I.2.1.c) Une approche du syncrétisme par le gnosticisme : un glissement fondamental vers l’imaginaire

I.2.1.c) Une approche du syncrétisme par le gnosticisme : un glissement fondamental vers l’imaginaire

 

Analyser le discours de Zénothémis revient à analyser une vision cosmogonique particulièrement polémique, dans toute son hérésie, à l’encontre du christianisme :

“Cette doctrine [le christianisme] m’intéresse vivement par le nombre et la divinité des allégories qu’elle renferme. Si on devine l’esprit sous la lettre[1], elle est pleine de vérités, et j’estime que les livres des chrétiens abondent en révélations divines[2]. Mais je ne saurais, Paphnuce, accorder un prix égal aux livres des Juifs[3]. Ceux-là furent inspirés, non, comme on l’a dit, par l’esprit de Dieu, mais par un mauvais génie[4].”

On voit que le système de Zénothémis est fondé sur l’interprétation des livres sacrés, et, dans cette optique, la démarche eschatologique des gnostiques n’est autre qu’une certaine mythification des allégories renfermées dans ces écrits. A dire vrai, ainsi, ce système est tout aussi discutable qu’un autre, puisqu’il est fondé sur des croyances.

Zénothémis expose ensuite sa cosmogonie, somme toute classique dans une interprétation gnostique. Elle donne lieu à une religion inversée par rapport au christianisme[5]. Brièvement, le gnostique doit pouvoir accéder, en passant par différentes sphères successives, jusqu’à Dieu lui-même, en connaissant différentes formules magiques et secrètes qui lui permettent d’accéder au saint des saints. Ainsi, Iaveh, le Dieu de l’Ancien Testament, n’est lui-même qu’un esprit des sphères inférieures, un dieu imparfait qui, comme Démiurge, créa le monde aussi imparfait que lui-même ; chez les gnostiques en effet, le dieu créateur et Dieu sont deux divinités tout à fait distinctes, ce qui permet de dépasser le mystère de l’unicité parfaite d’un Dieu qui donne naissance à un monde qui lui est distinct[6]:

“Iaveh, qui les dicta, était un de ces esprits qui peuplent l’air inférieur[7] et causent la plupart des maux dont nous souffrons[8] ; mais il les surpassait tous en ignorance et en férocité. Au contraire, le serpent aux ailes d’or[9], qui déroulait autour de l’arbre de la science sa spirale d’azur, était pétri de lumière et d’amour[10]. Aussi, la lutte était-elle inévitable entre ces deux puissances, celle-ci brillante et l’autre ténébreuse[11]. Elle éclata dans les premiers jours du monde. Dieu venait à peine de rentrer dans son repos, Adam et Eve, le premier homme et la première femme, vivaient heureux et nus[12] au jardin d’Eden, quand Iaveh forma, pour leur malheur, le dessein de les gouverner[13]/a>, eux et toutes les générations qu’Eve portait déjà dans ses flancs magnifiques. Comme il ne possédait ni le compas ni la lyre et qu’il ignorait également la science qui commande et l’art qui persuade[14], il effrayait ces deux pauvres enfants par des apparitions difformes, des menaces capricieuses et des coups de tonnerre[15]. Adam et Eve, sentant son ombre sur eux, se pressaient l’un contre l’autre et leur amour redoublait dans la peur[16]. Le serpent eut pitié d’eux et résolut de les instruire, afin que, possédant la science, ils ne fussent plus abusés par des mensonges[17].”

Nous rencontrons ici à nouveau le credo d’Anatole France, et sa croisade contre le mensonge. A dire vrai, cet humanisme sceptique et relativisant s’expose même, en pleine théorie gnostique, au travers d’une allégorie biblique revue et corrigée par la libre pensée. On voit donc nettement pourquoi la préférence d’Anatole France va au système de Zénothémis. Sous le prétexte de la gnose ophite, notre auteur n’hésite pas à reprendre le dessus en affirmant ses idées, d’une manière assez subversive. Il mêle sans vergogne sa pensée et celle d’un système ayant plus de huit cents ans, dans un syncrétisme gentiment séditieux et orienté.

