I.3.1.b) La réalité charnelle du Christ

I.3.1.b) La réalité charnelle du Christ

 

N’est-ce pas d’ailleurs le sens profond des rapports qui unissent Marie Madeleine et Laeta Acilia[1] ? Marie Madeleine est profondément remaniée par Anatole France. Les données sur cette sainte sont relativement évidentes dans les Evangiles. Magdala est un village situé au bord du lac de Tibériade. Marie de Magdala fut cette femme dont le Christ exorcisa les sept démons qui l’habitaient, ce qui, soit dit en passant, ne signifie en rien que cette femme fût de mœurs légères. Elle fait partie du groupe de femmes qui suit le Christ et assiste à la Passion. Elle est témoin de la mise au tombeau de la dépouille christique, mais au matin de Pâques, elle voit que le tombeau est vide et est la première a rencontrer Jésus ressuscité[2]. Ceci dit, très tôt, on voue un véritable culte à Madeleine, dès le IXe siècle en Occident. Le premier pèlerinage a lieu à Vézelay au XIe siècle. Le siècle suivant, on établit son tombeau à Saint Maximin, en Provence, et son lieu de débarquement en Camargue aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Anatole France reprend le personnage de Madeleine et le confronte à une riche patricienne fort capricieuse, Laeta Acilia – cette dernière semblant être un personnage de pure imagination. Le canevas de cette nouvelle est simple. La riche Acilia vit dans l’opulence, et honore les dieux des romains ; cependant, son plus riche désir est d’être mère. Elle rencontre des mendiants extrêmement pauvres, dont une femme d’une immense beauté. A dire vrai, le portrait que brosse Anatole France de Marseille, en ce premier siècle, n’est guère flatteur, et renvoie encore l’image récurrente d’une Babylone riche et avare, entraînée dans la décadence romaine :

“Hélas ! Les Massaliotes sont avares, idolâtres et cruels. Ils laissent mourir de faim et de froid les disciples de Jésus. Et si nous n’étions réfugiés dans ce temple, qu’ils tiennent pour un asile sacré, ils nous auraient déjà traînés dans de sombres prisons. Pourtant, il conviendrait de nous souhaiter la bienvenue, puisque nous apportons la bonne nouvelle[3].”

On remarque également que comme souvent chez notre auteur, l’époque choisie est celle d’une grande transition ; le christianisme n’est pas encore la principale religion occidentale, loin s’en faut, tandis que le polythéisme règne en maître. Or, c’est là que se trouve la clef de ce système francien. Pour que le passage d’une religion polythéiste vers une religion monothéiste puisse avoir lieu, il faut que la religion monothéiste propose une incarnation précise à aduler, alors que le panthéon de dieux multiples paraît fort désincarné, trop éthéré et lointain, pour tout dire trop inhumain. Anatole France fait de Jésus un être sensuel, palpable, en fait très ancré dans sa propre réalité charnelle. Cette ambiguïté conduit les femmes à se rallier au christianisme, au travers d’un amour qui finalement est aussi lié à l’esprit qu’au corps de Jésus. Chez notre auteur, Jésus est fortement sexualisé.

Dès lors, dans cette optique certes irrévérencieuse mais purement francienne, Madeleine est elle-même extrêmement ambiguë. Elle participe encore de cette image de femme au passé dissolu, de femme aimant les hommes. Intercesseur d’un imaginaire chrétien – elle a été témoin de la Résurrection – elle propose toutefois un marché à Laeta Acilia tout à fait étrange, dans une optique chrétienne : si la riche patricienne renonce au polythéisme et honore Jésus, et si elle protège les disciples du Christ, alors elle sera enceinte. On comprend bien que dans cet horizon, Madeleine est elle-même inscrite dans un système de réalité charnelle. Elle parle en ces termes des divinités romaines qu’elle oppose à Jésus :

“Femme, garde-toi bien, s’écria-t-elle, d’adorer de vaines idoles. Ne demande pas à des simulacres de marbre les paroles d’espérance et de vie. Il n’y a qu’un Dieu, et ce Dieu fut un homme, et mes cheveux ont essuyé ses pieds[4].”

