il use pour ceci de l’arme de la parole, en se faisant lui-même, en quelque sorte, démiurge. On remarquera d’ailleurs que, malicieusement, L’Ile des Pingouins est structurée selon un système de référenciations semblable à un livre cosmogonique (biblique, notamment)[6]. Ceci donne à l’ouvrage une allure solennelle qui est vite infirmée par son contenu ironique doux-amer.

Anatole France reprend ici le système du syncrétisme pour concevoir sa fantaisiste cosmogonie ; en effet, il s’inspire de la matière celtique des imrana[7]. Cependant, il n’hésite pas à fondre cette matière celtique à diverses hagiographies édifiantes contant la vie de sainte Brigitte, saint Vouga, saint Colomban, ou encore de saint Patrick. Jugeant toutes ces histoires largement ridicules dans leur dimension édifiante[8], Anatole France n’hésite pas à les réécrire ou à s’en servir[9] pour les besoins de sa cause relativisante.

Saint Maël, dans une curieuse odyssée apostolique et prosélyte, arrive un jour, après bien des aventures, sur une île peuplée de ce qu’il croit être des centaines d’hommes. Seulement, ses yeux sont brûlés par le soleil se réverbérant sur les glaces polaires et sur l’océan, et la faim et la fatigue ne rendent pas l’esprit de discernement du vieux saint plus farouche. Il s’adresse donc aux petits êtres qui évoluent sur la plage devant lui :

“Je devine que vous êtes simples et bons. En parcourant les bords de votre île, je n’y ai découvert aucune image de meurtre, aucun signe de carnage, ni tête ni chevelure d’ennemis suspendues à une haute perche ou clouées aux portes des villages. Il me semble que vous n’avez point d’arts, et que vous ne travaillez point les métaux. Mais vos cœurs sont purs et vos mains innocentes. Et la vérité entrera facilement dans vos âmes[10].”

Et pour cause, puisque le bon Maël s’adresse à de paisibles pingouins… Dès lors, Anatole France, avec une grande irrévérence anticléricale, ridiculise la littérature hagiographique en montrant Maël qui baptise les pingouins : “Et il baptisa ainsi les oiseaux pendant trois jours et trois nuits[11].” On comprend la portée impertinente de cette scène, puisque le baptême, pour les chrétiens, est un acte fondamental inaugurant le lien entre l’homme et Dieu[12]. Cependant, de cet acte ridicule issu d’une grossière bévue, va découler la naissance de tout un peuple… Le mythe des origines d’une civilisation entière est ici fondé sur une erreur. Le sens allégorique de ce passage ne fait donc guère de doute : Anatole France s’élève contre toute idée de cosmogonie allant à l’encontre de l’optique darwinienne, et contre la fausseté qu’elle entraînerait pour une civilisation guidée par cette indétrônable vérité absolue. Il semble bien qu’ici notre auteur vise la civilisation chrétienne.

La preuve en est qu’Anatole France va concevoir une grande discussion théologique à propos de cette situation inouïe, dans les hautes sphères du paradis, entre Dieu et ses saints conseillers. On va y voir un Dieu prisonnier de ses propres dogmes. La fondation cosmogonique de la Pingouinie tourne ainsi au ridicule, mais elle pose la question de nos propres origines : et si la terre, considérée sous l’optique d’une naissance conforme à celle décrite dans la Genèse, n’était elle aussi qu’une erreur ? Anatole France montre que le caprice d’un Dieu ne peut pas être à la source de l’existence humaine[13], aussi malheureuse soit-elle. De la même façon, croire en cette cosmogonie est une absurdité, comme le montre le mythe cosmogonique de L’Ile des Pingouins qui en est le parfait contre-exemple.