Ainsi, le démon devient bienveillant, salvateur du monde[18], initiateur de la science, de la connaissance, et de la gnose, c’est-à-dire du salut :

“[Il] intéressa [l’esprit d’Adam et Eve] en formant devant eux, avec son corps, des figures exactes, telles que le cercle, l’ellipse et la spirale, dont les propriétés admirables ont été reconnues depuis par les Grecs[19].”

De même, Zénothémis pense qu’Adam, de structure trop imparfaite – il est fabriqué par Iaveh avec de la terre[20] – n’est pas suffisamment fin pour comprendre toutes les subtilités de l’univers ; c’est à la sensibilité féminine d’Eve que le serpent choisit de confier les secrets du monde[21]. Dorion fait ici un parallèle syncrétiste de la genèse biblique avec la lutte de Pallas contre Typhon, mythe grec par excellence[22]. Anatole France montre par là même qu’il est nécessaire d’appréhender ces systèmes fondés sur des mythes avec prudence et réserve, du moins en ce qui concerne la recherche d’une vérité universelle.

Nous pouvons ici résumer la suite de la théorie gnostique exposée par Anatole France au travers de Zénothémis. L’arbre de science y est une figure centrale :

“[Eve] se laissa conduire à l’arbre de la science dont les rameaux s’élevaient jusqu’au ciel et que l’esprit divin baignait comme une rosée. Cet arbre était couvert de feuilles qui parlaient toutes les langues des hommes futurs et dont les voix unies formaient un concert parfait. Ses fruits abondants donnaient aux initiés qui s’en nourrissaient la connaissance des métaux, des pierres, des plantes ainsi que des lois physiques et des lois morales ; mais ils étaient de flamme, et ceux qui craignaient la souffrance et la mort n’osaient les porter à leurs lèvres. Or, ayant écouté docilement les leçons du serpent, Eve s’éleva au-dessus des vaines terreurs[23] et désira goûter aux fruits qui donnent la connaissance de Dieu[24].”

Cet arbre, pilier unissant la terre et le cosmos[25], est décrit de façon fort intéressante par Anatole France ; il rejoint ce système de vérité blanche décrit dans Le Puits de sainte Claire. Dans une optique anté-babélienne, toutes les langues existent mais se fondent en une harmonie, un concert parfait qui contient toutes les vérités du monde[26]. Or, ceci pourrait être considéré comme une mise en abyme du banquet d’Anatole France, lui-même post-babélien. Après tout, dans cette joute philosophique, chacun des protagonistes semble voir son discours inscrit dans une même et grande recherche de la vérité, même si personne n’est d’accord ; chacune de ces visions du monde distinctes participent d’un grand Tout. Ceci dit, de manière subversive, si ce que dit Zénothémis était vrai, alors l’humanité connaîtrait la substance même de Dieu, puisque l’homme descendant d’Eve et d’Adam serait lui aussi initié par le serpent aux secrets de chaque chose, ce qui est loin d’être le cas, et ce qui met bien en évidence que tous ces systèmes sont dans le fond péremptoires pour Anatole France.

Nous pensons toutefois que la confusion relative dans laquelle se trouvent tous les protagonistes du banquet qui ne peuvent s’accorder entre eux, est une négation de la vérité blanche que prône Anatole France, laquelle ressemble de façon nostalgique à une ère d’avant Babel, comme l’illustre la description de l’arbre aux feuilles dont les voix unies forment un concert parfait. Le mythe de Babel est connu : l’homme présomptueux cherche, en fondant une ziggourat, à s’élever démesurément, mais il ne peut en rien dépasser sa condition humaine. C’est là d’ailleurs que se situe tout le drame de Paphnuce dans Thaïs, mais aussi d’Anatole France. Dès lors, finalement, les hommes sont plongés dans la confusion, et ils ne s’entendent plus (la racine hébraïque Bll de Babel signifie confondre).

