III.2.1) Les Œuvres de l’effondrement et la problématique de la narration

III.2.1) Les Œuvres de l’effondrement et la problématique de la narration

 

Une question, que nous n’avions encore guère évoquée jusque là demeure en suspens. Chez Anatole France, dans un univers présidé par l’érotogenèse, le statut du narrateur pose en effet logiquement de multiples problèmes.

Certes, lorsqu’il s’exprime à la première personne[1], le narrateur est à considérer comme n’importe quel autre personnage francien, soumis au temps et à l’espace, confronté à l’initiation du Désir et à la quête du logos. Dès lors, la problématique du narrateur homodiégétique[2] ou autodiégétique[3] recoupe celle, générale, de l’érotogenèse. Par exemple, Jacques Tournebroche, dans La Rôtisserie de la reine Pédauque, est au centre du monde, au centre des regards, et sa fusion avec le narrateur n’est qu’une question de point de vue. Ceci n’empêche pas notre héros de subir – et d’engendrer de manière réflexive – l’initiation du Désir, tout en connaissant finalement le logos.

Un problème particulier se pose par contre lorsque le narrateur s’exprime à la première personne dans la perspective d’œuvres se faisant passer pour autobiographiques[4]. Nous ne pourrons revenir sur ce point dans le cadre de nos présentes recherches.

Le statut du narrateur francien devient difficile à saisir dès que le récit est hétérodiégétique, c’est-à-dire dès que le narrateur est absent du récit[5]. Qui est ce narrateur énigmatique et désincarné, n’ayant pas pour objectif ontologique la recherche du logos à travers le Désir ? N’est-il qu’un point de vue objectif et frustré, par là même, ou joue-t-il un rôle autrement plus complexe dans la pensée francienne ? En d’autres termes, est-il soumis à l’échec ontologique de regarder le monde avec envie sans pouvoir y agir, et, s’il n’est qu’un relais de la parole de l’auteur, le narrateur n’est-il pas la parole de la frustration d’Anatole France lui-même ? Enfin, dans quelle mesure notre auteur assumerait-il le paradoxe de créer un narrateur désincarné, banni à jamais de l’expérience même du cœur des choses, alors que celle-ci reste le but ultime de toute l’aventure littéraire francienne ?

De fait, au point où nous en sommes de notre réflexion, nous pouvons éclairer ce questionnement.

Nous allons tenter d’y répondre en revenant à la constatation première sur laquelle se fonde notre étude : le rôle de l’érotogenèse francienne n’est pas de décrire l’univers tel qu’il est en réalité[6]. La mission francienne de l’écrivain demeure en effet tout entière inscrite dans la recréation du monde, portant l’auteur à être un faiseur de mythes.

Le mythe chez Anatole France se substitue aux zones d’ombre du monde par le Désir et remplit l’inconnu de significations à s’approprier. Dans cette perpective, le narrateur hétérodiégétique francien n’est pas le relais d’un Anatole France maître à penser repu de son savoir, confrontant le lecteur à un univers aux lois incorruptibles dont les personnages ne seraient que les immuables et caricaturales incarnations[7]. Le narrateur, chez Anatole France, est lui-même toujours immergé dans le scepticisme. Dans L’Ile des Pingouins, il relate les faits avec malice, il n’est en rien objectif. C’est également le cas dans Thaïs, dans Sur la pierre blanche ou dans Les Dieux ont soif, par exemple. Le narrateur francien est donc paradoxalement engagé et sceptique. Ceci n’est pas la moindre de ses particularités, ce qui va nous aider à mieux le cerner.

Il n’est pas le créateur du processus d’érotogenèse présidant au dessein des personnages franciens. Chez Anatole France, le narrateur et les personnages évoluent dans deux sphères distinctes.

Les personnages sont donc soumis au processus complexe de l’érotogenèse, tandis que le narrateur hétérodiégétique ne s’effrite pas, ne s’effondre pas et ne tend pas non plus vers le logos. Il reste stable. On pourrait penser, à juste titre, que cette stabilité est liée à la nature même de ce mode narratologique. Anatole France pousse cependant ce système plus loin pour permettre au monde présidé par l’érotogenèse de ne pas sombrer dans une systématisation aride et dogmatique. Un narrateur démiurgique, agissant sur et dans le récit, ne risquerait-il pas de paraître par trop dominateur et le monde narré ne deviendrait-il pas mécaniquement soumis à une réitération lassante des mêmes principes sans cesse tendus vers les mêmes fins ?