Or, Madeleine convainc Laeta Acilia à travers le sentiment qu’elle dégage, qui est celui d’une femme dans un perpétuel état d’extase amoureuse, tandis que la patricienne ne peut même pas demander à son mari trop occupé un enfant. Nous sommes donc en présence d’une femme pauvre vivant pleinement l’accomplissement de sa chair à travers son amour pour Jésus, qui s’oppose à la riche patricienne rassasiée par son statut social mais qui ne peut s’accomplir en tant que femme, car elle n’est ni amoureuse, ni mère. Madeleine décrit d’ailleurs Jésus comme un amour de jeunesse, un amour magnifié :

“Il était jeune et beau, il voulait être aimé. […] On eût cru voir un jeune berger de la montagne, et pourtant ses prunelles jetaient des flammes pareilles à celles qui sortaient du front de Moïse. Sa douceur ressemblait à la paix des nuits et sa colère était plus terrible que la foudre. Il aimait les humbles et les petits. […] Lui-même, il était simple comme un enfant et il ressuscitait les morts[5].”

D’ailleurs, Laeta Acilia est touchée par l’humanité du dieu décrit par Madeleine, et par son amour des enfants. C’est dire combien la vision chrétienne de Madeleine est tout entière inscrite dans un rapport charnel et simple, très éloigné d’une vision cosmogonique grandiose et apeurante. Sa foi est simple et féminine, et donc facilement transmissible aux autres femmes incroyantes et frustrées. Pour Madeleine, Jésus représente l’homme idéal ! Laeta Acilia ne s’y trompe pas :

“J’avoue pourtant qu’il y a dans l’Orient des dieux aimables. Le tien, Marie, me semble de ceux-là. Tu m’as dit qu’il aimait les petits enfants, et qu’il les baisait sur la joue dans les bras des jeunes mères[6]. À cela, je reconnais qu’il est un dieu propice aux femmes ; je regrette qu’il ne soit pas en honneur dans l’aristocratie et parmi les fonctionnaires, car je lui ferais volontiers des offrandes de gâteaux au miel. Mais, écoute, Marie la Juive, invoque-le, toi qu’il aime, et demande-lui pour moi ce que je n’ose lui demander et ce que mes déesses m’ont refusé. […] Si ton Dieu, Marie, m’accorde par ton entremise, ce que mes déesses m’ont refusé, je dirai qu’il est un bon dieu, et je l’aimerai et je le ferai aimer par mes amies, qui sont comme moi jeunes, riches, et des premières familles de la ville[7].”

On observe que ce christianisme primitif révisé par Anatole France est fortement sexualisé. Jésus symbolise ici une divinité fécondante, sexualisée, qui est en fin de compte séductrice. En y réfléchissant, on voit que ce Jésus est teinté d’une grande valeur de paganisme. Les femmes viennent à lui par le Désir qu’il irradie, et non parce qu’il représente le Sauveur dans une valeur strictement biblique. Alors qu’il est censé être le lien le plus puissant entre la Terre et le Ciel, il est ici surtout diaboliquement séduisant, et c’est bien sa séduction terrestre qui attire les femmes. Dans une certaine mesure, Jésus et Aphrodite ne font plus qu’un[8]. Ce syncrétisme – intéressant d’ailleurs dans son androgynie, ce qui n’est pas étonnant, dans le sens où la femme est le pilier central de l’œuvre francienne[9] – prouve qu’Anatole France érige le Désir comme l’un des principes fondateurs du christianisme primitif. Les divinités de marbre laissent la place à une divinité unique de chair et d’os, donnant naissance au Désir chez les femmes. Il est à noter que le christianisme lors de ses débuts s’adresse, pour Anatole France, avant tout aux femmes. Ainsi, Madeleine avoue que sa rencontre avec le Christ fut fusionnelle : “Depuis lors, ravie, consumée par toutes les joies de la foi et de l’amour, j’ai vécu dans l’ombre du maître comme dans un nouvel éden[10].