“La terre entière se servait de la même langue et des mêmes mots. Or, en se déplaçant vers l’Orient, les hommes découvrirent une plaine dans le pays de Shinéar[27] et y habitèrent. Ils se dirent l’un à l’autre : « Allons ! Moulons des briques et cuisons-les au four. » Les briques leur servirent de pierre et le bitume leur servit de mortier. « Allons ! dirent-ils, bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche le ciel[28]. Faisons-nous un nom afin de ne pas être dispersés sur toute la surface de la terre ». Le Seigneur descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils d’Adam. « Eh, dit le Seigneur, ils ne sont tous qu’un peuple et qu’une langue et c’est là leur première œuvre ! Maintenant, rien de ce qu’ils projetteront ne leur sera accessible ! Allons, descendons et brouillons ici leur langue, qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres ! » De là, le Seigneur les dispersa sur toute la surface de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville. Aussi lui donna-t-on le nom de Babel car c’est là que le Seigneur brouilla la langue de toute la terre, et c’est là que le Seigneur dispersa les hommes sur toute la surface de la terre[29].”

Cette allégorie d’un châtiment survenant à l’encontre d’une humanité régie par la démesure, conduit à la dispersion et à l’incompréhension. De la même façon, ne peut-on pas voir dans la multiplicité des dogmes et des système un ferment de fausseté et d’incompréhension, qui éloigne l’homme de toute recherche saine du logos ? Afin de dépasser ce chaos, Anatole France paraît ici proposer un syncrétisme des mythes – dont le gnosticisme regorge – qui dépasserait la particularité de chacun, afin de recueillir une vision relativisante et sceptique du monde, dépassant la confusion babélienne.

Iaveh, jaloux de ses créatures, devient la principale cause du chaos :

“Iaveh triomphant maintint Adam et Eve et toute leur semence dans la stupeur et dans l’épouvante. Son art, qui se réduisait à fabriquer de grossiers météores, l’emporta sur la science du serpent, musicien et géomètre. Il enseigna aux hommes l’injustice, l’ignorance et la cruauté et fit régner le mal sur la terre. Il poursuivit Caïn et ses fils[30], parce qu’ils étaient industrieux ; il extermina les Philistins parce qu’ils composaient des poèmes orphiques et des fables comme celles d’Esope[31]. Il fut l’implacable ennemi de la science et de la beauté, et le genre humain expia pendant de longs siècles, dans le sang et les larmes, la défaite du serpent ailé[32].”

On constate que par l’entremise d’un Zénothémis, Anatole France réfute une fois encore l’idée d’un dieu qui, à travers ses caprices et de son bon vouloir, précipiterait l’homme vers une fin désagréable et atroce. Si l’homme est régi par des lois universelles qui le précipitent dans l’injustice, l’ignorance et la cruauté, alors l’univers est absurde et l’homme victime d’une causalité aveugle et mauvaise. Or, nous l’avons vu, c’est sans doute l’homme qui détient pour Anatole France les clefs de son épanouissement, justement à travers la science et de la beauté. Dieu – et l’idée d’une causalité divine – se font donc ennemis de la condition humaine. Le gnosticisme dérangeant de Zénothémis ne fait finalement, par les mythes et les allégories, qu’exprimer cette simple vérité. C’est l’homme qui détient sa destinée, les dieux quels qu’ils soient en sont exclus. La causalité, les principes du fondement même de l’univers, sont ennemis de l’homme, c’est-à-dire, de façon allégorique, qu’ils paraissent rester à jamais non accessibles à la connaissance humaine. C’est dire combien Anatole France, par pure subversion, met la science et la beauté du côté du serpent, c’est-à-dire du côté de l’ennemi du divin.

Zénothémis oppose ainsi Platon ou Pythagore à trois personnages dits esprits célestes, que sont Jésus de Galilée[33], Basilide[34] et Valentin, tout simplement parce que “la science et la méditation ne sont que les premiers degrés de la connaissance et que l’extase seule conduit aux vérités éternelles[35].

Dans cette optique, il serait crédible de penser qu’Anatole France rejette en bloc, dans une grand système relativisant, tout ce qui ne peut pas prendre en compte la démarche visant à remettre en cause les croyances dont la pluralité semble démontrer l’inanité[36]. Or c’est le fondement même du banquet de Thaïs, et son sens profond. La discussion va s’éparpiller dans un concert tout à fait cacophonique, où chacun va donner son point de vue sur le monde sans même écouter le point de vue de l’autre.

