I.1.2.b) Anatole France et le courant positiviste

I.1.2.b) Anatole France et le courant positiviste

 

Mais Ernest Renan n’est pas la seule figure fondamentale que le progrès des sciences met sur la scène. Il en est d’autres, qui tiennent du positivisme d’Auguste Comte. Les influences du positivisme sur Anatole France sont plus complexes, et tiennent plus à un état d’esprit qu’à des indices manifestes ou explicites.

De ce fait, il est évident qu’Anatole France est bien inscrit dans son temps : la science est pour lui une grande préoccupation. Par contre, affirmer qu’Anatole France admire les positivistes et les écoles littéraires qui s’en réclament plus ou moins ouvertement serait peut-être par trop péremptoire.

Comme le remarque à juste titre François Caron,

“la nouvelle génération républicaine des années 1860[1] a adhéré massivement à une forme agressive de voltairianisme et à ce qu’il faut bien appeler un matérialisme associé à la défense de la méthode positive. Le journal Le Siècle, à l’initiative de son directeur Léonor Havin, lança en 1867 une souscription pour l’érection d’une statue de Voltaire, qui obtint plus de 200.000 signatures. Mais le fait nouveau est le renouvellement des sources d’incroyance, grâce d’abord à Auguste Comte[2].”

Or, on ne peut pas dire que le positivisme inspire à Anatole France un enthousiasme débordant :

“Auguste Comte est aujourd’hui mis à son rang, à côté de Descartes et de Leibniz[3]. La partie de sa philosophie qui traite des rapports des sciences entre elles et de leur subordination, celle encore où il dégage de l’amas des faits historiques une constitution positive de la sociologie font désormais partie des plus précieuses richesses de la pensée humaine. Au contraire, le plan tracé par ce grand homme, à la fin de sa vie, en vue d’une organisation nouvelle de la société, n’a trouvé aucune faveur en dehors de l’Eglise positiviste : c’est la partie religieuse de l’œuvre. […] Elle donne à l’existence une figure géométrique. Toute curiosité de l’esprit y est sévèrement réprimée. Elle ne souffre que les connaissances utiles et réfrène toute curiosité[4].”

Ou du moins l’attitude scientifique de Comte ne déplaît-elle pas à Anatole France, quoique la sociologie de Comte puisse receler quelque paternalisme. Ceci dit, il est vrai que le père du positivisme commence dès 1845, influencé par Clotilde de Vaux, à transformer sa philosophie en religion. Comte annonçait en effet la paix de l’humanité pour le XXe siècle (pas Anatole France…) Le fait est que, par la science, l’humanité se voit privée de religion : dès lors, il n’y a plus qu’à fonder une religion de l’homme lui-même. Les grands hommes sont les seuls à pouvoir être objets d’adoration : “Le Grand-Être est l’ensemble des êtres passés, futurs ou présents, qui concourent librement à perfectionner l’ordre universel[5].” Les grands hommes reçoivent cette mémoire universelle, qui se substitue aux croyances en des dieux surnaturels impossibles à croire. Ceci ne gêne pas Auguste Comte outre mesure qu’on puisse élever des cultes envers ces grands hommes[6].

Dès lors, la méfiance d’Anatole France à l’encontre du positivisme rejoint encore le doute envers tout ce qui pourrait ressembler à un dogme. Notre auteur reproche moins au positivisme son approche scientifique du monde que la négation de l’imaginaire qu’il entraîne :

“Ce dont je me plains, ce n’est pas que les positivistes veuillent nous interdire toute recherche sur l’essence, l’origine et la fin des choses. Je suis bien résigné à ne connaître jamais la cause et la fin des fins. Il y a beau temps que je lis les traités de métaphysique comme des romans moins amusants que les autres, et non plus véritables. Mais ce qui rend le positivisme amer et désolant, c’est la sévérité avec laquelle il interdit les sciences inutiles, qui sont les plus aimables. Vivre sans elles serait-ce encore vivre ? Il ne nous laisse pas jouer en liberté avec les phénomènes et nous enivrer des vaines apparences[7].”

Dès lors, la dimension doctrinaire du positivisme érigé en religion engendre l’inadmissible fausseté.

Cependant, il serait vain de croire qu’Anatole France nie tout intérêt au positivisme. Ce serait faux. Il éprouve plus que de la sympathie pour les travaux d’Emile Littré[8], dont l’approche positive de la langue ne lui déplaît point. Littré se propose en effet de recueillir tout ce qui peut servir à éclairer l’histoire de la langue française[9]. Par ailleurs, cette méthodologie scientifique, philologique et lexicologique de la langue française, est relativement novatrice. Là encore, c’est la manière qui attire Anatole France.

On reconnaît une réminiscence de l’attirance d’Anatole France pour la philologie, par exemple, dans un passage du Jardin d’Epicure[10]. Dans une atmosphère qui, au début de cette nouvelle, est excessivement poesque[11], le narrateur se retrouve face à un fantôme phénicien, celui de Cadmus[12]. Ils entament alors une réflexion (plus ou moins érudite) sur l’origine de l’alphabet. Cependant, il faut insister sur le fait que si ce n’est le contenu, c’est plutôt la méthodologie qui intéresse Anatole France. C’est bien lui qui, en 1872, dira, à propos d’une grammaire historique et comparative :

“Cette histoire n’est pas sans analogie avec l’histoire naturelle : les phénomènes qu’elle décrit se produisent avec la rigoureuse exactitude des phénomènes physiques. […] Ce sont là des connaissances définitivement acquises, dont il est temps de faire entrer les éléments dans ces études scolaires que nous n’osons plus appeler du beau nom d’humanités depuis qu’elles ont perdu la force de former des hommes[13].”

