I.1.3.c) Le principe de remise en cause et l’attitude sceptique

I.1.3.c) Le principe de remise en cause et l’attitude sceptique

 

La vérité est que la vie est délicieuse, horrible, charmante, affreuse, douce, amère, et qu’elle est tout. Il en est d’elle comme de l’arlequin du bon Florian[1] : l’un la voit rouge, l’autre la voit bleue, et tous les deux la voit comme elle est, puisqu’elle est rouge et bleue et de toutes les couleurs. Voilà de quoi nous mettre d’accord et réconcilier les philosophes qui se déchirent entre eux. Nous sommes ainsi faits que nous voulons forcer les autres à sentir et à penser comme nous et que nous ne permettons pas à notre voisin d’être gai quand nous sommes tristes.”, Anatole France, Les Jardins d’Epicure, p.67-68.

Dès lors, cette période d’après le Disciple voit une nouvelle redistribution de la structure de pensée d’Anatole France. Sa recherche du logos s’affine. La libre pensée est érigée en plus sage maîtresse du monde, et tout dogme immuable devra donc être remis en cause, par honnêteté intellectuelle. Sur différents points de vue, la vision du monde d’Anatole France va se transformer, se métamorphoser, s’affirmer, afin d’accéder à l’essentiel de ce qui constituera la pensée postérieure d’Anatole France. Marie-Claire Bancquart cite à ce propos Jules Lemaître, qui put dire d’Anatole France : “M. Brunetière lui fit sortir tout le dix-huitième siècle qu’il avait dans le sang[2].” Du reste, nous partageons l’analyse selon laquelle la querelle du Disciple réactive chez Anatole France cette

“considération du changement nécessaire des mœurs et des institutions, alors que, durant sa période d’apaisement, il avait plutôt tendance à insister sur les liens qui nous relient au passé, sans prolonger la courbe vers l’avenir[3].”

Certes, la fameuse querelle ne transforme pas Anatole France de fond en comble, à la manière d’une tabula rasa. Selon nous, elle catalyse surtout une vision du monde, et conduit Anatole France à stabiliser sa pensée. Peut-être est-ce là l’étape décisive qui fera sortir Anatole France de sa pensée juvénile[4].

Nous pouvons d’ailleurs montrer que dès 1887, la méfiance sceptique d’Anatole France pour l’immuabilité des dogmes était en instance, en gestation. La science elle-même était déjà relativisée deux ans avant la sortie de l’ouvrage de Bourget. Finalement, la querelle du Disciple n’a pu, comme catalyseur, que rendre nets et précis les contours flous de cette aspiration qui déjà couvait.

Analysons ainsi la nouvelle –ou est-ce un conte[5] ? – « Monsieur Pigeonneau[6] », qui paraît dans recueil Balthasar le 6 avril 1889 chez Calmann-Lévy[7]. Nous montrerons que le relativisme sceptique d’Anatole France se profile déjà en 1887, y compris à l’encontre de la science, que notre auteur défend pourtant bec et ongles deux années plus tard contre Brunetière.

L’argument de « Monsieur Pigeonneau » est relativement simple ; un grand égyptologue, Pigeonneau[8], se fait littéralement embobiner par un sombre et mystérieux couple qui, au moyen d’un petit chat, va hypnotiser le savant. Cette nouvelle est bien dans l’air du temps, puisqu’on y découvre un sujet qui plaît, le mesmérisme. Cependant, sous des airs anodins –comme presque toujours chez Anatole France, cette nouvelle est aussi représentative de l’état d’esprit extrêmement méfiant de notre auteur à l’égard de tout dogmatisme, et montre une grande acuité sceptique et relativisante.

Pigeonneau est représenté comme un prototype de scientiste borné, pour qui la science peut tout expliquer :

“Si je confesse aujourd’hui mes erreurs, […] je le fais dans l’intérêt des jeunes gens qui apprendront, sur mon exemple, à vaincre l’imagination. Elle est notre plus cruelle ennemie. Tout savant qui n’a pas réussi à l’étouffer en lui est à jamais perdu pour l’érudition. […] J’étais à deux doigts de ce qu’on appelle l’histoire. Quelle chute ! j’allais tomber dans l’art. Car l’histoire n’est qu’un art, ou tout au plus une fausse science[9].”