Dans ce chaos babélien, Marcus qui est chrétien arrive. L’intérêt de la confrontation entre la pensée gnostique de Zénothémis et la pensée chrétienne de Marcus, est de mettre en valeur un système syncrétique qui dépasse finalement chacun de ces dogmes. En fait, la grande joute verbale du banquet est un dialogue de sourds, mais d’où naît une vision du monde mélangeant, fusionnant tous ces dogmes en un système relativisé par son syncrétisme.

L’initiation du syncrétisme commence dans le banquet par le fait que le Dieu de Marcus est unique, “non engendré, seul éternel, principe de toutes choses[37].” Or, le sceptique Nicias offre à ce moment un contre argument de poids à Marcus : si Dieu est tellement parfait, dans ce cas, pourquoi a-t-il créé un monde distinct de lui, sinon pour se prouver à lui-même sa propre perfection ? Le monde serait issu d’une crise métaphysique d’un Dieu parfait, ce qui est incohérent, et remet donc en cause l’existence même de Dieu : “Il lui fallait rester inactif pour rester parfait et il devait agir s’il voulait se prouver à lui-même sa propre existence[38].” Nous voyons bien que sous des apparences de discussion théologique, le propos se place surtout sur un plan cosmogonique, et donc sur un plan du mythe des origines[39]. Lors du christianisme primitif de ce IVe siècle, en effet, mythes et religion sont indistincts[40]. Plus loin, le mythe a valeur de vérité absolue[41], et donc celui qui prône la certitude de sa conception cosmogonique prône également une vérité à laquelle nul ne peut se soustraire. Le problème posé par cette acception du mythe est évidemment que si des mythes se confrontent et diffèrent, alors plusieurs vérités absolues combattent sans pouvoir cohabiter.

C’est peut-être de ceci qu’Anatole France se moque dans le banquet de Thaïs. Au XIXe siècle, au contraire, le mythe est synonyme de fable[42], et donc de fausseté ; or, dans une optique relativisante, quoi de plus ironique que de dépeindre une assemblée d’hommes qui se battent pour des fables tout en ayant la plus grande certitude de détenir la seule et unique vérité absolue ? Tout ceci est inclus dans la parole d’Hermodore, qui répond à Marcus sur le fait que chacun sait que Dieu créa le monde par le moyens de nombreux intermédiaires, dont le Christ : “Tu dis vrai, Marcus ; et ce fils est indifféremment adoré sous les noms d’Hermès, de Mithra, d’Adonis, d’Apollon et de Jésus[43].” On en revient au phénomène de la nécessité de croire sous toutes ses formes, sans tenir compte d’une quelconque vérité. Plus la discussion va progresser, et plus les mythes se confrontant vont glisser vers le syncrétisme. Ainsi, Hermodore démontre que le mal est une création divine pour donner naissance au bien et fait allusion à la théorie de la sympathie de Plotin, selon laquelle toutes choses sont unies, y compris le bien et le mal. Ceci entraîne une réponse de Zénothémis issue du caïnisme[44]. Jésus devient ainsi le précurseur de Basilide et de Valentin. Dans cette optique se fonde dès lors un premier syncrétisme, fusionnant gnosticisme et christianisme (au détriment d’ailleurs du judaïsme). Mais lorsque Zénothémis expose le mythe d’Enoia, il va encore plus loin dans le syncrétisme, puisqu’il mêle culte égyptien d’Ammon, système juif des Sephiroth, néoplatonisme émanationiste, christianisme et gnosticisme[45]. Or, ce mythe cosmogonique d’Enoia est également connu d’Hermodore, sous le nom de mythe d’Hélène[46], lui-même repris par les tragédiens grecs que sont Eschyle[47] et Euripide[48]. On voit que la diversité des origines de ce mythe d’Enoia-Hélène se superpose à la gnose de Zénothémis. Or, c’est ce mythe qui en grande part fonde le monde dans Thaïs[49], et qui présidera aux destinées de Thaïs, double d’Hélène.