En d’autres termes, le roman francien n’est pas un roman à thèse, car ce narrateur sceptique et engagé ne crée en rien le monde qu’il narre[8]. Il se borne avec distance – avec scepticisme – à relater précisément le rythme et la teneur de l’érotogenèse des héros qui évoluent dans le récit. Cette distance est salutaire, elle permet au narrateur de décrire avec précision les pires salauds comme Gamelin, Félicie Nanteuil ou Paphnuce, tout en les laissant libres de s’enfoncer jusqu’au bout dans leur erreur : il n’intervient jamais sur leurs actes. L’expérimentation de l’érotogenèse peut alors être menée jusqu’au bout. La pensée francienne reste ainsi détachée de tout dogme afin d’être directement mise en jeu dans le champ expérimental.

Dans le même temps donc, toute systématisation aride et dogmatique est écartée de cette expérimentation – nous restons dans le royaume de la réalité charnelle soumise à l’érosion du temps, de l’espace et de la mort[9]. Comme tel, notre narrateur francien peut se glisser dans différents de points de vue, tout en se permettant d’en mettre certains en exergue ou d’en réprouver d’autres : c’est là tout son engagement.

Ainsi, le récit est orienté par les principes mêmes de la morale du Désir[10]. Elle est elle-même issue du scepticisme le plus révolté contre les dogmes. Ainsi, le narrateur francien hétérodiégétique reste la clef de voûte de tout l’édifice : il permet au monde de mener à bien de manière expérimentale l’érotogenèse, tout en excluant de l’expérimentation les dogmes rejetés avec fougue par Anatole France, et en y substituant la morale du Désir. Il concilie scepticisme et engagement pour permettre au Désir d’accomplir son œuvre. Le narrateur francien est une image du « vrai » Anatole France transposée dans l’univers littéraire mythique.

Par le statut du narrateur hétérodiégétique sceptique et engagé, l’érotogenèse reste polyscopique, elle n’a de sens que depuis le point de vue individuel et particulier du héros narré ici et maintenant. Le narrateur lui-même suit cette polyscopie à la lettre, il ne fait qu’épouser les points de vue des héros de manière fidèle. C’est le héros qui préside à la poétique francienne – et non l’inverse, serions-nous naïvement tenté de dire –, ce qui permet à tout ce système descriptif d’être fondé sur la réflexivité de l’intériorité des héros s’infusant dans le monde à travers le couple regard/Désir.

En rien le narrateur ne trouble le regard de ceux qui sont immergés dans le monde. Il ne fait que les suivre et décrire leurs cibles. Tous les points de vue peuvent se confronter, purement et simplement, sans aucune intervention d’un narrateur despotique qui, encore une fois, transformerait l’œuvre francienne en œuvre à thèse. Ce système narratologique permet de dresser pour les héros un horizon leur permettant un certain libre-arbitre du point de vue de leurs actes.

Par conséquent, cette structure narrative permet de mettre en place, dans un horizon polymorphe du Désir, une narration objective de chaque point de vue mis en œuvre dans la description même du monde issue des héros qui le regardent et l’interprètent à travers le couple regard/Désir. Le narrateur est donc fidèlement construit d’après le scepticisme de notre auteur. Dès lors, alternativement, le point de vue de chaque héros peut être mis sur la sellette, le narrateur s’en faisant le relais descriptif. C’est parce que le narrateur est stable, dans son engagement sceptique ne se bornant qu’à épouser alternativement différents points de vue sans prendre part au monde, que l’alternance des points de vue des personnages franciens, dans leur multiplicité, est possible dans un seul et même récit, et que la fusion avec le cœur des choses peut être finalement atteinte – ou refusée en toute connaissance de cause – par le héros francien.

Lorsque nous avons étudié Thaïs ou Histoire comique, nous avons toujours respecté ce principe en le mettant particulièrement en valeur, en mettant en évidence deux points de vue s’affrontant en alternance – celui de Thaïs et de Paphnuce, et celui de Félicie Nanteuil et de Chevalier.

Evidemment, ceci n’exclut pas de la part du narrateur des jugements, de l’ironie ou même des mots d’auteur, qui sont de véritables relais directs de l’auteur au lecteur. Particulièrement, L’Ile des Pingouins est construite de manière symptomatique autour de ces jugements. Cependant, cela ne s’oppose en rien au système narratologique décrit plus haut. En fait, l’insertion de la parole de l’auteur dans la parole du narrateur ne trouble pas l’objectivité avec laquelle un point de vue est décrit et mis en exergue alternativement avec un autre chez Anatole France. La conformation du narrateur est propre à englober sans mal la pensée de l’auteur afin de la présenter au lecteur, sans troubler en rien l’érotogenèse, ni d’ailleurs, de manière connexe, le fil du récit. C’est là aussi une des particularités profondes de la narratologie francienne.

