III.1.2.b) La loi dialectique de la fusion et des alternances

III.1.2.b) La loi dialectique de la fusion et des alternances

 

On ne règne sur la nature, on n’acquiert l’empire de l’univers, on ne devient Dieu que par la connaissance. Il nous faut conquérir la foudre; […] Observons la nature ; poursuivons-la d’une puissante ardeur et d’un conquérant désir ; efforçons-nous de pénétrer sa grandeur infinie et son infinie petitesse. Sachons quand elle est stérile et quand elle est féconde ; comment elle fait le chaud et le froid, la joie et la douleur, la vie et la mort ; […] Quand elle nous obéira, nous serons des dieux.”, Anatole France, La Révolte des anges, Pléiade, tome IV, p.738-739.

 

Nectaire[1] est un ange devenu jardinier sur la terre[2], et ressemble un double mythique d’Anatole France. Il est décrit comme un berger robuste tout droit sorti d’un poème des Bucoliques de Virgile[3], avec son chien noir et sa flûte[4]. Cette flûte est à prendre elle aussi dans un sens mythique ; la description détaillée du morceau joué par Nectaire est d’ailleurs fort évocatrice :

“Manié par des doigts ingénieux, animé d’un souffle créateur, le tuyau rustique résonnait comme une flûte d’argent. Il ne donnait pas de sons trop aigus, et le timbre en était toujours égal et pur. On croyait entendre à la fois le rossignol et les muses, toute la nature et tout l’homme. Et le vieillard exposait, ordonnait, développait ses pensées en un discours musical plein de grâce et d’audace. Il disait l’amour, la crainte, les vaines querelles, le rire vainqueur, les clartés tranquilles de l’intelligence, les flèches de l’esprit criblant de leurs pointes d’or les monstres de l’ignorance et de la haine[5].”

Nectaire est un double du dieu Pan. Ce dieu des bergers et des troupeaux, dans la Grèce antique, est connu comme une figure fondamentale du pansexualisme. Le nom de ce dieu signifie étymologiquement le Tout et il incarne l’énergie génésique de l’univers entier[6]. Ce dieu est donc une figuration du Désir au sens francien du terme, et la mort de Pan décrite par Plutarque[7] représente la mort des dieux païens, remplacés par le monothéisme chrétien. Il est donc à ce titre important de noter que Nectaire est ici une sorte de résurgence de l’Antiquité dans le monde contemporain, une résurgence du Désir païen dans le monde.

La flûte est un attribut du dieu Pan qui l’aurait inventée pour réjouir les dieux et les nymphes[8]. Dans notre contexte, cette musique concurrence le Verbe divin, et touche au logos. Nectaire représente le Désir pur qui touche le sens même du monde, et sa figure est donc l’une des plus abouties de toute la littérature francienne.

La musique de Nectaire porte en elle-même la dimension de l’univers issue du pansexualisme : l’air de flûte “disait aussi la joie et la douleur penchant sur la terre leurs têtes jumelles, et le désir qui crée les mondes[9].” Nous sommes là au cœur du Désir tel que le conçoit Anatole France, jamais il n’a été à ce point comme assouvi avec une telle précision[10]. Nous voyons qu’il est exprimé par la musique, c’est-à-dire par quelque chose qui est créé par l’intériorité profonde du je et qui se divulgue directement, purement, au cœur de l’intériorité profonde de l’Autre. Le Désir selon Nectaire est décrit comme une force positivement créatrice, à l’inverse du Désir selon Arcade ou Zita, et il dépasse de loin l’intellect pour se communiquer instantanément d’une réalité charnelle à une autre. Il ne crée pas Le Monde, mais des mondes, et il s’inscrit bien dans la dimension mythique de l’univers, et dans ce qu’Anatole France appelle, dans Le Puits de sainte Claire, la vérité blanche[11]. Cependant, le Désir selon Nectaire atteint le logos parce qu’il porte en lui-même le logos.

Est-ce à dire qu’il y a des désirs mensongers et des désirs purs ? Est-ce à dire que le Désir appelant Zita et Arcade à raser le monde pour le reconstruire est plus faux que le Désir pur de Nectaire ? Est-ce à dire, enfin, qu’il n’y a qu’un logos, et que les autres logoï sont faux ? Vraisemblablement pas. Le Désir de Nectaire est libéré de toute frustration et c’est vraisemblablement ce qui le rend en adéquation profonde avec le monde. Les deux sont confondus et Dieu en est naturellement exclu.