La discussion théologique de Dieu et de ses docteurs paraît, à un premier degré de lecture, se tenir sur la valeur du baptême[14]. Mais en fait, il s’agit surtout pour Anatole France de montrer que le monde est au-delà d’un quelconque mythe cosmogonique. Que l’homme soit issu du pingouin est encore une idée acceptable[15], comparée à l’idée que l’homme soit issu et finalisé par un dogme fondé sur un mythe qui, pour Anatole France, est une invention purement humaine. En recréant un mythe cosmogonique, aussi ridicule soit-il, Anatole France montre qu’il ne faut pas croire à un mythe comme à une vérité absolue, mais au contraire le prendre pour une fable. Tout mythe prend, dans cette acception, substance d’imaginaire. Il en va de même pour la Genèse, qui acquiert face au darwinisme une singulière valeur de grand mythe des origines. Or, entre son propre mythe des origines et la Genèse biblique, il n’y a guère de différence essentielle : les deux sont de la même matière. De là à structurer des civilisations entières sur cet imaginaire, il n’y a qu’un pas ; Anatole France concurrence en quelque sorte le réel, dans un grand poème récriminateur, lorsqu’il fait de L’Ile des Pingouins une chronique historique des pingouins. Leur civilisation est issue de ce mythe ridicule de Maël, et ne fonctionne pas. Les individus y sont négligeables et malheureux, subordonnés aux caprices des puissants qui agissent selon une fausse vérité irrémissible et intransigeante. Elle va de guerres en tromperies, et finira par disparaître avant de renaître à l’identique, tout aussi ratée (dans « L’Histoire sans fin », dernier livre de L’Ile des Pingouins.) La portée du mythe cosmogonique est donc redoutable, et c’est par la composition d’un mythe littéraire déformant en la ridiculisant cette genèse qu’Anatole France entreprend de mettre en valeur la puissance de l’imaginaire lorsqu’il est pris au pied de la lettre[16]. C’est ce en quoi nous pouvons parler, chez Anatole France, d’une fonction démythifiante du mythe. Il s’agit bien de combattre le mythe par le mythe.

Anatole France n’hésite pas ainsi à créer un Dieu caricatural et tout-puissant, dans L’Ile des Pingouins, qui semble fort embarrassé par lui-même, par les lois qu’il a lui-même enfantées ; il va de soi qu’il ne peut revenir sur sa propre infaillibilité, et donc il s’enferre dans son erreur. Il faut noter que si cette scène semble apparemment typique d’un imaginaire chrétien, elle se déroule bel et bien dans un imaginaire francien. Là encore, un syncrétisme existe, puisqu’Anatole France fusionne une mythologie chrétienne avec son propre imaginaire tout en s’y infiltrant insidieusement. Ce ressort est fondamental, car s’il donne une valeur réifiante ou objectivante à son propre univers mythique, il démythifie dialectiquement l’univers chrétien, qui sombre ainsi impitoyablement dans le ridicule[17]. Anatole France transforme ainsi les fondements mêmes de la religion en conte, en imprégnant d’une dimension imaginaire et créative un mythe universellement reconnu comme intouchable. Le mythe habite et remplit le néant et les terreurs de l’inconnu[18]. Dans cette optique, Anatole France crée lui aussi une cosmogonie pour montrer que l’imaginaire ne saurait rejoindre la vérité, et que le néant de l’ignorance résiste dramatiquement au mythe, après relativisation[19].

Nous ne reviendrons pas ici sur le contenu de la longue discussion théologique de Dieu et de ses conseillers, car il est somme toute explicite : il est impossible à Dieu de reconnaître que l’un de ses représentants a commis une faute en son Nom en baptisant des animaux. Un animal n’est pas chrétien car il n’a pas d’âme à sauver et ignore le bien et le mal. Ceci donne à Anatole France le prétexte d’une discussion truculente sur le bien-fondé du baptême. Selon Dieu,

“Les règles que les physiciens établissent sur la terre souffrent des exceptions, parce qu’elles sont imparfaites et ne s’appliquent pas exactement à la nature. Mais les règles que j’établis sont parfaites et ne souffrent aucune exception. Il faut décider du sort des pingouins baptisés, sans enfreindre aucune loi divine et conformément au Décalogue ainsi qu’aux commandements de mon Eglise[20].”

Donner une âme immortelle à des pingouins correspondrait à les envoyer directement en enfer…

C’est la fantomatique sainte Catherine d’Alexandrie[21] qui donne à Dieu la réponse à son cruel dilemme. Dans une sorte de délire mythologique, elle fait allusion à un bestiaire imaginaire constitué de monstres conformés de parties humaines et de parties animales. Il est certain qu’à la lumière de la logique rationnelle, nul ne peut imaginer d’argumentation plus fantaisiste[22]. Selon elle, beaucoup de demi-dieux – issus de la mythologie grecque – étaient mi-hommes, mi-animaux. Certains accédèrent à la béatitude éternelle. Dès lors, pourquoi ne pas faire de même avec les pingouins ?