De ce principe dépend, à dire vrai, une grande part du plaisir de lire un Anatole France tendrement et malicieusement virulent.

Au fil de notre recherche, nous avons déjà parcouru certains incipit dans le détail. Nous y avons vu des mondes stables et organisés, propres à être hiérarchisés par le regard des héros qui y évoluent, dans des huis-clos confortables et salvateurs, qui donnent au lecteur au travers d’une certaine réflexivité bon nombre d’indices sur les héros en question[11].

Cependant, invariablement, le monde s’effondre autour de nos héros, pour les amener à une frustration nécessaire à la quête du logos. Le cœur des choses peut alors s’imposer à nos héros comme une possibilité à saisir ou non. Dans cette fin, Anatole France use beaucoup de l’arme consistant à réduire le monde autour de son héros, et à enserrer ce dernier dans un temps de plus en plus pressant ou érodant.

C’est dire combien ce monde propre à éveiller le Désir des héros ne s’impose pas à eux à la légère. Le hasard, chez Anatole France, est une instance bannie, et lorsqu’elle existe, c’est de manière calculée. L’érotogenèse semble certes être le fruit du héros se projetant dans le monde, mais la plume d’Anatole France guide imperturbablement cette érotogenèse, tout en jouant à offrir au lecteur la semblance doucement mensongère d’un héros évoluant de manière autonome.

Notre auteur fait tout en effet pour se faire oublier par le lecteur, usant d’un métier d’écrivain aguerri[12]. C’est logique, sous l’œil d’un auteur à la mission démiurgique, et nécessaire pour que le mythe se substitue tranquillement mais sûrement au réel. Le héros francien paraît toujours déterminé par le monde, dans une perspective faisant penser – de très loin – au naturalisme[13], mais cette détermination n’est échafaudée que par et pour le Désir, et pour aucune autre nécessité. Dans le mythe, toutes les conditions sont réunies pour amener des existences à posséder le cœur des choses, et donc la signification même du monde et d’elles-mêmes.

Anatole France élabore donc ses œuvres comme autant de romans expérimentaux – ceci dit sans arrière pensée naturaliste – permettant à ses héros l’expérience du logos. Ainsi, le héros francien ne naît lui-même dans une diversité intéressante[14] que pour mieux être confronté à l’érotogenèse. Anatole France injecte à ses héros les conditions conjoncturelles propres à un temps et à un espace donnés, afin que ces héros puissent ou non accéder toujours à un seul et même projet, qui est celui du cœur des choses.

Certes, cette mission de l’écrivain tendrait finalement à prouver que l’homme, une fois né, est toujours uniformément soumis aux mêmes interrogations et aux mêmes soifs, et que le logos, malgré la diversité offerte par chaque individu, reste donc une instance unique à atteindre, c’est-à-dire l’une des réponses les plus fondamentales aux questions posées par la nécessité pour l’homme de mourir.

Ainsi, étudier la destinée les héros franciens reviendrait à se demander comment Anatole France organise le monde dans lequel ils évoluent. Cette dyade héros/monde[15] semble désormais insécable. Ainsi, comment un héros francien se sort-il de son existence particulière pour accéder au cœur des choses ? Réussit-il toujours à assouvir son Désir, et dans quelles perspectives ? Réussit-il à renégocier la mort pour enfin goûter une existence sinon heureuse, du moins pacifiée ?

Les œuvres franciennes sont établies pour préalablement contraindre tous les héros à une réclusion sans condition. Un héros francien qui existe est un héros qui naît au monde reclus, ignorant du cœur des choses, et tous les héros franciens n’existent préalablement que dans cette égalité « anthropologique » fondamentale. Cette égalité ressemble d’ailleurs à s’y méprendre à l’égalité de tous les humains devant la mort. Un héros francien est une réalité charnelle en prise avec le temps et l’espace, en prise avec la mort et la souffrance. Nul ne peut en être soustrait. Cette fraternité originelle arase les origines diverses, aussi bien sociales qu’historiques, de nos héros : c’est la première tabula rasa engendrée par la révolte du Désir.

Seuls quelques personnages – invariants, comme Dieu ou le diable – sont chez Anatole France exclus de cette fraternité originelle : ce ne sont pas des hommes, et ils sont donc soumis à une nécessaire méfiance par leur statut même.

Dans cette détermination sans faille, aride et impitoyable, qui reste une transposition de la pensée évolutionniste darwinienne, chaque être est soumis à l’écrasement.