A partir de ce moment, on constate que le système qui préside à la causalité et aux fins dans Thaïs est un principe syncrétiste, englobant par sa multiplicité fusionnée toutes les différences de chaque système mythique pour en faire un principe de réalité. Malgré les apparences et ce que laissait entrevoir le début du banquet, ce syncrétisme dépasse désormais la question de savoir si Dieu existe ou non, et comment il oriente les hommes. Du discours philosophique pur et dur, nous avons, sous la plume d’Anatole France, glissé progressivement sur la pente de l’imaginaire, jusqu’à un discours mythique proche de la fable à laquelle M. Eliade fait allusion. Du mythe-vérité absolue tel que conçu lors du christianisme primitif, nous sommes arrivés au mythe-fable tel que conçu par Anatole France en cette fin du XIXe siècle. Entre temps, le combat insipide et polémique de ceux qui assénaient la vérité pure et leur conception de Dieu, a tourné à la fantaisie et à l’imaginaire. Ce glissement vers l’imaginaire est fondamental chez Anatole France ; c’est lui qui en fait conduit les mythes cosmogoniques, les systèmes philosophiques également, à se fondre dans un syncrétisme qui outrepasse l’aridité et la fausseté des dogmes.


[1] Selon les ophites, la connaissance (gnose) des lois divines consiste à déchiffrer le sens caché des écrits qu’ils considèrent comme sacrés. Dès lors, cet esprit sous la lettre n’est qu’une question d’interprétation très particulière des textes, à l’instar des kabbalistes.

[2] Les livres des Chrétiens sont avant tout le Nouveau Testament, et d’autres ouvrages qui finalement furent déclarés comme hérétiques par les Pères de l’Eglise, dès le IIe siècle. Il s’agit des livres secrets et des apocryphes gnostiques, dont par exemple L’Apocryphe de Jean, le Livre d’Enoch ou le Livre des Jubilés. Voir à ce sujet F. Amiot & Daniel-Rops, La Bible apocryphe : Evangiles apocryphes, Fayard, 1952, et, sur les papyrus coptes de Nag Hammadi, J. Doresse, Les Livres secrets des gnostiques d’Egypte, Plon, Paris, 1958-1959.

[3] Il s’agit de l’Ancien Testament, et plus particulièrement de la Pentateuque, dont la Genèse est réfutée en bloc par la plupart des gnostiques.

[4] Anatole France, ibid., p.791. Il s’agit de Ialdabaoth.

[5] Sur Anatole France et les religions inversées, voir infra, II.3.2, p.320 et II.3.4, p.368.

[6] Plotin, dans les six Ennéades (E. Bréhier éd, 7 volumes, Les Belles Lettres, Paris, 1924-1938), dépassera ce mystère en fondant le système des trois hypostases (thèse dite de l’émanationisme), mettant par là même à mal la théorie des gnostiques d’un Démiurge distinct de Dieu : “Quand il s’agit de l’être, nous réunissons en un tout un être, et nous disons l’un qui est, voulant indiquer par un l’intime liaison de l’être avec le bien.”, Ennéades, VI, II, 11. “L’Être qui vient de l’Un ne se sépare pas de lui et n’est pas identique à lui.”, ibid., V, III, 12. Voir A. Koyré, Du Monde clos à l’univers infini, P.U.F., Paris, 1962.

[7] La sphère des gentils, c’est-à-dire de ceux qui ne sont pas initiés à la gnose. N’oublions pas que les gnostiques sont élitistes, dans le sens que les élus, ceux qui sont choisis par Dieu pour accéder à la connaissance, font partie de petits groupes secrets et cachés du monde.

[8] C’est rendu possible justement parce que ces divinités sont distinctes du Dieu parfait.

[9] Il s’agit du diable dépeint dans l’Ancien Testament tout au long de la Genèse, et dans le Nouveau testament, tout au long de L’Evangile selon saint Jean.

[10] En effet, le serpent (l’éon Ophis chez Valentin) est celui qui ouvre les yeux des hommes, et donc qui leur permet d’acquérir la connaissance, c’est-à-dire la gnose. On voit combien cette allégorie est fondamentale pour les gnostiques, et combien elle peut être scandaleuse pour un chrétien. En effet, on assiste là à un complet revirement dialectique des valeurs, où le Bien devient le Mal, et où le Mal devient le Bien. Cette dialectique fascine beaucoup le XIXe siècle littéraire français, de Charles Baudelaire (voir par exemple « L’Avertisseur », 97ème poème des Fleurs du Mal ) à Paul Valéry (voir Charmes, « Ebauche d’un Serpent », Pléiade, Œuvres 1, p.138-151). En fait, le Christ lui-même, qui régénère l’humanité, est comparé au serpent d’airain sur la croix (Voir Rémy de Gourmont, Le Latin mystique. Les Poètes de l’antiphonaire et la symbolique au Moyen âge, Mercure de France, Paris, 1913, p.130.)

