I.1.2.c) Anatole France et Taine : réflexions sur le naturalisme

I.1.2.c) Anatole France et Taine : réflexions sur le naturalisme

 

Parmi les figures représentatives de cette époque, une autre trouve la sympathie d’Anatole France : il s’agit d’Hippolyte Taine[1]. Marie-Claire Bancquart nous dit qu’Anatole France

“se passionne pour [celui-ci], non sans quelque réserve sur les applications imprudentes de ses théories : reprochant à l’auteur d’un livre sur Juvénal de n’avoir point étudié « le siècle et la ville où il a vécu, en serrant surtout de près les classes sociales et les milieux particuliers dans lesquels la vie et l’activité de ce poète ont été circonscrites », il [Anatole France] pense que la bonne méthode eût été cependant d’ « éviter les excès d’un système trop rigoureusement appliqué » en se demandant comment Juvénal avait aussi « pu, en vertu de la liberté humaine, réagir contre ces influences »[2].”

Taine est l’un des initiateurs de la critique positiviste –avec Sainte-Beuve. Il est déterminé à trouver dans la science une foi remplaçant la religion, ce qui l’entraîne à réfuter la méthode de critique littéraire dite impressionniste[3], qui jusque-là a cours. La méthode critique de Taine est développée dans Essai sur les fables de La Fontaine (1852), L’Essai sur Tite-Live (1855), et une très remarquée Histoire de la littérature anglaise (1856-1863) en cinq volumes –ce qui lui vaudra une grande sympathie chez les Anglais –et dans Essais, Nouveaux Essais et Derniers Essais de critique et d’histoire (1858, 1865, 1894)[4]. Il va de soi qu’Anatole France ne peut pas ne pas être intéressé par la philosophie de Taine. Ce dernier s’attache à la causalité de l’œuvre littéraire, qu’on peut trouver dans l’équation racemilieumoment[5].

Il est évident, maintenant, en cette fin de XXe siècle, que l’approche de Taine est très réductrice ; elle a été réfutée un bon nombre de fois[6], y compris, comme nous l’avons vu, par Anatole France lui-même. Cependant, cet héritage du déterminisme séduit France.  Il ne pouvait pas rester indifférent à cette approche scientifique de l’homme. Taine d’ailleurs offrira son approbation et son appui à propos des chroniques d’Anatole France dans Le Temps, dès 1876. Entre les deux hommes, les rapports sont bons.

A ce propos, l’attitude d’Anatole France dans ce contexte historique et social est assez paradoxale. Nous le voyons, Anatole France est fortement intéressé par les sciences contemporaines, qui sont influencées par le positivisme environnant. Il est impossible de remettre ceci en cause, ce que nous verrons plus encore lorsque nous étudierons les liens qu’entretient notre auteur avec le darwinisme et l’évolutionnisme[7]. Cependant, Anatole France est très négatif, voire hargneux, à l’égard des naturalistes.

ceci est troublant. En effet, il est indiscutable qu’un lien très fort existe entre les doctrines soutenues par Taine et Comte, notamment, et les théories orientant les recherches littéraires des naturalistes. A dire vrai, et c’est fondamental, il faut se rappeler qu’Anatole France, avant la querelle du Disciple, est encore sinon réactionnaire, du moins conservateur[8]… Les théories naturalistes ont donc beau être à la pointe du progrès, elles s’appliquent à l’art, qui semble être pour France un domaine réservé. Dès lors, que pouvait penser Anatole France d’un Emile Zola ?… Ce dernier était bien l’initiateur du courant naturaliste, avec Les Soirées de Médan (1880), qui réunissait six de ses nouvelles, et cinq autres de ses amis[9] autour du thème (austère) de la guerre de 1870. Le réalisme y est violent. Mais c’est en 1880-1881 que Zola va théoriser le naturalisme, dans ces trois œuvres que sont Le Roman expérimental (1880), Le Naturalisme au théâtre (1881) et Les Romanciers naturalistes (1881). Dans Le Roman expérimental, sorte de manifeste polémique du naturalisme, Zola prend position très fermement par rapport à la tradition française et à la civilisation moderne. C’est logique, puisque nous sommes là dans une époque de transition. Après tout, l’Empire n’est mort que depuis une petite dizaine d’années, et les temps sont troubles d’un point de vue social. Bien dans l’air du temps, les fondements du naturalisme sont avant tout scientifiques. Zola, dès 1868, pensait bien trouver ses fondements théoriques dans l’immense ouvrage du docteur Prosper Luca, Le Traité philosophique et physiologique de l’hérédité naturelle (1850), dans lequel il puise l’idée de l’« arbre[10] » dans le cycle des Rougon-Macquart. Puis Zola se réfère à L’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale de Claude Bernard[11]. Brièvement, Claude Bernard établit des règles de déterminisme qui vont révolutionner la médecine expérimentale contemporaine. On y trouve les notions de milieu intérieur[12], d’homéostasie[13] et de sécrétions internes. Cependant, de façon plus importante pour Zola, Claude Bernard y définit les conditions d’expérimentations de la médecine moderne. Ce sont ces conditions expérimentales que Zola calque pour fonder ses recherches littéraires : le roman devra examiner l’homme à travers les lois humaines et sociales. Le romancier pourra aussi bien que le médecin guérir les maux sociaux de l’humanité. Les lois de l’hérédité soutenues par Claude Bernard aident le romancier à comprendre la société dans son ensemble, et l’individu dans ses particularités ; le roman naturaliste se propose donc l’étude des actions de l’individu déterminé par son milieu intérieur (son patrimoine génétique), et par le milieu extérieur (la sphère sociale dans laquelle il évolue.)