On reconnaît ici une critique acerbe à l’encontre d’un positivisme qui dénierait à l’imagination le droit d’exister. Si un mode de pensée, quel qu’il soit, s’érige comme participant de la vérité en refusant toute relativisation, alors il verse dans le dogmatisme, c’est-à-dire dans l’immuabilité et la fausseté. Il n’y a pas, en la matière, de pire sourd que celui qui refuse d’entendre. Anatole France dépeint ce que nous appellerions un « scientifique intégral », dans le sens où la science est devenue, au-delà d’un savoir, une morale, une aveuglante ligne de conduite. Pigeonneau est un homme plus que sérieux, satisfait de lui, qui ne vit que pour être admis dans un petit cercle d’élite. Il nie le plaisir, il nie la poésie, la beauté et la femme, qui ne sont guère scientifiques. Ainsi, ce petit homme refuse en lui toute humanité, au profit d’une ascèse[10] systématique, mise sur le compte de la science. Il ne se rend guère compte de sa sévérité aride et ennuyeuse, car il est aveuglé par l’image qu’il se fait de lui-même. Lors de sa conférence érudite sur un sujet dont le public pourrait trouver de l’intérêt[11], la sévérité empruntée de Pigeonneau découragerait les plus passionnés d’égyptologie, ce dont le savant ne se rend même pas compte : “Je puis dire qu’on ne voyait point errer des sourires légers sur les lèvres. Loin de là ! Les plus frais visages prenaient une expression austère. Il semblait que j’eusse mûri tous les esprits par enchantement[12].” C’est dire combien, pour Anatole France, l’hubris aveuglante du scientiste dogmatique est ridicule et condamnable. Le sérieux et la gravité relèvent d’un profond manque de distanciation du savant envers son savoir. Pendant ce temps, l’auditoire manque de tomber d’ennui.

Dans cette optique rébarbative et verbeuse, une assertion de l’imaginaire dans le réel métamorphose Pigeonneau du tout au tout. Il s’agit d’un couple, dont la femme captive l’orateur en plein milieu de son discours amphigourique.

“L’attention qu’elle prêtait à ma parole rajoutait au charme de sa physionomie étrange. […] Mon attention, partagée d’abord entre tout mon public, se concentra peu à peu sur cette jeune femme. Elle m’inspirait, je l’avoue, un intérêt que certains de mes collègues pourront considérer comme indigne du caractère scientifique qui est le mien, mais j’affirme qu’ils n’auraient pas été plus indifférents que moi s’ils s’étaient trouvés à pareille fête. […] Plût à Dieu que je n’eusse plus regardé qu’elle, ce jour-là, sous la coupole ! [13]

Ce jeu de déstabilisation montre bien que Pigeonneau, dans sa morale scientifique bien huilée, fait fausse route, et ne s’intéresse pas aux choses fondamentales de la vie. Son système de pensée, parfait dans toute sa science, n’est guère prêt à affronter le charmant minois d’une jolie demoiselle. C’est alors que notre savant va se faire hypnotiser, et que sa volonté parfaite, si solide, va se faire subsumer par une autre plus puissante, bien qu’irrationnelle.

“…Mes yeux rencontrèrent tout à coup ceux de l’homme à la barbe assyrienne. Comment vous expliquer ce qui se passa alors, puisque je ne le conçois pas moi-même ? Tout ce que je puis dire, c’est que le regard de ce personnage me jeta instantanément dans un trouble inconcevable. Les prunelles qui me regardaient étaient fixes et verdâtres. […] Mais, malgré le plus violent effort, je ne parvins pas à arracher mes regards de ces deux vivantes lumières auxquelles ils étaient mystérieusement rivés. […] Sous l’influence d’une force étrangère, inconnue, irrésistible, je récitai avec élégance et chaleur des considérations philosophiques sur la toilette des femmes à travers les âges ; je généralisai, je poétisai, je parlai –Dieu me pardonne ! –de l’éternel féminin et du désir errant comme un souffle autour des voiles parfumés dont la femme sait parer la beauté[14].”

