I.2.1.b) La pensée gnostique dans la pensée francienne

I.2.1.b) La pensée gnostique dans la pensée francienne

Les dieux se conforment exactement aux sentiments de leurs adorateurs. Ils ont des raisons pour cela.”, Anatole France, Sur la pierre blanche, Pléiade, tome III, p.1072.

Au fil du banquet arrive le curieux Zénothémis, figure centrale du débat. Il représente un courant de pensée complexe et vraisemblablement tombé en désuétude pour les lecteurs, même cultivés, qui suivaient assidûment les œuvres d’Anatole France au temps où paraissait en feuilleton Thaïs dans La Revue des Deux-Mondes. Zénothémis expose en effet une vision cosmogonique de la secte gnostique[1] des ophites[2]. Les ophites (ou naassènes) sont dits les sectateurs du serpent[3], car l’une de leurs particularités les plus marquantes est qu’ils tirent leur dogme d’une certaine exégèse de l’épisode de la Genèse, lorsque le serpent invite Eve à la connaissance (gnosis) du Bien et du Mal[4]. Sur le modèle d’Eve et d’Adam, les ophites sont par force favorables à la révolte contre le mauvais Créateur, le Dieu de l’Ancien Testament, qu’ils nomment Ialdabaoth. Leur interprétation très orientée des doctrines bibliques les fait devenir hérétiques.

Nous pouvons nous demander ici pourquoi Anatole France choisit d’offrir un rôle central, lors du banquet de Thaïs, à un personnage représentant un système exotique et finalement minoritaire, au regard de l’histoire des idées, face au stoïcisme, à l’épicurisme, ou même au christianisme, face à ces grands courants qui parcourront les siècles jusqu’à nos jours. A dire vrai, outre des raisons purement liées à la thèse défendue dans Thaïs[5], on peut y voir deux raisons principales, l’une historique, l’autre polémique et subversive. D’une part, historiquement, il est vrai que les systèmes présocratiques sont largement entérinés, dans l’antiquité tardive. Nous l’avons dit, si le christianisme n’a pas encore quatre cents ans, le présocratisme est lui âgé de plus d’un millénaire. C’est dire combien il est inscrit dans la tradition, et c’est dire aussi combien les influences de Marc-Aurèle, d’Epictète, de Cicéron, notamment (pour le stoïcisme) et de Lucrèce ou de Sénèque (pour l’épicurisme) sur les mentalités romaines, en latinisant les philosophies présocratiques hellénistiques, sont fondamentales dans l’histoire de la pensée. Quant à Socrate et au néoplatonisme[6], ils restent parallèlement prépondérants de la même façon.