“Je crois avoir prouvé par cet exemple qu’il suffit de posséder quelques parties d’homme, à la condition toutefois qu’elles soient nobles, pour parvenir à la béatitude éternelle. […] C’est pourquoi je vous supplie, Seigneur, de donner aux pingouins du vieillard Maël une tête et un buste humains, afin qu’ils puissent vous louer dignement, et de leur accorder une âme immortelle, mais petite[23].”

On remarquera encore qu’Anatole France n’hésite en rien à mêler dans un univers imaginaire syncrétique des personnages ou des raisonnements issus et du paganisme, et du christianisme. Nous ne saurions trop insister sur cette caractéristique francienne, qui consiste à araser les croyances pour les ranger toutes d’un seul côté, celui d’un imaginaire unificateur. Ce nouveau mythe syncrétique créé par Anatole France est constitué de la somme démythifiée des mythes qu’il renferme ; pour être clair, dans L’Ile des Pingouins, même Dieu est tourné en ridicule par une sainte qui n’a jamais existé et qui plus est lui donne des arguments on ne peut plus païens, s’appuyant sur des chimères n’existant pas non plus, issues elles-mêmes de la mythologie grecque. Loin de donner naissance à un univers de confusion, cet imaginaire syncrétique est au contraire très logique, puisque chaque univers mythologique est mêlé au sein d’une globalité cohérente. Nous sommes bien dans l’univers de la fable, et non dans l’univers de la théologie ou de l’anthropologie. Anatole France ne cherche pas ici de vérité historique (ou théologique), quoi que ce mot eût dans la pensée francienne un sens lui aussi fort particulier[24]. Son univers cosmogonique n’est pas issu d’une croyance, à l’inverse de ceux qui ont cours dans la réalité historique. Au contraire, il est issu de l’imaginaire, et s’assume comme tel. Par là même, il lutte – avec l’arme du ridicule ou de l’illogique – contre ceux qui se prétendent issus d’une vérité absolue, tout en se plaçant dialectiquement dans la même substance qu’eux[25].

Ceci dit, un certain Hermas[26] prend enfin la parole, après ce long et complexe conciliabule, pour demander à Dieu de transformer les pingouins en hommes : “C’est la seule détermination convenable à votre justice et à votre miséricorde[27].” La répartie divine, véritablement comique, qui clôt le débat une fois pour toutes, est un modèle de casuistique :

“Ces oiseaux seront changés en hommes. Je prévois à cela plusieurs inconvénients. Beaucoup entre ces hommes se donneront des torts qu’ils n’auraient pas eus comme pingouins. Certes, leur sort, par l’effet de ce changement, sera bien moins enviable qu’il n’eût été sans ce baptême et cette incorporation à la famille d’Abraham. Mais il convient que ma prescience n’entreprenne pas sur leur libre arbitre. Afin de ne point porter atteinte à la liberté humaine, j’ignore ce que je sais, j’épaissis sur mes yeux les voiles que j’ai percés et, dans mon aveugle clairvoyance, je me laisse surprendre par ce que j’ai prévu[28].”

En d’autres termes, Dieu est un responsable irresponsable.

Cette cosmogonie impertinente donne naissance à des hommes tout à fait grotesques – mais qui évidemment, dans toute leur naïve bonne foi, ne s’en rendent pas compte :

“Pourtant, il leur restait quelques traces de leur première nature. Ils étaient enclins à regarder de côté ; ils se balançaient sur leurs cuisses trop courtes ; leur corps restait couvert d’un fin duvet. Et Maël rendit grâce au Seigneur de ce qu’il avait incorporé ces pingouins à la famille d’Abraham[29].”