L’intérêt de cette métamorphose est surtout d’offrir une relativisation à la science. En effet, ici, c’est bien un mécanisme irrationnel, imaginaire, absurde et de peu d’importance, qui va pousser le raide savant à devenir un orateur remarquable, sachant communiquer sa science devenue passion aux auditeurs. Cette transfiguration est ironique ; Anatole France exprime ainsi le fait que la science n’est pas une matière où la vérité se fait absolue ; parfois même, cette parfaite vérité se fait ennuyeuse, preuve qu’elle n’est pas aussi importante qu’elle paraît. Ses grandes révolutions sont parfois minuscules, et de peu d’intérêt pour le commun des mortels.

Notre auteur démontre aussi par l’absurde et par la fiction que bien des optiques opposées peuvent aborder un même sujet –ici archéologique –et en rendre des dimensions fort différentes, mais toutes intéressantes ; Pigeonneau poète est plus captivant que Pigeonneau érudit[15]. Ceci montre que sur un même sujet, beaucoup de points de vue peuvent s’affronter, sans qu’aucun d’entre eux soit nécessairement faux. C’est appauvrir le sujet que de ne le voir que sous un seul angle, et c’est le déformer outrageusement que d’affirmer que cet angle est la seule vérité possible sur le sujet. Cette relativisation prouve que le scientifique, pas plus que le rêveur (pas plus que l’artiste ou le philosophe ?), ne détient une quelconque vérité. Tout domaine du savoir peut être remis en cause.

L’ironique démonstration d’Anatole France va plus loin. Il use du regain de faveur accordé par le public dans ces années 1880-1890 au mesmérisme et à la suggestion. Ceci dit, de la manière dont il le dépeint, il ne laisse aucun doute sur le fait que le mesmérisme est aussi fantasque et illusoire qu’une science pure et dure.

Nous devons ici revenir au mesmérisme et à la suggestion tels qu’ils étaient compris en cette fin de siècle. Mesmer[16] est un médecin allemand de la fin du XVIIIe siècle qui, dans son exercice, constate que la médecine est en retard par rapport aux autres sciences. On le voit, ses propres thèses étaient censées être fondamentalement scientifiques, elles aussi –d’où peut-être l’ironie subtile d’Anatole France. Mesmer postule donc l’existence d’un fluide universel, aussi influent que le magnétisme à la mode en ce temps-là, qui ne serait pas décelable par les sens. Dès lors, la maladie serait due à une mauvaise répartition de ce fluide dans le corps du malade, et installer un aimant à un endroit judicieusement choisi permettrait de drainer le fluide de façon adéquate ; mais notre médecin finit par se rendre compte qu’il obtient d’aussi bons résultats par le toucher manuel. Ainsi, il fonde la théorie du magnétisme animal, prolongeant le magnétisme minéral. Il va donc provoquer chez ses patients –surtout des femmes –des crises convulsives entraînant des guérisons. Vienne refusant ces méthodes, Mesmer s’installe à Paris en 1778, où il peut à son aise développer ses théories et organiser des thérapies de groupe décuplant le fluide. Les salons parisiens s’émeuvent, le mesmérisme devient une mode. La Faculté interdit bientôt les séances, ce qui courrouce l’opinion. Louis XVI crée alors des commissions chargées de prouver la réalité du phénomène ; ces commissions très sérieuses sont constituées par des membres de l’Académie des Sciences ou de l’Académie Royale de Médecine ; elles constatent alors des phénomènes hypnotiques, et certaines vertus curatives, mais concluent à l’inexistence du fluide universel, montrant le rôle prédominant de l’imagination du malade dans la thérapie. Un certain Bailly[17] présente au roi un rapport secret[18] selon lequel Mesmer abuserait sexuellement de ses patientes[19]. Mesmer renonce et quitte tristement la France en 1784. Il laisse pourtant des disciples (la « Société de l’Harmonie »), dont par exemple le fameux marquis Maxime de Puységur. On abandonnera le mesmérisme définitivement lorsque James Braid[20] introduira en 1842-1843 le système hypnotique en médecine, sans avoir recours à un quelconque fluide, à une quelconque cause irrationnelle. Cependant, le mesmérisme sera mis au goût du jour par le baron Dupotet, qui fondera le Journal du magnétisme en 1845. A partir de ce moment, le public parisien aura un regard à l’intérêt décuplé sur le monde de l’au-delà. Les bases du spiritisme seront également  jetées, car les somnambules deviendront à cette époque, dans leur sommeil augural, des voyants. Nous n’évoquerons certes pas ici la suite de cette histoire étrange des courants obscurs du XIXe siècle[21], avec la relève des sœurs Fox et le sulfureux Allan Kardec[22]. Cependant, Anatole France n’ignore pas les travaux de Charcot, de Bernheim et de Richet[23], qui prennent la suite de ceux de Braid. Anatole France les tenait en estime, comme on peut le constater dans son article paru dans Le Temps du 24 avril 1887[24]. Simplement, l’aspect scientifique et relativisant de ces recherches est sûrement ce qui intéresse le plus Anatole France[25].