Lorsque Nectaire-Pan-France joue de sa flûte, le monde entier tourne autour, devient cette musique qui s’injecte dans le Tout, et la fusion se produit, comme si le monde, la flûte, la musique et Nectaire s’infusaient dans une unité une et indivisible. Le monde converge dans ces sons qui assourdissent et se substituent à toute la Création, la musique du Désir devient la seule loi régissant l’univers[12]. On assiste à une déstructuration complète de la dialectique du dedans et du dehors, ces deux notions ne signifient plus, puisque le Désir les fait se fondre dans un syncrétisme ontologique. De la même manière, la dialectique de l’absence et de la présence est démantelée : à cet instant, Nectaire et le monde ne sont plus qu’un, ne sont plus que Tout. L’univers entier se balance au rythme de la flûte inouïe.

C’est dire combien accéder au logos revient à épouser le monde, dans l’optique pansexualiste d’une union entre le principe de l’intériorité profonde du je et le principe féminoïde universel. Cette fusion du moi et du monde par le Désir appelle avant tout une dislocation profonde de la réalité charnelle, un projet réciproque du moi dans le monde en même temps que, dialectiquement, une prise de possession ontologique du monde par le moi. Dans cette perspective, le moi n’existe plus, ni le monde, seulement l’unité qui est sans doute le but fondamental du Désir.

Cette fusion moi-monde accomplie par le pur Désir de Nectaire se fait au prix d’une mise entre parenthèses globale du Tout. Le Désir paraît en effet, dans sa manière de remplir les zones d’ombres du monde perçues par le regard, se soûler de lui-même, s’oublier, se diluer dans les mythes qu’il sécrète, et ne se regarder que comme un pur produit de lui-même. C’est la condition même de la frustration, puisque le Désir se désirant lui-même n’est autre qu’un serpent qui se mord la queue. Le Désir ne peut être sa propre fin, et c’est là la différence fondamentale entre le Désir selon Arcade, Zita et tous les autres, et le Désir selon Nectaire. Nectaire met en effet en évidence que le Désir semble ne pouvoir s’assouvir que dans une dialectique de fusion et l’alternances[13] ; il ne peut atteindre le logos que lorsqu’il met le monde entre parenthèses tout en s’oubliant lui-même. C’est le cas ici où la nuit entière entend la flûte de Nectaire[14].

A ce moment précis, le Désir peut s’oublier tout en sécrétant le monde, et il peut enfin s’unir avec lui tandis que l’intériorité de Nectaire ne fait plus qu’un avec le monde. C’est cette adéquation accomplie dans la fusion que nous appelons logos depuis le début de notre étude[15].

Cependant, cette adéquation n’est que transitoire, elle ne peut se prolonger hors de la mise entre parenthèses – à moins que celui qui désire ne devienne Dieu lui-même, puisque dans le logos, temps et espace n’existent plus, mais cela est impossible dans la perspective spatio-temporelle où tous les personnages franciens évoluent. C’est parce que cette fusion avec l’univers est inscrite dans une alternance qu’elle est créatrice et ne converge pas vers une dilution confinant au néant et à un vain incréé.

Le Désir de Nectaire dépasse celui de tous les autres anges parce qu’il se place en essence dans une perspective d’alternances. C’est un peu ce qu’illustre Arcade par son questionnement :

“En ce monde, dit Arcade, en ce monde qu’on appelle monde, bien qu’il s’y trouve moins de choses mondes que des choses immondes[16], aucun être pensant n’imaginera qu’il puisse seulement supprimer un atome. Il nous est tout au plus permis de croire que nous parviendrons à modifier, çà et là, le rythme de quelques groupes d’atomes et l’arrangement de quelques cellules. C’est à cela, si on y songe, que se borne notre grande entreprise[17].”

Le Désir ne peut en effet transformer le monde, il peut simplement s’infuser en lui le temps d’une mise entre parenthèses pour s’y substituer, en troublant momentanément l’ordre cosmique des choses.