Dans ce mythe génétique, Dieu ne tient pas la bonne place. Largement ridiculisé par Anatole France, il est décrit comme égoïste et imparfait ; mais ici, nous ne sommes pas dans une optique gnostique. Nous nous bornons à un stade de bouffonnerie douce-amère, qui est bien éloignée des grandes questions existentielles qu’Anatole France se posait en 1895 dans Le Puits de sainte Claire. D’ailleurs, si l’existence elle-même de Dieu n’est pas remise en cause, c’est qu’elle est attestée dans l’imaginaire de L’Ile des Pingouins. Anatole France prétend toutefois en filigrane que si Dieu existe, alors ce n’est certes pas sous la forme imaginée par les chrétiens. Il met effectivement en relief l’incohérence d’un Dieu qui aurait créé un monde parfait sans être aucunement responsable de la souffrance humaine[30]. C’est incompatible avec l’optique darwinienne qui est plus convaincante. C’est pourquoi la cosmogonie d’Anatole France ne souffre aucune cosmogonie, sinon dans l’horizon fabuleux[31] de l’imaginaire où tous les mythes se valent et s’annulent au travers d’une synthèse fondatrice et récriminatrice. Les cosmogonies et les fondations de légendes sont dès lors considérées par Anatole France comme subversives[32], car si elles ne sont pas relativisées, elles sont dangereuses. La cosmogonie d’Anatole France illustre enfin que, comme dans le réel, le monde une fois créé – par Dieu ou non – tourne en roue libre, dans son propre élan, et que sa finalité est présidée par une causalité qu’il vaut mieux laisser inconnue plutôt que de la prêter à un mythe détenant une fausse vérité absolue qui entraînerait l’homme dans la souffrance d’un mensonge impossible à assumer.


 


[1] C’est nous qui soulignons.

[2] Anatole France, discours de 1910 devant l’Association générale des étudiants, Trente ans de vie sociale, t.III, p.153.

[3] Anatole France, idem.

[4] Les exemples chez Voltaire abondent, et on constate ici tout ce précieux héritage sur la pensée – et la manière ! – francienne. En voici un exemple remarquable, quoi qu’il y en eût, encore une fois, bien d’autres : “Alors il se présenta [à Babouc] un petit homme qui était un demi-mage, et qui lui dit : « Je vois bien que l’œuvre va s’accomplir : car Zerdust est revenu sur la terre ; les petites filles prophétisent, en se faisant donner des coups de pincettes par devant et le fouet par derrière. Ainsi nous vous demandons votre protection contre le Grand-Lama . – Comment ! dit Babouc, contre ce pontife-roi qui réside au Tibet ? – Contre lui-même. – Vous lui faites donc la guerre, et vous levez contre lui des armées ? – Non, mais il dit que l’homme est libre, et nous n’en croyons rien ; nous écrivons contre lui des petits livres, qu’il ne lit pas [NB : l’édition de 1749 est encore plus éclairante : « Vous lui faites donc la guerre, vous avez donc des armées ? dit Babouc. – Non, dit l’autre, mais nous avons écrit trois ou quatre mille gros livres qu’on ne lit point, et autant de brochures que nous faisons lire par des femmes. »] ; à peine a-t-il entendu parler de nous.[…] » Babouc frémit de la folie de ces hommes qui faisaient profession de sagesse, des intrigues de ceux qui avaient renoncé au monde, de l’ambition et de la convoitise orgueilleuse de ceux qui enseignaient l’humilité et le désintéressement ; il conclut qu’Ituriel [contamination d’Ithiel (Proverbes XXIX, 30) et de la terre d’Iturée (Genèse, XXV, 15) ; ici, l’ange exterminateur à qui s’adresse Babouc pour le faire juge de la destruction ou non de Persépolis] avait de bonnes raisons pour détruire toute cette engeance.”, Voltaire, Le Monde comme il va, édition de 1751, in F. Deloffre t J. Van den Heuvel, Pléiade, 1979. Dans ce passage, on constate que le mythe de cet ange exterminateur n’est qu’un prétexte à juger rationnellement de la folie des hommes, à travers la fable et de l’ironie. Le mythe ainsi conçu renie la prédominance des mythes et des préjugés qui régissent les actes humains. Anatole France reprend ce système, notamment dans L’Ile des Pingouins, œuvre qui va ici nous intéresser.

[5] Voir Anatole France, L’Ile des Pingouins, livre I e, V-VIII, Pléiade, tome IV, p.23-39.

[6] Le 1er Livre de L’Ile des Pingouins paraît le 17 décembre 1905, sous le titre « Île des Pinguins [sic], conte de Noël par Anatole France », dans le New York Herald, édition européenne.

