III.1.3.b) Le logos : un mode d’être et non un mode de connaissance

III.1.3.b) Le logos : un mode d’être et non un mode de connaissance

 

Lorsque Balkis et Balthasar se retrouvent enfin seuls, c’est dans des conditions très particulières, puisque Balthasar s’apprête à connaître le logos, c’est-à-dire l’assouvissement de son Désir. Le monde est totalement effondré, il n’a plus de géométrie, il est entièrement mis entre parenthèses : Balthasar

“s’enfuit avec elle par des ruelles sombres et désertes. Le silence de la nuit enveloppait la terre, et les fugitifs entendaient décroître derrière eux les clameurs des buveurs et des femmes, qui les poursuivaient au hasard, dans l’ombre. Bientôt, ils n’entendirent plus que le bruit léger des gouttes de sang qui tombaient une à une du front de Balthasar sur la gorge de Balkis[1].”

Cette goutte de sang est issue d’un symbolisme explicite préfigurant le renversement dialectique du dedans et de dehors qui aura lieu lorsque Balthasar accédera au logos lors de son union avec Balkis.

Ce fameux logos va déterminer, toujours dans la perspective de l’érotogenèse, un nouveau mode de perception du monde. La raison en est la suivante : le logos francien, qui est la conclusion de l’érotogenèse, se produit lorsque l’intériorité profonde du je s’expulse dans le monde par le Désir, pour posséder ce monde et fusionner avec lui dans un syncrétisme ontologique. Dès lors, il se situe au-delà d’un mode de connaissance ou de perception du monde : c’est un nouveau mode d’être.

Lorsque le héros francien accède au logos, il accède au mode le plus ultime de la mise entre parenthèses du monde. L’univers est déstructuré de telle sorte que ni le temps, ni l’espace n’y sont plus présents. La seule et dernière chose qui existe est le Tout, dont le je est partie intégrante. Le héros n’éprouve plus la temps, la mort, l’espace, la réalité charnelle, la souffrance, ni rien d’autre que la plénitude du Désir assouvi dans la parenthèse : le mode d’être du logos signifie la fusion au Tout, c’est-à-dire l’accès au statut de Dieu lui-même.

C’est explicable dans le sens où le Désir est une projection. En tant que tel, si le Désir assouvi n’est plus que la seule et unique chose qui remplisse la parenthèse, il se projette dans le Tout, il devient le Tout, rien d’autre n’a plus de sens ni même d’existence.

La réalité charnelle est désagrégée par le logos dans cette fusion ontologique, et le monde subit alors une expansion sans bornes connexe à l’extension de l’être pur de celui dont le Désir est assouvi et qui rejoint l’essence même du monde, puisqu’il est le monde. Ce processus est parfaitement illustré par « Balthasar », mais nous soulignons que cette description phénoménologique du logos est absolument généralisable à toute l’œuvre francienne. Ainsi, lorsque Balthasar atteint le mode d’être du logos – dans un horizon où le pansexualisme fusionne avec le moi, par force puisque le moi fusionne avec le Tout – la géométrie du monde connaît cette formidable expansion :

“ « Je t’aime », murmura la reine. Et la lune[2], sortant d’un nuage, fit voir au roi une lueur humide et blanche dans les yeux demi-clos de Balkis. Ils descendaient le lit desséché d’un torrent. Tout à coup, le pied de Balthasar glissa dans la mousse. Ils tombèrent tous deux embrassés. Ils crurent s’abîmer sans fin dans un néant délicieux et le monde des vivants cessa d’exister pour eux. Ils goûtaient encore l’oubli charmant du temps, du nombre et de l’espace, quand les gazelles vinrent, à l’aube, boire dans le creux des pierres[3].”

Cependant, l’état de fusion avec le monde n’est que transitoire, conformément à la loi de la fusion et des alternances. Dans cette perspective, que devient le monde soumis à l’érotogenèse, une fois le Désir assouvi ? A-t-il encore un sens ? En d’autres termes, l’existence du personnage même qui a connu le logos (et qui a sécrété le monde par projection) et qui a certes acquis tout son sens a-t-elle encore un but ? Car à quoi sert-il de continuer à exister lorsqu’on a été Tout, et donc de manière équivalente, que devient le monde après cette expérience ontologique du logos ? La réponse à ces questions multiples se trouve justement dans l’alternance.

C’est en continuant à étudier de près le monde qui continue d’être réflexif selon l’intériorité de Balthasar, que nous allons pouvoir répondre à ces interrogations.

 


[1] Anatole France, « Balthasar », ibid., p.592.

[2] La symbolique de la lune est fondamentale, elle participe du pansexualisme, puisque le cycle agro-lunaire représente le cycle ininterrompu de la fécondité.

[3] Anatole France, « Balthasar », idem.

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