Le choix d’Anatole France pour le mesmérisme n’est donc pas innocent ; il utilise Annie Morgan[26] comme une sorte d’allégorie fantasmatique de l’irrationnel bouleversant l’ordre propret, sec, ascétique et établi de Pigeonneau. Cette femme américaine, adepte du mesmérisme, est “une personne très instruite, d’une intelligence remarquable[27].” Elle a donc une certaine caution aux yeux de Pigeonneau. Ce dernier est d’ailleurs, dans son dogme scientiste, particulièrement aveuglé : sur son bureau trône une statuette de chat représentant la déesse égyptienne Pacht, comme un trophée monumental célébrant l’égyptologie scientifique ; or cette déesse, aussi connue sous le nom de Bastet, représente la bienfaitrice qui protège l’homme des ténèbres. De nombreuses œuvres d’art représentent Bastet un couteau sous une patte, tranchant la tête du serpent Apophis, le Dragon des ténèbres personnifiant les ennemis du Soleil et s’efforçant de faire chavirer la Barque sacrée au cours de sa traversée du monde souterrain. Ce chat représenté ici, au travers de sa déesse tutélaire, symbolise donc l’agilité féline et divine aidant l’homme à triompher de ses ennemis cachés[28]. Il est ici un certain cynisme de la part d’Anatole France, qui sans doute n’ignorait pas le symbolisme de la statue ; en effet, Pigeonneau ne semble avoir aucune idée de ce qu’elle représente, et elle trône là sur le bureau comme une mise en abyme symbolique de l’aventure qui lui arrive ; simplement, son dogme scientiste l’empêche de considérer la statue de chat autrement que comme un simple monument archéologique[29]; s’il avait accepté cette signification mystérieuse, peut-être aurait-il pu lire clairement dans sa propre histoire. C’est cet aveuglement idéologique qui va le mener à sa perte. En ce sens, le mesmérisme pur et dur de Morgan est symptomatique de cette remise en question d’une science aveuglée par elle-même ; c’est de cet absurde et imaginaire révélateur qu’arrive la relativisation du dogme scientiste, dogme suffisamment fragile pour ne pas pouvoir résister à une fable.

Cependant, Anatole France n’est pas dupe, et il ne prend certes pas au sérieux les adeptes de Mesmer ; il raille lui-même les sectes obscurantistes, dont le mesmérisme est finalement partie intégrante, du point de vue des fondements ; la preuve :

“Ne faites pas attention, c’est maman. Je ne vous présente pas. Si vous lui parliez, elle ne pourrait pas vous répondre ; elle est d’une secte religieuse qui interdit les paroles vaines. C’est une secte de la dernière nouveauté[30]. Les adhérants s’habillent d’un sac et mangent dans des écuelles en bois[31].”

Sans nul doute qu’Anatole France détruit lui-même le système relativisant qu’il utilise pour mettre à mal le scientisme ; ce procédé ironique utilisé dans la narration est une arme à double tranchant : il relativise l’élément relativisant. L’outrance est sans appel. Ceci pourrait être la meilleure définition du scepticisme ainsi qu’Anatole France le conçoit ; dès 1887, notre auteur est donc déjà en pleine métamorphose, et la querelle du Disciple ne semble jouer de rôle (nécessaire !) que de catalyseur. Elle clarifie ce qui déjà était en gestation. « Monsieur Pigeonneau » semble bien le démontrer. Dès lors, le savant va se faire hypnotiser par un chaton, envoyé par l’infernal couple Morgan/Daoud. Anatole France s’offre même le luxe de citer Baudelaire et de faire allusion à Mallarmé :  “Je vous envoie un petit chat que le docteur Daoud a rapporté d’Egypte et que j’aime beaucoup. Traitez-le bien par amour pour moi. Baudelaire, le plus grand poète français après Stéphane Mallarmé, a dit :

“Les amoureux fervents et les savants austères

Aiment également, dans leur mûre saison,

Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,

Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires[32].”

ceci tend à prouver une fois encore si besoin est qu’Anatole France est en pleine relativisation dès 1887, puisqu’il revient bel et bien sur ses jugements littéraires précédents en offrant ici un hommage à Baudelaire[33] et, plus succinctement, à Mallarmé[34].