Tandis que Laeta Acilia se prélasse dans un luxe oisif, elle ne peut que se rendre compte, au contact de Madeleine – dont le mysticisme est teinté d’un Désir amplement charnel – que sa vie est ratée, et qu’elle n’est pas accomplie en tant que femme :

“Faisant un retour sur elle-même, elle examinait sa vie, et elle la trouvait bien monotone auprès de la vie de cette femme qui avait aimé un dieu. […] Qu’était-ce que tout cela auprès des scènes dont la Madeleine échauffait ses sens et son âme ? Elle se sentit monter au cœur d’amères jalousies et d’obscurs regrets. Elle enviait les divines aventures et jusqu’aux douleurs sans nom de cette juive dont l’ardente beauté brillait encore sous les cendres de la pénitence[11].”

En fait, la frustration s’érige là encore comme en Paphnuce, et c’est cette frustration qui domine finalement la possibilité d’un choix moral ; celui-ci s’exprime en ces termes : il s’agit soit de se soumettre à son Désir en assumant sa réalité charnelle pour s’accomplir profondément, ce qui implique un certain refus de la morale institutionnelle ; soit il s’agit au contraire de rester soumis aux interdits et aux frustrations, c’est-à-dire sous le joug d’une morale refusant l’achèvement de la réalité charnelle, et d’être inaccompli, sous le feu d’un Désir toujours inassouvi et de plus en plus pressant. La riche patricienne se rend compte que malgré sa richesse, sa vie est ratée par rapport à celle de Madeleine. Tout simplement parce qu’elle ne connaîtra jamais la plénitude de ses sens, puisque Jésus, cet être idéal, est retourné au Ciel :

“Méchante femme, tu voulais me donner le dégoût de la bonne vie que j’ai menée. Mais tu n’as pas réussi. Que viens-tu me parler de tes amours avec un dieu visible[12] ? Pourquoi te vantes-tu devant moi n’avoir vu le nabi[13] ressuscité, puisque je ne le verrai pas, moi ? Tu espérais me gâter jusqu’à la joie d’avoir un enfant. C’était mal ! Je ne veux pas connaître ton dieu. Tu l’as trop aimé. […] Tu es bien audacieuse de me vanter tes amours, et de m’inviter à les partager. Comment ton dieu pourrait-il être le mien ? Je n’ai pas mené la vie d’une pécheresse, je n’ai pas été possédée de sept démons, je n’ai pas erré par les chemins ; je suis une femme respectable. Vas-t’en[14]! ”

On note ainsi que la réalité charnelle est une notion centrale chez Anatole France. En effet, l’homme est dans l’univers par son corps. Ignorer cette donnée fondamentale et tout ce qu’elle implique du point de vue des sens, des frustrations, du Désir, c’est renoncer à tout accomplissement personnel. Pire encore, ignorer la réalité charnelle et constituer des dogmes autour de ce refus revient à nier l’homme en essence. Hélas, l’un des hiatus fondamentaux de l’homme, reste que l’esprit cherche l’immortalité et l’absolu, tandis que le corps lui est périssable et sombrement concret. Accepter son corps, c’est avoir une prescience de sa propre mort, de sa finitude, avoir concrètement l’idée de sa fin. Cette question ne cesse de tourmenter la pensée francienne.

 


[1] Voir Anatole France, « Laeta Acilia », Balthasar, Pléiade, tome I, p.629-637.