[11] On peut sans doute apercevoir une résurgence du culte de Mani (216-273), dans lequel distinguer le Bien du Mal est la condition sine qua non du salut, d’où un dualisme cosmogonique excessivement tranché entre le principe du Bien (les âmes, la Lumière) et du Mal (la matière, les Ténèbres). Lorsque les Ténèbres fondirent sur la Lumière, les deux se mélangèrent dramatiquement (“Le bien et le mal cohabitent dans chaque homme.”, Mani, Kephalaia, I, p.220). Les particules de Lumières sont appelées à remonter à la surface, pour rejoindre le dualisme initial – et c’est là le trajet à effectuer pour le Sage. Voir C. Schmidt, H.-J. Polotsky & A. Böhlig, Kephalaia, Berlin, 1966.

[12] On entrevoit un souffle d’adamisme. Cette secte gnostique du IIe siècle, initiée par Prodicus, disciple de Carpocrate, était soucieuse d’imiter Adam avant sa chute, et donc pratiquait la prière dans la plus complète des nudités.

[13] Cette idée va, pour un gnostique, à l’encontre de la connaissance. C’est le sage lui-même qui doit faire l’effort d‘approcher, au travers d’une initiation, les secrets de la connaissance. Le mauvais Démiurge entrave cette démarche par une tyrannie absurde démontrant son imperfection.

[14] En effet, dans l’optique gnostique, c’est le serpent qui possède la science et l’art, initiateurs de la grandeur de l’homme et du souffle divin. Le dieu de l’Ancien Testament est censé être ignorant et donc, encore une fois, entraver l’ascension de l’homme vers le divin. Comme le dit malicieusement Anatole France, “Il y a toujours un moment où la curiosité devient un péché, et le diable s’est toujours mis du côté des savants.”, Le Jardin d’Epicure, p.52.

[15] On notera une sérieuse dose d’ironie de la part d’Anatole France. Le Dieu biblique ressemble par ailleurs fort à Zeus.

[16] Cette théorie de la naissance de l’amour physique chez les hommes, semble relativement fantaisiste. On est loin des théories sur l’Amour du Banquet de Platon.

[17] Anatole France, idem, p.791.

[18]Il y a toujours un moment où la curiosité devient un péché, et le diable s’est toujours mis du côté des savants.”, Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.52.

[19] Anatole France, Thaïs, p.792. N’oublions pas que la scène se déroule ici en Egypte ; or, ce lieu est depuis le IVème siècle avant notre ère un réservoir incalculable de mathématiciens, recrutés parfois chez les Grecs, à l’exemple des deux Ptolémée. Un siècle plus tard, l’Ecole d’Alexandrie devient l’endroit principal de la recherche mathématique grecque, d’Euclide à Archimède, d’Hipparque à Apollonios. Voir B. Rashed, Mathématiques et philosophie, de l’Antiquité à l’âge classique, C.N.R.S., 1991.

[20]Le Seigneur Dieu modela l’homme avec de la poussière prise au sol. Il insuffla dans ses narines l’haleine de vie, et l’homme devint un être vivant.”, Genèse, 2-7. Il faut noter qu’Adam voit son nom tiré d’un jeu de mot en hébreu : âdâm signifie homme, mais adâmâ signifie glèbe ; on peut donc lire Adam comme l’homme ou comme le glébeux.

[21] Cette optique est intéressante, dans le contexte de Thaïs où c’est le pansexualisme de Cybèle qui régit les lois du monde.

[22] Voir Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome I, note 1 de la page 792, p.1374. Pallas (Athéna), émanation de Zeus, donc du côté de la spiritualité, lutte contre Typhon (géant père de Cerbère, du Sphinx et de la Chimère) qui représente la matière. Il faut noter ici que les problèmes de syncrétisme entre les mythes sont sur la sellette en cette fin de XIXe siècle ; les travaux de Georges Dumézil, qui commencent à être publiés dès 1924 (Festin d’immortalité. Etude mythologique comparée indo-européenne), le confirment. Il est le premier, avec Lévi-Strauss, à mettre en évidence la structure commune des mythes indo-européens qui courent sur une période de quatre mille ans. On voit qu’Anatole France pressent ce fait avec conviction.