Dès lors, le scientiste Pigeonneau voit des apparitions divines partout, qui jaillissent d’un quotidien jadis invisible et inexploré : “elle se montrait en face de moi, en tournant la tête sur son épaule droite dans une attitude hiératique qui donnait à sa délicieuse beauté je ne sais quoi de divin[35].” Dans cette optique, Pigeonneau est transformé, il voit enfin la beauté du monde et ressent du désir pour une femme, ce qui n’a rien de scientifique. De même : “Après avoir lu cette lettre, je regardai Porou qui, debout sur ses pattes de derrière, léchait le museau noir de Pacht, sa sœur divine[36].” Il finit par tomber du côté de l’imaginaire, et donc par jouir enfin de la vie, dans une certaine mesure et par contraste. Il passe même une semaine oisive et salvatrice, à ne rien faire. Puis, le jour de l’Epiphanie[37], Pigeonneau se transforme en conteur, en celui-là-même qu’il exécrait lorsqu’il était encore ce sinistre scientifique borné. Anatole France lui fait écrire un conte évoquant Voltaire[38], ce qui est un comble pour le traditionaliste qu’il était : “Vingt fois j’éclatais de rire en l’écrivant[39].”

Pigeonneau est donc bien victime d’une suggestion –tout à fait imaginaire et fictive, en l’occurrence –dont le petit chat, ce frêle animal par rapport à la magnificence érudite du savant, est l’intercesseur. On peut remarquer une structure en chiasme : alors que le grand savant est ridiculisé et que son dogmatisme est battu en brèche malgré lui, il n’est pas métamorphosé en ridicule jouet, bien au contraire : le petit homme est devenu un grand humain, jouissant de la vie et aimant la distraction. Morgan reste quant à elle cette femme fatale qui manipule les hommes pour sortir de son ennui ; Pigeonneau est devenu lui-même un objet d’expérience « scientifique ». Tel est pris qui croyait prendre !

Le message est ironique de la part d’Anatole France, qui prouve que ce relativisme nécessaire et salvateur pour Pigeonneau n’est acquis qu’au travers d’un caprice moqueur de la belle, celle-ci étant elle-même un personnage de conte – comme son nom l’indique. Combien le dogme est donc fragile, et combien il est de mauvaise foi ! L’ironie est acerbe et met en relief le fait que la désacralisation du dogme, au travers d’une étape relativisante, est une nécessité pour l’épanouissement de l’homme. L’insertion du merveilleux et de l’imaginaire dans l’aridité de l’idéologie scientiste a un aspect plaisant et un peu irrévérencieux dans « Monsieur Pigeonneau ». Là encore, Anatole France n’hésite pas à se faire voltairien dans sa pédagogie, en décrivant par l’absurde et par le jeu une nécessité fondamentale à la conduite humaine, qui est de relativiser le monde et de le regarder au travers de différents faisceaux, de l’appréhender de différents points de vue, sans ériger aucun regard alors superficiel, par force,  en quelconque vérité absolue. Pigeonneau devenu la chose de Morgan est, en quelque manière, enfin devenu libre. Le relativisme sceptique semble donc à ce prix : il est douloureux et exige la métamorphose, ce que la vie d’Anatole France démontre par ailleurs parfaitement.


[1] Allusion à Pierre-Claris de Florian, 1755-1794, auteur des Fables (1792), qu’on dit plus moralisateur et moins poète que Jean de la Fontaine.

[2] Jules Lemaître, Les Contemporains,, sixième série, 1896, p.373.

[3] Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome I, p.LXXII-LXXIII.

[4] Nous pensons à ce propos que la querelle du Disciple sera plus décisive que la fameuse affaire Dreyfus, qu’on considère peut-être trop souvent comme le tournant de la pensée francienne.