La substance même de cet écrasement n’est pas exactement la même que dans le réel. Dans la sphère d’un imaginaire mythique, l’écrasement est lié à l’inertie du monde. Comme l’univers est initiatique, fondé sur la recherche du logos par le Désir, le héros francien qui ne ferait rien ne désirerait pas. C’est le cas pour des personnages secondaires assez typés, qui sont des bonnes ou des personnes simples qui ne se posent pas de question. La Thérèse du Crime de Sylvestre Bonnard, la mère de Jacques Tournebroche (Barbe) dans La Rôtisserie de la reine Pédauque, sont de ces personnages insignifiants qui ne font qu’exister dans la volupté ignorée d’un être sans but ni devenir. Ces personnages d’âme simple sont légion chez Anatole France et représentent – avec une tendre ironie – la sagesse populaire qui dans le réel subit le monde sans révolte ni engagement, dans une sorte d’esclavage de fait. Cependant, ils ne représentent qu’une fraction infime des centaines de personnages mis en scène par Anatole France. Ces personnages au caractère très marqué sont d’ailleurs souvent décrits avec une tendresse malicieuse et guillerette par Anatole France.

L’inertie des mondes franciens est donc d’autant plus redoutable qu’elle pousse les personnages à n’exister que dans l’attente, attente qui est l’inverse de toute quête initiatique exigeant l’action. Pourtant, le but de certains héros franciens sera d’acquérir en toute quiétude la liberté d’attendre. Cela ne cachera pas le fait que l’attente est au fondement même de l’inaction tragique : attendre, c’est se mettre en position de mourir d’un moment à l’autre, cette mort aride sonnant la fin d’une existence restée insensée. Le héros francien est donc conçu pour agir en se débattant, avec plus ou moins de succès, contre l’inertie et l’effondrement. Sa réussite dépendra du courage et de la pugnacité dont il fera preuve pour s’engager et poursuivre sa propre quête du Désir.

 


[1] C’est le cas dans quelques récits issus de certaines nouvelles de L’Etui de nacre, du Puits de sainte Claire et de Balthasar, ainsi que dans Le Crime de Sylvestre Bonnard et La Rôtisserie de la reine Pédauque.

[2] Nous reprenons ici la terminologie de G. Genette. Voir supra, II.3.2, p.320. Le narrateur est dans un système hétérodiégétique présent dans l’histoire du récit et confondu à un personnage.

[3] Le narrateur, dans un système autodiégétique, est présent dans l’histoire du récit et en est le protagoniste.

[4] Nous ne pourrons pas revenir sur cette problématique dépassant le cadre de nos préoccupations. En effet, le narrateur dans les œuvres dites autobiographiques d’Anatole France paraît avoir un statut particulier ; en effet, il est traité comme un personnage de fiction, ce qui entraîne justement la structure mythique de ces autobiographies fondées sur le mentir vrai. Tenter de comprendre le Désir de ce narrateur nous obligerait donc à faire la part de ce qui est littérature du témoignage, littérature historique, et pure reconstitution mythique se substituant au réel. Il faudrait méthodiquement mettre en parallèle la vie d’Anatole France et ce qu’il en narre, afin de dégager une structure mythique du mentir vrai et de mettre en relief les fonctions mêmes du pastiche, de la déformation, de l’exagération et du silence dans ces œuvres. Pour cette raison, qu’on nous pardonne d’exclure de notre lecture structurale du Désir Le Livre de mon ami, Pierre Nozière, Le Petit Pierre et, dans une moindre mesure, La Vie en fleur.

[5] Nous parlons ici de toutes les œuvres qui ne sont pas mentionnées dans les trois notes précédentes, c’est-à-dire la plupart des cas.

[6] Voir particulièrement supra, I.1, p.23 et III.1, p.379.

[7] Nous répondons ici à de nombreuses critiques émises par de brefs articles traitant des œuvres franciennes, notamment tout au long des six volumes du Dictionnaire des œuvres de la collection « Bouquins », Laffont, Paris, 1980.

[8] Dès lors, les exégèses ou les pamphlets visant à démontrer que les personnages franciens sont caricaturaux et n’incarnent que des dogmes – politiques ou esthétiques – et dont les attaques surréalistes sont le paroxysme (voir Un Cadavre, paru en 1924, peu après la mort d’Anatole France) doivent sans doute être remis en cause.

[9] Nous verrons les conséquences de ce système quant à la philosophie francienne du monde ; voir infra, III.3.2, p.483.

[10] Voir toute la IIe partie de notre étude.

[11] Voir supra, III.1.1.a, p.383.

[12] C’est le cas dès après Jocaste.

[13] Voir E. Zola, Le Roman expérimental, 1880.

[14] Nous faisons ici allusion à la diversité des lieux et des époques mis en œuvre dans la production francienne.

[15] Voir glossaire.

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