Certes, les théories de Zola ne se retrouvent pas toutes dans les Rougon-Macquart. On y perçoit sûrement davantage une foi dans un art nouveau et dans un réalisme qui se veut l’héritage de Balzac. Cependant, Zola rejoint Taine dans une certaine mesure, si on considère que tous deux pensent qu’agir sur le milieu peut transformer les caractéristiques physiques –et donc héréditaires –des individus. Ce darwinisme les rapproche, et est tout à fait dans l’air du temps[14].

Le naturalisme aurait donc pu ne pas déplaire à Anatole France. Ce n’est pourtant pas le cas. France ne peut supporter l’idée qu’il existe un romancier scientifique. Zola “croit que le désordre est naturel[15]. Il ne songe pas que toutes nos conceptions d’ordre nous viennent de la seule nature et que les idées de monde et d’arrangement sont identiques[16].” Anatole France n’est certes pas ici un modèle de calme et de tempérance, lorsqu’il se moque avec véhémence de Zola : “ « Nous autres savants ! » dit M. Zola avec une candeur qui m’attendrit jusqu’aux larmes[17].” Selon Marie-Claire Bancquart, Anatole France pense que “les naturalistes méconnaissent le domaine de l’art, qui est la sensation et non la science[18], et ils choisissent systématiquement la laideur des paysages et la médiocrité des personnages, au lieu de viser au beau[19].” D’ailleurs, il n’est qu’à lire les articles d’Anatole France écrits à l’occasion du roman de Zola La Terre, en 1887, pour comprendre la hargne qu’il entretenait à l’égard du Groupe de Médan[20]. Il ira jusqu’à demander la censure de Zola, au nom du patriotisme, ce qui n’était certes pas à la gloire de notre auteur : ceci

“put paraître d’autant plus rétrograde qu’Anatole France ne trouvait à citer comme modèles que des écrivains ou peintres disparus, à qui on peut reprocher une certaine fadeur : George Sand, Millet, Bastien-Lepage[21].”

Nous devons noter qu’Anatole France se rapprochera de Zola après l’affaire Dreyfus[22], et reconnaîtra enfin ses mérites[23].

Dès lors, nous pouvons ici retenir que si Anatole France était un grand adepte des sciences contemporaines, il n’acceptait guère qu’elles pussent être le fondement d’une esthétique littéraire. Encore que ceci ne soit pas toujours excessivement évident, car comme nous allons le voir maintenant, Anatole France lui-même succomba à la tentation…

 


[1] Sur la défense de Taine par Anatole France lors de la querelle du Disciple, voir infra, I.1.3.b, p.87.

[2] Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome I, p.XXXVIII.

[3] Cette doctrine littéraire est associée à Jules Lemaître (dans Les Contemporains)  ; péjorativement, on lui trouve une grande méconnaissance de l’histoire littéraire, et des jugements à l’emporte-pièce dont la subjectivité est discutable. Ceci dit, Anatole France ne dédaigne pas lui-même être classé comme critique impressionniste. D’ailleurs, Jules Lemaître lui consacre deux articles élogieux dans La Lecture (le 10 octobre 1893, p. 23-33, et le 24 octobre 1893, p.156-164). Cela n’empêche pas que Jules Lemaître deviendra l’un des dangereux doctrinaires de la Ligue de la patrie française, et, à la fin de sa vie, un membre virulent de l’Action française, qu’Anatole France combattra avec fougue.