[5] Cette distinction épineuse entre nouvelle et conte se pose souvent au XIXe siècle, y compris chez un Villiers de L’Isle-Adam, un Maupassant ou chez un Edgar Poe. Nous ne prendrons pas parti dans cette problématique, sachant que d’un point de vue structural (selon Propp ou Greimas), les contes d’Anatole France – appelés comme tels par l’auteur – sont bien des nouvelles. Cependant, la dénomination voltairienne de conte (philosophique) ne manque certes pas d’attrait, ni d’une certaine vérité dans la parenté.

[6] « Monsieur Pigeonneau. – Conte pour le jour des rois » paraît dans Le Temps du 9 juillet 1887.

[7] Marie-Claire Bancquart qualifie ce recueil d’œuvre de transition. Voir Pléiade, tome 1, p.1281. Son édition en avril 1889 chez Calmann-Lévy tombe à pic, il est vrai, dans un contexte très à propos.

[8] Son nom est très ironique : un pigeonneau, un jeune pigeon naïf, donc, est celui qui va se faire « pigeonner », c’est-à-dire qui va se faire abuser avec facilité. C’est antinomique, pour un si grand savant. On reconnaît l’art d’Anatole France qui consiste toujours à affubler de noms significatifs ses héros littéraires dans une optique sinon allégorique, du moins récriminatrice.

[9] Anatole France, « Monsieur Pigeonneau », Balthasar, Pléiade, tome I, p.604.

[10] Voir glossaire.

[11] Il s’agit de la lecture d’un mémoire intitulé De la toilette d’une dame égyptienne, dans le Moyen Empire, d’après une peinture inédite. On comprend que sous des allures exotisantes propres à assouvir les besoins d’évasion d’un public de la fin du siècle, ce mémoire austère et sans fantaisie réveille dans l’assistance le plus profond des ennuis. Ceci dit, la toilette était dans le Moyen Empire égyptien (-2130/-1780) considérée comme un art mineur. Ce sujet trouvait beaucoup d’intérêt de la part des savants de cette fin du XIXe siècle, surtout depuis les expéditions napoléoniennes (1798-1799), les voyages de Champollion (1828-1829) et de Prussien Lepsius (1842-1845)  ; à dire vrai, l’égyptologie contemporaine – scientifique ? – débuta lorsque Auguste Mariette-Pacha, le 12 novembre 1851, découvrit  dans les sables de Saqqara le serapeum de Memphis. Ses travaux durèrent jusqu’au 18 janvier 1881, date de sa mort ; dès lors, l’égyptologie fut fort médiatique, si on peut dire. Le fameux Gaston Maspero reprit ensuite ces travaux.

[12] Anatole France, ibid., p.605.

[13] Anatole France, idem. On voit déjà ici se profiler une certaine notion du Désir, notion qui s’exprimera pleinement dans Thaïs.

[14] Anatole France, ibid., p.605-606.

[15] Anatole France ne cesse d’user de ce dualisme entre érudition et poésie. Sur le personnage de l’érudit dans l’œuvre francienne, voir infra, II.2.1, p.267.

[16] Franz Anton Mesmer (1734-1815) devient docteur en médecine en 1776 à Vienne. Il est à noter que le magnétisme minéral est découvert avant Mesmer, par le père Hell.

[17] Jean Sylvain Bailly (1736-1793) est le plus renommé des astronomes du XVIIIe siècle  ; on lui doit la découverte des satellites de Jupiter et son immense Traité d’astronomie.

[18] Ce rapport n’est publié qu’en 1826.

[19] Nous pouvons ici relater ce passage de C. Burdin et F. Dubois, dans l’Histoire académique du magnétisme animal, accompagnée de notes et de remarques critiques, Paris, 1841, p.88 , qui cite le rapport de Bailly: “La main est appliquée sur les hypocondres, et quelque fois plus bas sur les ovaires  ; le contact est donc exercé à la fois sur une infinité de parties, et dans le voisinage des parties les plus sensibles du corps. Souvent, l’homme ayant sa main gauche ainsi appliquée, passe la droite derrière le corps de la femme : le mouvement de l’un à l’autre est de se pencher mutuellement pour favoriser ce double attouchement. La proximité devient la plus grande possible, le visage touche presque le visage, les haleines se respirent, toutes les impressions physiques se partagent instantanément, et l’attraction réciproque des sexes doit agir dans toute sa force.”