[2] Madeleine apparaît pour la première fois dans les Evangiles dans Matthieu : “Comme Jésus se trouvait à Béthanie, dans la maison de Simon le Lépreux, une femme s’approcha de lui, avec un flacon d’albâtre contenant un parfum de grand prix ; elle le versa sur la tête de Jésus pendant qu’il était à table. Voyant cela, les disciples s’indignèrent. « A quoi bon, disaient-ils, cette perte ? On aurait pu le vendre très cher et donner la somme à des pauvres. » S’en apercevant, Jésus leur dit : « Pourquoi tracasser cette femme ? C’est une bonne œuvre qu’elle vient d’accomplir envers moi. Des pauvres, en effet, vous en avez toujours avec vous ; mais moi, vous ne m’avez pas pour toujours. En répandant ce parfum sur mon corps, elle a préparé mon ensevelissement. En vérité, je vous le déclare : partout où sera proclamé cet Evangile dans le monde entier, on racontera aussi, en souvenir d’elle, ce qu’elle a fait.”, Evangile de Matthieu, 26, 6-13. Madeleine assiste à la mise en tombeau dans Matthieu, 27, 55-61, et dans Marc, 15,47. Elle trouve, le matin de Pâques, le tombeau vide : “Après le sabbat, au commencement du premier jour de la semaine, Marie de Magdala et l’autre Marie [il s’agit de “Marie mère de Jacques », in Matthieu, 27, 56] vinrent voir le sépulcre. Et voilà qu’il se fit un grand tremblement de terre. L’Ange du Seigneur descendit du ciel, vint rouler la pierre et s’assit dessus. Il avait l’aspect de l’éclair et son vêtement était blanc comme neige. Dans la crainte qu’ils en eurent, les gardes furent bouleversés et devinrent comme morts. Mais l’ange prit la parole et dit aux femmes : « Soyez sans crainte, vous. Je sais que vous cherchez Jésus, le crucifié. Il n’est pas ici, car il est ressuscité comme il l’avait dit ; venez voir l’endroit où il gisait. Puis, vite, allez dire à ses disciples : Il est ressuscité des morts, et voici qu’il vous précède en Galilée ; c’est là que vous le verrez. Voilà, je vous l’ai dit. » Quittant vite le tombeau, avec crainte et grande joie, elles coururent porter la nouvelle à ses disciples. Et voici que Jésus vint à leur rencontre et leur dit : « Je vous salue. » Elles s’approchèrent de lui et lui saisirent les pieds en se prosternant devant lui. Alors Jésus leur dit : « Soyez sans crainte. Allez annoncer à mes frères qu’ils doivent se rendre en Galilée : c’est là qu’ils me verront. »”, Matthieu, 28, 1-15. On trouve un passage similaire dans Marc, 16, 1-20 : “Ressuscité le matin du premier jour de la semaine, Jésus apparut d’abord à Marie de Magdala, dont il avait chassé sept démons. Celle-ci partit l’annoncer à ceux qui avaient été avec lui et qui étaient dans le deuil et les pleurs.” Voir aussi Luc, 24, 1-12, et surtout Jean: “Marie était restée dehors, près du tombeau, et elle pleurait. Tout en pleurant elle se penche vers le tombeau et elle voit deux anges vêtus de blanc assis à l’endroit même où le corps de Jésus avait été déposé, l’un à la tête et l’autre aux pieds. « Femme, lui dirent-ils, pourquoi pleures-tu ? » Elle leur répondit : « On a enlevé mon Seigneur et je ne sais où on l’a mis. » Tout en parlant elle se retourne et elle voit Jésus qui se tenait là, mais elle ne savait pas que c’était lui. Jésus lui dit : « Femme, pourquoi pleures-tu ? qui cherches-tu ? » Mais elle, croyant qu’elle avait affaire au gardien du jardin lui dit : « Seigneur, si c’est toi qui l’as enlevé, dis-moi où tu l’as mis et j’irai le prendre. » Jésus lui dit : « Marie. » Elle se retourna et lui dit en hébreu : « Rabbouni », ce qui signifie maître. Jésus lui dit : « Ne me touche pas ! car je ne suis pas encore monté vers mon père ! »”, Jean, 20, 11-18.

[3] Anatole France, « Laeta Acilia », ibid., p.630.

[4] Anatole France, ibid., p.631.

[5] Anatole France, ibid., p.631.

[6] Voilà un Christ torride !

[7] Anatole France, ibid., p.632.

[8] Nous nous appuyons sur Iliade, V, 429, où Aphrodite est représentée comme instigatrice des pires folies amoureuses et passionnelles (éros améchanos), ainsi que des douces œuvres du mariage (Odyssée, XX, 74.) Dans toute son ambiguïté, elle représente autant le leurre de la séduction, que l’amour sincère. Jésus représente cette bipolarité, ici ; on pourrait dire de lui ce que dit Euripide d’Aphrodite dans Hippolyte, 447 : “Tout est né d’elle [de lui].” Ce principe fécondant qui caractérise ici le miracle de Laeta Acilia, est en effet propre traditionnellement à Aphrodite (voir Eschyle, Danaïdes.)

[9] Voir infra, II.3.3, p.335.

[10] Anatole France, ibid., p.635.

[11] Anatole France, ibid., p.635.

[12] En opposition aux dieux des romains, désincarnés.

[13] Le maître divin.

[14] Anatole France, ibid., p.636.

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