[23] Eve, sous la plume d’Anatole France, est-elle devenue épicurienne ?

[24] Anatole France, ibid., p.793.

[25] “Ferme soutien de l’univers, lien de toutes choses, support de toute la terre habitée, entrelacement cosmique, comprenant en soi toute la bigarrure de la nature humaine. Fixé par les clous invisibles de l’Esprit, pour ne pas vaciller dans son ajustement au divin ; touchant le ciel du sommet de sa tête, affermissant la terre de ses pieds, et, dans l’espace intermédiaire, embrassant l’atmosphère entière de ses mains incommensurables.”, Pseudo-Chrysostome, sixième homélie sur la Pâque, in H. de Lubac, Catholicisme – Les Aspects sociaux du dogme, Paris, 1941, p.366.

[26] D’ailleurs, le diable est souvent considéré comme parlant toutes les langues. Dans le Rituel Romain de Paul V (I,3, p.357), on peut lire que l’un des signes de possession démoniaque est la xénoglossie : “Une subite connaissance des langues étrangères, hors de toute vraisemblance d’un miracle de Dieu, et aussi un art subit de lire, écrire, chanter sans avoir appris. Voir aussi J. de Tonquédec, Les Maladies nerveuses ou mentales et les manifestations diaboliques, Beauchêne, 1938, p.129. Se rappeler de la grotesque et sérieuse œuvre de Mercier :

“Un autre diable accourt, érudit, sec et blême,

Des langues de Babel, sachant à fond le thème.

C’est lui de qui le fouet, chez nos rhéteurs ardents

Imprime son latin sur le cu [sic] des pédants.

Sa mémoire est un puits, sa tête est sans lumière ;

Et de ses yeux jaunis il brûla les paupières

Sur de vastes feuillets pleins de noms inconnus,

En ile, en ule, en ak, en os, en ès, en us.”

N. Mercier, La Panhypocrisiade ou Le Spectacle infernal du seizième siècle, Paris, Firmin-Didot, 1819, p.146-148.

[27] Shinéar désigne l’ancienne Mésopotamie.

[28] On distingue ici un sombre parallélisme entre l’arbre cosmique et la ziggourat, qui symbolise alors l’hubris des hommes.

[29] Genèse, 11, 1-9.

[30] Les caïnites sont une autre secte gnostique.

[31] Voir Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome I, note 1 de la page 793, p.1374.

[32] Anatole France, ibid., p.793.

[33] Jésus est considéré comme un éon issu de Dieu, et non de Iaveh-Ialdabaoth, chez les gnostiques.

[34] Ecrivain gnostique enseignant à Alexandrie entre 120 et 145 environ. Il composa un Evangile, et différents psaumes. Selon saint Irénée de Lyon (dans Adversus Haereses, I, XIV, I), Basilide considérait que le Dieu Suprême (distinct de Ialdabaoth) était séparé de notre monde par une série dégradée d’intermédiaires. Pour libérer les Juifs du Dieu de l’Ancien Testament, il a envoyé son Esprit (Noûs) habitant Jésus. C’est en suivant Jésus que l’homme serait libéré de la matière et rejoindrait son Dieu.

[35] Anatole France, ibid., p.794. Selon Anatole France, “il ne faut jamais demander à un savant les secrets de l’univers qui ne sont point dans sa vitrine. Cela ne l’intéresse point.”, Le Jardin d’Epicure, p.98.

[36] C’est d’ailleurs ce que voulait démontrer Voltaire avec Zadig.

[37] Anatole France, ibid., p.797.

[38] Anatole France, ibid., p.797-798.