[7] Il s’agit du mythe de Maël-Duine, cycle irlandais, similaire aux imrama irlandais qui sont des mythes païens de l’Autre-Monde, comme le voyage de saint Brandan dont il est fait mention dans Navigatio Sancti Brandani, rédigée au X e siècle en basse-Rhénanie. Voir aussi Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome IV, note 1 de la page 13, p.1208. Anatole France connut vraisemblablement le cycle des imrama au travers de Renan dans « La Poésie des races celtiques », qu’on peut actuellement trouver dans Essais de morale et de critique, Œuvres, Pléiade, tome II, p.252-301. Il faut noter qu’Anatole France s’intéresse à ces mythes païens et aux histoires édifiantes des saints (issues de la christianisation de ces mythes pour la plupart) depuis ses très longues recherches menées dans le but d’écrire sa Vie de Jeanne d’Arc.

[8] Anatole France nous parle avec une tendresse en demi-teinte des saintes qui eurent une vie triste et difficile, dans « Sur les couvents de femmes », Le Jardin d’Epicure, p.118-132. Voir surtout sa réflexion éclairante « Sur le miracle », ibid., p.157-166. On peut y lire, par exemple, cette méditation : “Un instinct profond nous dit que tout ce que la nature renferme dans son sein est conforme à ses lois connues ou mystérieuses. Mais, quand bien même il ferait taire son pressentiment, l’homme ne pourra jamais dire : « Tel fait est au-delà des frontières de la nature. » Nos explorations ne pousseront jamais jusque-là. Et, s’il est de l’essence du miracle d’échapper à la connaissance, tout dogme qui l’atteste invoque un témoin insaisissable, qui se dérobera jusqu’à la fin des siècles. Le miracle est une représentation enfantine qui ne peut subsister dès que l’esprit commence à se faire une représentation systématique de la nature.”, Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.157-158.

[9] Ce système de réécriture est conforme à un écrivain qui a commencé comme journaliste sous le IInd Empire. Il était d’usage à cette époque, pour contourner la censure toujours en éveil (dans l’esprit de la loi Falloux de 1849), de maquiller ses idées profondes qui auraient pu déplaire au pouvoir en utilisant des exemples édifiants transformés pour la cause. C’est là toute l’histoire de la littérature de colportage, dont les journalistes reprennent parfois la forme avec un fond beaucoup plus acerbe. La censure tombait alors souvent dans le piège, tandis que les lecteurs des grandes cités avaient l’habitude de ce double sens du texte. Voir par exemple R. Chartier, « Stratégies éditoriales et lectures populaires », in Histoire de l’édition française, Promodis, Paris, t.I, 1983-1986. Voir infra, II.2.1, p.267.

[10] Anatole France, L’Ile des Pingouins, Pléiade, tome IV, p.25.

[11] Anatole France, ibid., p.26.

[12] La portée de l’acte de Maël est encore plus irrévérencieuse si on se penche sur la Bible, qui montre évidemment l’importance symbolique du baptême dans les pratiques rituelles du christianisme : dans Genèse, II,10, l’eau baptismale est comparée aux fleuves du Paradis. D’après la même Genèse (I,20), les êtres vivants sont nés de l’eau. Dans Ezéchiel (XLVII, 2-11), le prophète annonce que les arbres de vie pousseront dans le désert de Juda où le Messie aura fait couler l’eau, et que la Mer Morte se remplira de poissons. Le Christ applique cette prophétie au baptême dans Jean, VII, 38. Dans cette perspective, l’eau baptismale est associée à l’Esprit : “Jésus lui répondit : « En vérité, en vérité, je te le dis : nul, s’il ne naît d’eau et d’Esprit, ne peut entrer dans le Royaume de Dieu. »” (Jean, III, 5). Dans Epître de Paul aux Romains, VI, 4, saint Paul voit dans le baptême une imitation rituelle de la mort et de la Résurrection du Christ : “Par le baptême, en sa mort, nous avons donc été ensevelis avec lui, afin que, comme Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous menions nous aussi une vie nouvelle.” Voir à ce propos J. Daniélou, Bible et liturgie, Cerf, Paris, 1951.

[13] Anatole France est évidemment toujours conforté dans cette idée par Darwin.