[4] Voir G. Lanson, Essais de méthode, de critique et d’histoire littéraire, Hachette, Paris, rééd. 1965.Voir aussi C. Evans, Taine. Essai de biographie intérieure, Paris, 1975.

[5] Ces trois termes, selon Henri Peyre, dans l’article sur Taine de l’Encyclopaedia Universalis, 22-10a, ne furent jamais clairement définis dans l’œuvre de Taine : “Dans chaque créateur, [Taine] croit déceler une faculté maîtresse, dont il déduit tous les autres caractères selon une loi « des dépendances mutuelles ». Derrière la littérature et l’art, il s’efforce d’atteindre la société qui a produit les œuvres, ou les avait rendues possibles.”

[6] Particulièrement dès Sainte-Beuve.

[7] Voir infra, I.1.2.d, p.63.

[8] C’est avec le même état d’esprit qu’Anatole France va vider littéralement Mallarmé, Verlaine et Cros du Parnasse. Sur ce scandale, qui fut célèbre à l’époque, voir infra, 1.1.2.e, p.67.

[9] On trouve dans ce recueil les œuvres de Maupassant, du jeune Huysmans, de Henry Céard, de Léon Hennique, et de Paul Alexis. On dit que le terme d’école naturaliste fut trouvé, au cours d’une soirée au restaurant Trapp, à Paris, le 16 avril 1877. Autour de la table se trouvaient Flaubert, Edmond de Goncourt, Zola, et ses amis du Groupe de Médan (du nom de l’endroit où ils se réunissaient dans la petite maison de Zola).

[10]Il s’agit du concept de stemma (arbre généalogique) qui est souvent utilisé dans les sciences du XIXe siècle, y compris en philologie. Ici, il s’agit d’archiver les traits de caractère des héros littéraires dans un arbre, afin de les retrouver – comme une sorte de malédiction – dans les descendances de ces héros. Cette méthode permet de mettre en forme le patrimoine génétique (si on peut dire) des personnages au travers de leurs générations : les tares des uns et des autres se transmettent ainsi d’âge en âge.

[11] Ouvrage sur lequel Claude Bernard (1813-1878) travaillait depuis 1858, mais qui ne paraît qu’en 1865. Il contient les règles de déterminisme dans les phénomènes vitaux. Voir Léon Delhoume, Principes de médecine expérimentale, Bibliothèque de Philosophie contemporaine, PUF, Paris, 1974.

[12] Notion médicale qui, à l’époque de Claude Bernard, recoupait le plasma, la lymphe, et les liquides interstitiels. Cette notion explique pourquoi la liberté d’un être devient de plus en plus grande dans le milieu extérieur, au fur et à mesure que ses organes se complexifient.

[13] Notion médicale tendant à expliquer la maintenance de l’unité des conditions de la vie dans le milieu intérieur.

[14] Sur le naturalisme, voir entre beaucoup d’autres ouvrages, Yves Chevrel, Le Naturalisme, P.U.F., Paris, 1993.

[15] Anatole France fait dire à Claude Bernard, dans Le Jardin d’Epicure : “La vie, c’est la mort.”, p.192.

[16] Anatole France in Le Temps, 27 juin 1877, « Variétés » : « Romanciers contemporains –  M. Emile Zola ».

[17] Le Globe, 23 avril 1879.

[18] On reconnaît ici un précepte impressionniste de l’art, qui est à rapprocher des théories de Jules Lemaître.

[19] Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome I, p.LXV.

[20] Voir Le Temps, 28 août et 4 septembre 1887, « La Terre », in La Vie littéraire, I. Zola est “mou, lourd, n’a pas de goût”. Il donne les Géorgiques de la crapule (allusion à Virgile). Voir Marie-Claire Bancquart, ibid., p.LXV.

[21] Marie-Claire Bancquart, ibid.

[22] Voir infra, p. Zola est même, dans L’Ile des Pingouins, Livre VI, Pléiade, tome IV, caricaturé sous les traits de Colomban. Anatole France reconnaîtra le courage de sa prise de position lors de l’affaire Dreyfus. Dans le Neue Frei Presse du 16 avril 1908, il écrira un article intitulé « Emile Zola au Panthéon ».

[23] Il y a là aussi un parallélisme avec le scandale du Parnasse : Anatole France se réconciliera avec Verlaine et Mallarmé sur le tard. Cela prouve que l’Anatole France de ces années 1880-1890 n’était pas toujours très tolérant. Il changera beaucoup par la suite.

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