Face à ces traditions complexes mais pourtant largement diffusées, appelant également une constellation de croyances et de mythes polythéistes et païens connexes, constellation réfutée ou non mais toujours dans les esprits du peuple[7], se dresse un Dieu unique, celui des Juifs, remettant en cause justement toutes ces traditions, d’autant que le concile de Nicée a plus ou moins institutionnalisé le christianisme. Or, le IVe siècle choisi par Anatole France est celui où le conflit entre polythéisme païen et monothéisme chrétien est à son comble, sinon dans les textes canoniques, du moins dans les esprits du temps[8]. Dès lors, là encore, des constellations considérables de sectes et de dogmes cherchent à trouver une signification à la religion chrétienne, au travers d’exégèses de livres bibliques néotestamentaires, comme La Première Epître aux Corinthiens[9], ou La Première Epître de Paul à Timothée[10], ou au travers de réfutations de Pères de l’Eglise[11] qui tentent plus ou moins de réconcilier croyances païennes et dogme monothéiste, dans une grande vocation apostolique. De même, de nombreux écrits coptes (c’est-à-dire égyptiens), conservés par les conditions salvatrices du désert, attestent de l’existence de nombreuses sectes qui, au travers d’écrits gnostiques, ont pu concurrencer le christianisme institutionnalisé par Nicée[12]. Dès lors, dans une optique relativisante, il paraît tentant pour Anatole France de prendre pour exemple le dogme de l’une de ces sectes les plus farouchement opposées au dogme chrétien, ou du moins parmi les plus nettement hérétiques, que sont les ophites, héritiers directs de Valentin[13]. Après tout, ces sectes gnostiques, si elles ne sont pas institutionnalisées par Nicée, loin s’en faut, sont tout de même tolérées et posent question, en ce IVe siècle. Dès lors, la subversion relativisante d’Anatole France trouve ici, fort à propos, l’exacte argumentation d’un dogme antichrétien pouvant être présenté en toute impunité dans tous ses méandres, sans pour autant qu’il paraisse par trop scandaleux. La référence temporelle permet paradoxalement, et d’édulcorer les dires de Zénothémis – en les présentant comme une thèse parmi d’autres, dans une époque d’indétermination des esprits – et de combattre le christianisme du XIXe siècle avec des arguments qu’Anatole France voudrait sinon solides, du moins dérangeants. La quête de relativisation et de mise en évidence de la pluralité de l’univers est dès lors fort bien menée, ayant un pied dans l’imaginaire historisant, et un pied dans l’histoire de la pensée. Cette ambivalence permet au lecteur contemporain d’Anatole France de réfléchir sur la finalité de l’existence humaine selon une optique chrétienne réfutée sans violence ni heurt, sous l’apparence au pire d’un conte décadent, au mieux d’un conte philosophique. Le décorum du banquet permet à Anatole France une certaine latitude quant à l’exposition de convictions destructurant de manière subversive les traditions chrétiennes, et donc, dans une certaine mesure, les préjugés que notre auteur veut détrôner dans la perspective d’une quête de la vérité blanche. C’est par la pluralité des dogmes exposés ici de manière ludique qu’il destructure avec fougue toute idée de causalité divine, avec un scepticisme relativisant. Finalement, exposer différents courants de pensée d’un temps en les confrontant âprement – avec une érudition légitimant par ailleurs l’argumentaire –, revient à prouver que chaque système a raison, ou que chaque système a tort, c’est-à-dire que tous les systèmes se valent. Chaque dogme est, s’il est appréhendé distinctement, à rejeter car univoque, et il ne prend une valeur acceptable que mis en confrontation avec d’autres dogmes. Ainsi, la démarche même de recherche du mensonge mise en scène dans ce banquet vaut davantage que les conclusions excessivement discutables auxquelles les protagonistes parviennent, persuadés d’avoir raison au détriment des autres. Par conséquent, dans l’optique francienne, l’ophisme de Zénothémis ne vaut que dans un contexte cherchant à démontrer que le christianisme est aussi faux – ou infondé – que l’ophisme lui-même[14]. En ce IVe siècle recréé par France, finalement, nul ne sait ce qu’il adviendra du christianisme, de l’ophisme ou de l’épicurisme. Les dogmes sont tous sur un même plan simplement humain, simplement argumentaire, dont les dieux sont exclus. Nous sommes ici dans la sphère de la pensée humaine, et non la sphère du divin. Toutes ces visions sur l’univers ne sont que pures spéculations[15].

 


[1] Sur les rapports entre la gnose et Anatole France, voir aussi infra, II.3.2, p.320 et II.3.4, p.368.

[2] Sur le gnosticisme en général, et sur l’ophisme (ou les Naassènes, ce qui revient au même), on consultera R. M. Grant, La Gnose et les origines chrétiennes, Paris, 1964, et G. G. Strouma, Savoir et salut, Cerf, 1992.

[3] Ils tirent leur nom du grec ophis ou de l’hébreu Na’as, signifiant serpent.

[4] Voir Genèse, 3-1 et sqq. : “Or le serpent était la plus astucieuse de toutes les bêtes des champs que le Seigneur Dieu avait faites. Il dit à la femme :  » Vraiment ! Dieu vous a dit : Vous ne mangerez pas de tout arbre du jardin…  » La femme répondit au serpent :  » Nous pouvons manger du fruit des arbres du jardin, mais du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n’en mangerez pas et vous n’y toucherez pas afin de ne pas mourir.  » Le serpent dit à la femme :  » Non, vous ne mourrez pas, mais Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux possédant la connaissance du bonheur et du malheur.  » La femme vit que l’arbre était bon à manger, séduisant à regarder, précieux pour agir avec clairvoyance. Elle en prit un fruit dont elle mangea, elle en donna aussi à son mari qui était avec elle et il en mangea. Leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils surent qu’ils étaient nus.

[5] Il s’agit principalement du pansexualisme, avec tout ce que cela peut entraîner dans l’optique du Désir, et auquel les ophites rendent judicieusement quelque crédit philosophique. Voir II.3.3, infra, p.335.