[14] Ce problème semble assez présent en cette période charnière, à cheval sur le XIXe et le XXe siècle. Apollinaire en a fait une nouvelle très emblématique, en 1910, « Le Sacrilège » dans L’Hérésiarque et Cie. Marie-Claire Bancquart en fait également la remarque.

[15] Cette idée est d’autant plus acceptable dans la théorie darwinienne de l’évolution. La cosmogonie de L’Ile des Pingouins est une sorte d’ironique réification du darwinisme par le christianisme, dont le but est de montrer la profonde incompatibilité.

[16] Nous sommes là face à une curieuse analogie avec un texte de Paul Valéry qui, comme on le sait, remplaça Anatole France à l’Académie française sans jamais nommer, ô sacrilège, son prédécesseur. Il s’agit de “Au commencement était la fable”, in Mélange, Œuvres I, Pléiade, 1957, éd. établies par J. Hytier, p.394, que nous nous permettons ici de citer en intégralité : “Au commencement était la fable.

Nécessairement.

Car ce qui fut est esprit, et n’a de propriétés qui ne soient de l’esprit ;

Donc, si tu imagines remonter vers le « commencement », tu ne peux l’imaginer qu’en te dépouillant, à chaque recul un peu plus, de ce que tu sais par expérience, ou du moins par des témoignages qui se font de plus en plus rares. Et tu es obligé pour concevoir ces tableaux de plus en plus éloignés, de les compléter de plus en plus par ta production propre de personnages, d’événements et de théâtres.

A la limite, il n’y a plus que du toi. C’est tout du toi : fable pure.

[17] C’est un système ironique souvent utilisé par Anatole France, qui consiste en la substitution de son propre imaginaire à un univers mythique institutionnel, ou du moins reconnu par tous. Cette technique d’infiltration si on peut dire, est redoutable pour attaquer le système visé, comme ici le christianisme.

[18] Cela semble d’ailleurs être l’une des raisons pour lesquelles Anatole France n’hésite jamais à fondre dans un même imaginaire différentes matières, ici dans L’Ile des Pingouins la matière celtique et la matière chrétienne, mais ailleurs, la matière hellénistique avec la matière chrétienne (dans Thaïs, par exemple) ou l’alchimie païenne avec la gnose (La Rôtisserie de la reine Pédauque). Le tout est de constituer un univers imaginaire propre à Anatole France, mais avec des référents connus des lecteurs, ce qui permet une efficace ironie dans la recherche sceptique de la relativisation.

[19]Je sens que nous sommes dans une fantasmagorie et que notre vue de l’univers est purement l’effet du cauchemar de ce mauvais sommeil qu’est la vie. Car il est clair que nous ne pouvons rien savoir, que tout nous trompe, et que la nature se joue cruellement de notre ignorance et de notre imbécillité.”, Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.65.

[20] Anatole France, L’Ile des Pingouins, ibid., p.32.

[21] Dans le récit de sa Passion, Catherine d’Alexandrie (morte au début du IVe siècle) était fille du roi Costos. A ses dix-huit ans, l’Empereur Maxence passa à Alexandrie et obligea ses sujets à verser des offrandes en sacrifice aux dieux qu’il idolâtrait. Mais Catherine connaissait les arts et les philosophies. Elle proposa une discussion à l’empereur pour lui prouver l’inanité de ses croyances. N’osant trop répondre lui-même, Maxence convoqua cinquante docteurs qui furent tous pris en défaut face aux arguments solides de la jeune fille. L’empereur jeta ses cinquante philosophes au brasier, et Catherine fut emprisonnée. On la projeta bientôt dans une machine infernale construite par l’empereur, munie de quatre roues aux pointes acérées ; mais selon la légende, un ange intervint, la machine explosa, et ses éclats tuèrent nombre de païens alentour. L’impératrice intercéda auprès de Maxence pour sauver Catherine, mais l’empereur cruel décapita sa femme, fit de même avec deux cents soldats qui s’étaient proclamés chrétiens à la suite du miracle, et fit de même avec la jeune fille. Avant sa mort, elle demanda à Dieu d’exaucer la prière des chrétiens qui demanderaient par son intercession de les conduire au paradis. On dit qu’au moment où le bourreau trancha le cou de Catherine, il jaillit non du sang, mais du lait. Son corps fut transporté par des anges au mont Sinaï, donnant son nom actuellement au point culminant de la presqu’île (pour l’anecdote, il s’agit du djebel Katherin, 2602 mètres). Le problème causé par sainte Catherine – et cela, Anatole France le sait pertinemment, lui qui y fait allusion dans sa Vie de Jeanne d’Arc (au chapitre II) – c’est que cette sainte est la seule n’ayant jamais eu d’existence réelle ou historique, bien qu’elle soit justement apparue à Jeanne d’Arc. Seule la grande piété des dévots pleins d’espoir a donné sa gloire à cette sainte hypothétique à travers des siècles. Là encore, voilà un culte né d’une erreur. Dès lors, Anatole France ne choisit pas sainte Catherine par hasard, dans L’Ile des Pingouins… car c’est bien une sainte imaginaire qui convainc Dieu lui-même.