[39] Mircea Eliade distribue d’ailleurs ces mythes selon une typologie précise, en quatre points : les mythes qui décrivent la création du monde par la pensée ou la parole (le Verbe) du Dieu ; les mythes où le dieu plonge au fond d’un Océan duquel il rapporte de la glaise pour former la terre (« plongeon cosmogonique »); les mythes expliquant la création par la division d’une matière primordiale (Ciel/Terre, Chaos indistinct divisé par le Dieu, division de l’œuf primordial) ; enfin, les mythes édifiant la création comme le démembrement d’un géant primordial (immolation soit librement consentie par un géant anthropomorphe, ou au contraire combat victorieux d’un géant contre un monstre marin). Voir M. Eliade, Traité d’Histoire des religions, Payot, Paris, 1953, réimpr. 1989. Dans le banquet de Thaïs, la discussion sur le mythe des origines ne semble porter que sur la première catégorie d’Eliade.

[40]Pour le christianisme primitif, tout ce qui ne trouvait pas sa justification dans l’un ou l’autre des deux Testaments était faux : c’était une « fable ».”, M. Eliade, Mythes, rêves et mystères, Gallimard, Paris, 1957, p.21.

[41]Le mythe est censé exprimer la vérité absolue, parce qu’il raconte une histoire sacrée, c’est-à-dire une révélation trans-humaine qui a eu lieu à l’aube du Grand Temps, dans le temps sacré des commencements (in illo tempore). Etant réel et sacré, le mythe devient exemplaire et par conséquent répétable, car il sert de modèle, et conjointement de justification, à tous les actes humains. En d’autres termes, un mythe est une histoire vraie qui s’est passée au commencement du Temps et qui sert de modèle aux comportements des humains.”, M. Eliade, ibid., p.21-22.

[42]Dans le langage courant du XIXe siècle, le mythe signifiait tout ce qui s’opposait à la « réalité » : la création d’Adam ou l’homme invisible, aussi bien que l’histoire du monde racontée par les Zoulous ou la Théogonie d’Hésiode étaient des « mythes ».”, M. Eliade, ibid., p.21.

[43] Anatole France, ibid., p.798.

[44] Selon le caïnisme, Judas le traître est au contraire l’intercesseur de la Rédemption divine. Sans lui, Jésus n’aurait pas pu sauver les hommes ; c’est pourquoi il est considéré comme le seul apôtre inspiré du Saint Esprit. La secte compose même un Evangile selon Judas.

[45] Voir Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome I, note 1 de p.801, p.1377. Le mythe d’Enoia fusionne les traditions égyptiennes d’Ammon (mythe de destruction de l’humanité à comparer avec la Genèse, 6, I-8 : “Alors que les hommes avaient commencé à se multiplier à la surface du sol et que les filles leur étaient nées, les fils de Dieu virent que les filles d’homme étaient belles et ils prirent pour femmes celles de leur choix. Le Seigneur dit : « Mon Esprit ne dirigera pas toujours l’homme étant donné ses erreurs : il n’est que chair, et ses jours seront de 120 ans. » […] Le Seigneur vit que la méchanceté de l’homme se multipliait sur la terre : à longueur de journée, son cœur n’était porté qu’à concevoir le mal et le Seigneur se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre. Il s’en affligea et dit : « J’effacerai de la surface du sol l’homme que j’ai créé, homme, bestiaux, petites bêtes et même les oiseaux du ciel, car je me repens de les avoir faits. »”) et la doctrine juive des Séphiroth, c’est-à-dire des rayons que sont les attributs et les qualités de Dieu selon les kabbalistes, dont ils manifestent l’activité descendante de Dieu et dont la médiation permet inversement de remonter vers le Principe, Ayn Soph. Il existe dix Sephiroth, à comparer avec les éons du plérôme. Ces thèses sont émanationistes, et donc plus ou moins d’essence néoplatonicienne.

[46] Ce mythe, rapporté par Renan dans Les Apôtres, est également un thème fortement repris au XIXe siècle par Flaubert notamment. Voir Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome I, note 1 p.802, p.1377.

[47] Dans Agamemnon, v. 740, 1454-1456 et 1469-1471.

[48] Dans Les Troyennes et Oreste. Sur le mythe d’Enoia-Hélène, voir Pauline Newman-Gordon, Hélène de Sparte. La Fortune du mythe en France, Debresse, Paris, 1968 (aussi cité par Marie-Claire Bancquart).

[49] Sur le parallélisme fondamental existant entre Hélène et Thaïs, voir infra, II.3.3., p.335.

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