Une métaphore du Désir émanant de cette mise entre parenthèses est décrite précisément par Anatole France, lorsque Maurice allume une cigarette et que Nectaire joue de la flûte au même moment en décrivant musicalement la flamme. Le son de cette flûte rejoint fondamentalement le pouvoir créateur même du Désir, dépeint sa substance même, et implique également que le monde mythique qu’il a sécrété a une fin, mais que le temps de cette mise entre parenthèses, il a été en pleine adéquation avec ce monde même :

“La flamme brilla un moment, fit entrer dans l’ombre le ciel et ses astres et mourut. Et Nectaire chanta cette flamme sur sa flûte inspirée. La voix d’argent s’éleva et dit : « Cette flamme est un univers qui a accompli sa destinée en moins d’une minute. Il s’y est formé des soleils, des planètes. Vénus Uranie[18] a mesuré les orbites des globes errant dans ces espaces infinis. Au souffle d’Eros[19], le premier né des dieux[20], naquirent les plantes, les animaux, les pensées. Dans les vingt secondes écoulées entre la vie et la mort de ces univers, des civilisations se sont déroulées, des empires ont traîné leur longue décadence. Les mères ont pleuré et vers les cieux muets ont monté les chants d’amour, les cris de haine et les soupirs des victimes. En proportion de sa petitesse, cet univers a duré autant qu’a duré et durera celui dont nous voyons quelques atomes luire sur nos têtes. Ils sont, l’un comme l’autre, une lueur dans l’infini[21] ».”

Ce pouvoir créateur du Désir en adéquation avec l’univers qu’il sécrète, dépassant le regard dans sa mise entre parenthèses et en alternances et rendant possible une fusion avec le logos, nous la nommons érotogenèse francienne[22].

L’érotogenèse est la projection créatrice du Désir qui s’expulse de l’intériorité de celui qui désire, pour donner naissance à un univers qui remplace le réel, le temps d’une mise entre parenthèses. Cet univers est le phénomène créé par le Désir et lorsque le Désir prend possession de ce phénomène, il est en adéquation avec lui et atteint le logos. Nous reviendrons sur ceci plus en détail dans le chapitre suivant[23].

Ainsi, Satan qui personnifie tous les Désirs de chaque ange révolté – ce qui est incompatible, comme nous l’avons dit plus haut – refusera, à la fin de La Révolte des anges, de prendre la place de Dieu : il faut garantir la pérennité de l’alternance et donc l’existence du Désir comme éternel projet pouvant saisir par fusion le logos[24]. Puisque elle doit avoir lieu par une mise entre parenthèses, elle ne peut être qu’individuelle. C’est pourquoi elle est multiple, cette fusion avec le logos est possible pour tout un chacun et ne saurait être universelle. Dès lors, la révolte du Désir ne se place elle-même que dans une perspective purement individuelle, et c’est pourquoi Satan ne peut devenir celui qui rendrait immuable et intransigeant l’ordre érotogénétique d’un seul Désir, du sien.

Satan représente d’ailleurs traditionnellement le fragmentaire, le multiple, celui qui coupe le lien existant entre le Créateur et ses créatures. S’il prenait la place de l’immuable et de l’incréé, il précipiterait le monde dans le néant. Il choisit de rester le garant de cette multiplicité salvatrice qui assure l’existence du Désir et la possibilité d’une alternance pour rendre possible la fusion avec le logos. Les autres anges révoltés devront en prendre conscience, puisque c’est en eux qu’ils doivent détruire Ialdabaoth, c’est-à-dire la frustration[25]. En d’autres termes, un Désir n’est assouvi que pour soi, à l’image de ces univers qu’il crée et qui n’existent que pour lui seul.

Le reproche que font les anges révoltés à Ialdabaoth est vraisemblablement que l’univers entier fut le fruit de l’érotogenèse d’un seul, et que ce monde ne laisse aucune place à d’autres Désirs justement parce que l’univers est le seul à exister, et qu’il étrangle toute autre érotogenèse. Dieu est en effet dans la Bible dépeint comme farouchement opposé à toute concurrence[26]. Anatole France part de cet argument pour fonder lui-même un principe d’érotogenèse nécessaire à l’existence des anges accessoirement, mais surtout à celle des hommes.

A partir de ces faits, nous sommes maintenant en mesure de décrire précisément le processus de possession du logos francien par le Désir.

 


[1] Nectaire est le nom de l’un des patriarches de Jésuralem à partir de 1666. C’est un farouche antipapiste, qui a travaillé (avec Dosithée, qu’il crée métropolite (autorité importante de l’Eglise orthodoxe) de Césarée de Palestine) à refouler la présence occidentale des catholiques et des protestants hors du territoire de l’orthodoxie. Il a publié en 1682 à Jassy le traité De l’autorité du pape.

[2] Cette fonction bucolique ne peut faire penser qu’au Candide voltairien d’une part, et qu’à Virgile d’autre part.