 


[1] Anatole France n’a encore que 16 ans, il grandit dans ce contexte mais n’écrit que vers les années 1870, lorsqu’il a 26 ans. Dans sa jeunesse, il n’est pas encore républicain, loin de là. Il suffit de lire les articles qu’il fait paraître dans L’Univers illustré de 1883 pour s’en convaincre. On peut consulter La Vie littéraire, I, pour mesurer la méfiance d’Anatole France, dans la première partie de sa carrière (jusqu’à la querelle du Disciple, vers 1889), envers la jeune République qui est encore bien sectaire, puisqu’elle se cherche encore après la chute de l’empire. Anatole France aura même quelque sympathie pour le boulangisme.

[2] François Caron, La France des patriotes, de 1851 à 1918, coll. « Histoire de France », dir. Jean Favier, tome V, Fayard, 1985, p.122.

[3] Ce dernier est ici cité de façon qui peut sembler impromptue, en 1894. Voltaire, qui est l’une des nombreuses sources d’inspiration d’Anatole France, est un grand ennemi de la pensée de Leibniz, et il ne se prive pas de le ridiculiser sous les traits du fameux Pangloss, le fumeux précepteur de Candide. Le Discours de métaphysique était pressenti par Voltaire comme une insulte à l’intelligence, avec ce fameux “Dieu a choisi celui des mondes possibles qui est le plus parfait, c’est-à-dire celui qui est en même temps le plus simple en hypothèses et le plus riche en phénomènes.”, éd. Lestienne, Paris, rééd. 1907. Dès lors, citer Leibniz ici nous semble fort ambigu. On remarquera toutefois que nul ne peut ôter à Leibniz, dans sa recherche, un aspect pluridisciplinaire fondamental – allant des mathématiques à l’épistémologie, qui, dans un contexte opérant un tel essor des sciences, ne devait laisser aucun intellectuel indifférent. Cependant, cette perpétuelle optique théologique, chez Leibniz, pouvait fort bien agacer Anatole France. De là, on peut voir un parallèle intéressant avec Auguste Comte.

[4] Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.90-91.

[5] Auguste Comte, Système de politique positive, 1851-1854, tome IV, Vrin, 1929, p.30.

[6] En se reportant à L’Ile des Pingouins, Pléiade, tome IV, on voit évidemment ce qu’Anatole France peut penser de ces cultes qui rejoignent finalement n’importe quelle autre fausse croyance. Actuellement, on peut voir avec amertume ce que le XXe siècle a pu faire de ces cultes de la personnalité… A ce propos, on se reportera avec un amusement non feint au calendrier proposé par la religion de Comte (le tableau sociolatrique de l’Humanité), exposé dans ibid., p.159 sq.

[7] Anatole France, ibid., p.92. Il va de soi que les vaines apparences dont Anatole France fait ici mention, d’ailleurs de façon plus polémique qu’autre chose, ne sont pas de même nature que les fausses croyances qu’il combat. Par vaines apparences, il faut ici entendre la rêverie, l’imaginaire, tout ce qui est exclu par le rationalisme sectaire de Comte.

[8] Emile Littré (1801-1881) est l’un des grands vulgarisateurs du positivisme. Dans son ouvrage intitulé  Conservation, révolution du positivisme (1852), la nouvelle génération républicaine trouvera son compte. Cependant, le projet qui intéresse au plus haut point Anatole France – car il rejoint finalement, dans ses hypothèses, les travaux de Renan – est l’élaboration du Dictionnaire de la langue française (1859-1877).

[9] Il est à noter que l’époque s’étendant entre 1860 et 1920 représente véritablement l’âge d’or de la philologie, grâce justement au positivisme. C’est l’époque où G. Gröber, G. Paris et G. Bertoni, notamment, révolutionnent par leurs travaux la discipline. Littré s’inscrit dans cette mouvance, même s’il est attesté depuis que de nombreux étymons qu’il reconstitue dans son Dictionnaire de la langue française sont plus que discutables.

[10] Voir Le Jardin d’Epicure, « De l’entretien que j’eus cette nuit avec un fantôme sur les origines de l’alphabet », p.133-149.

[11] L’incipit ne laisse de rappeler « Le Corbeau » (« The Raven », 1845) d’Edgar Allan Poe, qui est traduit d’abord par Charles Baudelaire (avec La Genèse d’un poème, essai paru dans La Revue Française du 20 avril 1859), puis par Mallarmé (1875), édité chez Richard Lesclide et illustré par Edouard Manet), et qui connut une grande popularité en France.

[12] Cette figure mythique est plus connue sous le nom de Cadmos. Héros phénicien, c’est le frère d’Europe, l’époux d’Harmonia, le père d’Ino et de Sémélé, et le fondateur légendaire de Thèbes de Béotie, où subsistent encore les ruines du palais de Cadmos. A Samothrace, Harmonia était considérée comme la fille de Zeus. Elle fut enlevée par Cadmos, et ces noces furent célébrées par la présence de tous les dieux du panthéon. Cadmos offrit à Harmonia une robe tressée par les Grâces, et un collier d’or forgé par Héphaïstos. Cependant, ce collier portait malheur à tous ses possesseurs (voir Les Sept contre Thèbes, tragédie d’Eschyle). A la fin de leur vie, Cadmos et Harmonia furent donc tous deux métamorphosés en serpents. Anatole France a pu connaître ce héros de la mythologie chez Euripide (dans Les Bacchantes) ou chez Pindare (Les Epinicies, IIe Olympique).

[13] « L’Enseignement de la langue française », Le Bibliophile français, décembre 1872.

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