[20] James Braid (1795-1860), chirurgien écossais, est le premier à introduire l’hypnose dans le champ médical. C’est lui-même qui invente le terme d’hypnotisme.

[21] Après tout, Anatole France situe bien l’univers alchimique de La Rôtisserie de la reine Pédauque au XVIIIe siècle, tandis que Victor Hugo fait encore tourner des tables avec assiduité à Jersey en 1853. C’est dire, semble-t-il, combien Anatole France se distancie face à l’au-delà. Nous le verrons d’ailleurs quant à sa propre appréhension du diable. Voir infra, II.3.2, p.320.

[22] Sur l’histoire de ces courants obscurantistes, voir notamment Jacques Legros, Esprit, es-tu las ?, l’irrationnel, un besoin paradoxal, Logiques sociales, L’Harmattan, Paris, 1992.

[23] Ces trois savants émérites du XIXe siècle recherchèrent les tenants et les aboutissants de la suggestion hypnotique. Bernheim mit notamment au point la théorie de la suggestibilité, l’une des fonctions physiologiques du cerveau  ; selon lui la suggestibilité est l’aptitude du cerveau à recevoir ou à évoquer des idées et sa tendance à les réaliser. Il banalise les phénomènes hypnotiques en les interprétant avec rationalité et prudence. Bernheim ouvre ainsi la voie à la psychothérapie  ; après tout, nous ne sommes pas loin non plus de l’émergence des travaux de Freud, et nous pouvons nous rendre compte que cette fin de siècle est fascinée par les phénomènes neuro-psychologiques et par les phénomènes d’essence plus obscure  ; elle ne cerne pas toujours la frontière entre les deux, sauf justement par l’entremise de quelques chercheurs qui sont plus relativistes et plus sceptiques que d’autres  ; cet aspect des choses a dû beaucoup plaire à Anatole France.

[24] L’hypnotisme fascinait d’ailleurs tout un pan de la littérature, de Mérimée à Maupassant.

[25] Sur l’étude de l’inconscient de Paphnuce d’Anatole France dans Thaïs, voir infra, II.3.1.a, p.289.

[26] Ce nom morganatique est un clin d’œil de plus…

[27] Anatole France, ibid., p.607.

[28] C’est pourquoi le chat est un animal sacré en Egypte.

[29] Morgan : “Ah ! vous n’êtes pas fétichiste. Je ne croyais pas qu’on pût être archéologue sans être fétichiste. Comment Pacht peut-elle vous intéresser si vous ne croyez pas que c’est une déesse ?”, Anatole France, ibid., p.608.

[30] Cette description montre que pour Anatole France, secte obscurantiste et snobisme de salon sont confondus.

[31] Anatole France, ibid., p.610.

[32] Premier quatrain du sonnet « Le Chat », Les Fleurs du Mal. Anatole France, ibid., p.613.

[33] Anatole France cite également Baudelaire dans Le Crime de Sylvestre Bonnard, Pléiade, tome I, p.167.

[34] Cette relativisation n’est pas aussi présente en 1886, lorsque Anatole France compose « Leslie Wood » dans L’Etui de nacre. Le sujet est le même, il met en jeu une vision spirite du monde niant la réalité dans laquelle vivent les hommes d’affaires ; cependant, le spiritisme ne remet là en cause qu’une vision économiste d’un homme attiré par le confort personnel  ; il ne relativise que la valeur de l’argent, et fait donc valoir un choc existentiel moins fondamental, davantage tourné vers une désapprobation sociale. Ainsi, il semble bien que les changements saisissants de jugements d’Anatole France aient eu lieu dès 1887. La querelle du Disciple se voit relativisée d’autant.

[35] Anatole France, ibid., p.611.C’est nous qui soulignons.

[36] Anatole France, ibid., p.613.C’est nous qui soulignons.

[37] C’est le jour même où la nouvelle paraît dans Le Temps.

[38] Il s’agit du « Crocheteur borgne ». Voir Voltaire, Romans et contes, Pléiade, p.661 et p.673-674.

[39] Anatole France, idem.

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