[3] Voir par exemple Corydon, dans la IIe Bucolique, in Virgile, Bucoliques, éd. et trad. E. de Saint-Denis, Universités de France, Paris, 1970, rééd. 1992.

[4] Nous citerons ici un passage troublant de la poésie de Saint-Pol Roux, dont Anatole France prend systématiquement le contre-pied : “

Mes Désirs aussi, stimulés par la flûte de l’Espoir et le chien de la Foi, montèrent ce matin le coteau du Mystère et s’en furent plus haut que les brebis de mon hameau, les brebis de mon âme.

C’est pourquoi mon troupeau subtil, à l’heure d’angélus, rentre en moi-même, les flancs désespérés.

Les brebis sont au bercail, et l’homme simple va dormir entre sa flûte et son chien noir.”, in « Soir de brebis », Saint-Pol Roux, De la colombe au corbeau par le paon, Mercure de France, Paris, 1904.

[5] Anatole France, La Révolte des anges, ibid., p.713.

[6] C’est la thèse fondamentale soutenue par P. Grimal in Dictionnaire de mythologie grecque et romaine, P.U.F., Paris, 1963, p.342.

[7] Voir Plutarque, Des oracles, XVII.

[8] La flûte conserve une symbolique païenne, qui fait d’elle le commentaire du Verbe divin : “Ces mélodies, dit alors le Prophète, sont le commentaire des mystères que j’ai communiqués à ‘Alî en secret. De même, si quelqu’un d’entre les gens de la pureté est dépourvu de pureté, il ne peut entendre les secrets dans la mélodie de la flûte, ni en jouir, car toute foi est plaisir et passion.”, de l’auteur Galal al-din Rûmi, Mathnavî, 4, 2232 ; 6, 2014, in Aflâkî, Manaqîb ul’ârifin, trad. Huart, Les Saints des derviches tourneurs, E. Leroux, Paris, 1922, T.2, p.8 (reproduction en fac-sim, Editions orientales, Paris, 1978). Dans le contexte qui nous occupe, il n’est pas difficile de constater que cette musique fait preuve d’une noire démiurgie, qu’elle concurrence le Verbe divin.

[9] Anatole France, La Révolte des anges, ibid., p.713.

[10] C’est l’un des moments les plus forts de la littérature francienne.

[11] Voir supra, I.1.4.b, p.109 et sqq.

[12] Se reporter à la fin de Anatole France, La Révolte des anges, XIV, p.713-714.

[13] Nous n’employons pas ce système de la manière dont Montherlant le décrit (il parle de syncrétisme et d’alternance) qui, très brièvement, prétend que la vie est faite d’épisodes alternant calme et action, et que c’est la diversité de ces moments vécus alternativement qui provoque la synthèse de toute une vie et l’atteinte des buts de l’existence. Voir H. de Montherlant, « Syncrétisme et alternance » (1927), Aux fontaines du désir, in Essais, P. Siprio éd., Pléiade, Gallimard, Paris, 1963, rééd. 1988.

[14] Voir Anatole France, La Révolte des anges, ibid., p.713.

[15] Sur le logos francien, voir infra, III.1.3, p.420.

[16] Jeu de mot fondé sur le latin mundus, qui signifie net, propre, élégant, raffiné.

[17] Anatole France, La Révolte des anges, ibid., p.786.

[18] Vénus Uranie est évidemment la déesse (très sexualisée) de la fécondité.

[19] Voir supra, II.3.3.a, p.341.

[20] Le premier né des Dieux est donc le Désir même, première force créatrice de l’homme.

[21] Anatole France, La Révolte des anges, ibid., p.818.

[22] Voir glossaire. Ce mot est un néologisme que nous créons pour plus de commodité méthodologique. Il signifie étymologiquement création du (ou par le) Désir.

[23] Voir infra, III.1.3, p.420.

[24] Nous avions déjà approché cette notion d’alternance en précisant que le Désir ne pouvait s’assouvir que momentanément. (voir supra, II.3.3, p.335.) Nous en avons ici l’explication.

[25]Nous avons été vaincus parce que nous n’avons pas compris que la victoire est esprit et que c’est en nous et en nous seuls qu’il faut attaquer et détruire Ialdabaoth.”, Anatole France, La Révolte des anges, ibid., p.838.

[26]Tu n’auras pas d’autre dieu devant moi.”, Exode, 20,3 ou encore “Tu n’adoreras aucun autre dieu, car Yahvé se nomme le jaloux, il est un dieu jaloux.”, Exode, 34,14.

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