[22] Ces croyances, selon Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome IV, p.1213, traversent le Moyen Âge grâce à La Cité de Dieu de saint Augustin, livre XVI, chap. VIII.

[23] Anatole France, ibid., p.34.

[24] Voir infra, I.2.4, p.183.

[25]Jusque vers la fin du XIXe siècle, l’éducation civique européenne suivait encore les archétypes de l’Antiquité classique, les modèles qui se sont manifestés in illo tempore, dans ce laps de temps privilégié que fut, pour l’Europe lettrée, l’apogée de la culture gréco-latine. […] On négligeait une des notes caractéristiques du mythe : celle qui consiste précisément à créer des modèles exemplaires pour toute une société. On reconnaît d’ailleurs là une tendance qu’on peut appeler généralement humaine, à savoir : transformer une existence en paradigme et un personnage historique en archétype. […] Tous ces modèles prolongent une mythologie et leur actualité dénonce un comportement mythologique. L’imitation des archétypes trahit un certain dégoût de sa propre histoire et la tendance obscure à transcender son moment historique local, provincial, et à recouvrer un « Grand Temps » quelconque.”, Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères, ibid., p.32-33. C’est ce modèle archétypal qu’Anatole France dénonce en singeant le mythe, en le reconstruisant de manière à ce qu’il s’annule. En fait, Anatole France, partisan de la libre pensée, ne peut accepter qu’on se rompe à un modèle sans le remettre auparavant en question. Certes, les recherches en anthropologie structurale de l’imaginaire ont montré depuis que la grande part de ces archétypes mythiques ont été paganisés et camouflés de nombreuses fois depuis leur naissance, jusqu’à rendre ces mythes-sources presque méconnaissables ; ainsi, les modèles sur lesquels Eliade réfléchit peuvent n’être imités que de façon tout à fait inconsciente par un groupe. Cela, Anatole France ne pouvait pas le savoir, puisque ces recherches sont initialisées plus tard, par Jung ou Freud, mais aussi par Lévi-Strauss ou M. Eliade pour citer ici les plus connus. Anatole France, lui, se contente – et c’est déjà beaucoup – de critiquer les mythes que les hommes imitent ou portent comme vérité absolue de façon pleinement consciente.

[26] Il s’agit du pasteur d’Hermas, qui vécut entre le I e et le IIe siècle de notre ère. C’est l’un des Pères apostoliques, dont la biographie est connue à travers son œuvre, Le Pasteur. Anatole France cite vraisemblablement la mémoire d’Hermas car dans Le Pasteur, on peut lire une vision de ce Père selon laquelle la miséricorde de Dieu permet au pécheur repentant de lui accorder une seconde grâce – la dernière – pardonnant les fautes commises après le baptême.

[27] Anatole France, ibid., p.37.

[28] Anatole France, idem.

[29] Anatole France, ibid., p.38.

[30] Il critique, à l’instar d’un Voltaire d’ailleurs, ceux qui comme J. Erhard en 1730 (cité par Edouard Guitton, Encyclopaedia Universalis, 23-791c), pensent que “Dieu existe et l’humanité souffre : la philosophie et les systèmes sont impuissants à accorder ces deux certitudes.

[31] Nous ne pensons pas à l’ouvrage de M. Collot, L’Horizon fabuleux, paru chez Corti en 1988.

[32] Voir supra, I.1.1.a., p.29.

Précédent – I.2.2  – Suivant >

image_pdfimage_print