[6] Plotin (205-270) en est le garant, jusqu’à Porphyre (233-305), Jamblique (mort vers 330), Saint Augustin (354-430) et Boèce (480-524). Il n’est bien évidemment pas de notre objet ici de détailler l’importance du néoplatonisme dans l’antiquité tardive. Cependant, il n’est qu’à constater que le néoplatonisme perdurera jusqu’au Moyen âge, avec par exemple Marcile Ficin, l’éditeur de Plotin au XVe siècle, puis jusqu’à bien plus tard, y compris jusqu’à un Baudelaire ou à un Bergson. Voir J. Brun, Le Néoplatonisme, P.U.F., Paris, 1988.

[7] Les cultes des panthéons traditionnels autour de Zeus chez les Grecs, de Jupiter chez les Romains, agrémentés des divinités des peuples annexés à la pax romana (influences égyptiennes notamment), perdurent dans les esprits, parallèlement au christianisme, dans un syncrétisme avec lequel Anatole France ne cesse de s’amuser, surtout dans Thaïs (voir par exemple la scène du baptême de Thaïs dans Thaïs, Pléiade, tome I, p.756-764.)

[8] C’est là le propre de la décadence que de ne pas avoir de repère moral ou religieux, ce qui est le propre également des époques de transition ou de transformation. Là encore, le parallélisme entre IVe et XIXe siècles est signifiant.

[9] Il s’agit du passage destiné à préciser l’essence de la connaissance (de la gnose) : “Pour ce qui est des viandes sacrifiées aux idoles, tous, c’est entendu, nous possédons la connaissance. La connaissance enfle, mais l’amour édifie. Si quelqu’un s’imagine connaître quelque chose, il ne connaît pas encore comme il faudrait connaître. Mais si quelqu’un aime Dieu, il est connu de lui.”, Première Epître aux Corinthiens, 8-1 et sqq.

[10] “Ô Timothée, garde le dépôt, évite les bavardages impies et les objections d’une pseudo-science. Pour l’avoir professée, certains se sont écartés de la foi.”, Première Epître de Paul à Timothée, 6-20 et sqq.

[11] Il s’agit surtout d’Irénée de Lyon (IIe siècle), et de Tertullien, de Clément d’Alexandrie et d’Origène (IIIe siècle). Au IVe siècle, qui nous intéresse ici, les questionnements d’Epiphane de Salamine et d’Augustin sont fondamentaux pour l’essor de la gnose durant l’empire constantinien et après.

[12] Il s’agit de différents ouvrages, assez nombreux, dont les plus célèbres sont L’Evangile de Thomas, L’Evangile de Marie, le Codex Jung vraisemblablement de Valentin lui-même. On citera aussi, pour mémoire, une Apocalypse d’Adam ou encore des Psaumes de Naassène. De grands ouvrages furent découverts en 1945 dans le désert égyptien à Nag’Hammadi. Tous ces ouvrages furent considérés, au fil des siècles, comme hérétiques par l’Eglise chrétienne. Il faut noter également le nombre impressionnant de sectes gnostiques, qui défendent chacun autant de dogmes, tous distincts du christianisme. Ces sectes perdurent au IVème siècle, à la périphérie de l’empire constantinien. C’est à cette époque qu’il faut situer Nag’Hammadi. Mais il semble qu’à partir de ce siècle, les sectes gnostiques disparaissent peu à peu. Ce qui reste intéressant, c’est que tous les courants gnostiques, issus des trois siècles précédents, sont maintenant constitués, et donc au faîte de leurs dogmes respectifs. Zénothémis est donc ici, dans le banquet de Thaïs, le représentant d’une idéologie mûrie.

[13] Renan parle lui-même plusieurs fois des ophites, selon Marie-Claire Bancquart (Pléiade, tome I, note 1 de p.791, p.1374), dans Marc-Aurèle et la fin du monde antique (1881). Cela pourrait en effet expliquer l’intérêt que porte Anatole France à cette secte particulière et au dogme si exotique et scandaleux pour les chrétiens. Anatole France évoque aussi, dans des notes prises sur les gnostiques (voir Pléiade, tome I, p.871), un ouvrage de Jacques Matter, Histoire du Gnosticisme, 1828-1842, 3 vol. in-8°. Le système de Valentin (135-160, environ) est très complexe, mais illustre un grand exemple des premières tentatives d’explication du dogme chrétien. Brièvement, seul Dieu est inengendré, éternel et insaisissable. Du Premier naissent trois couples d’éons (syzygies) qui sont Intellect et Vérité, Logos et Vie, Homme et Eglise. (Un éon est un monde ou une période, c’est-à-dire une entité distincte de Dieu mais qui participe de lui.) Ces trois couples forment Ogdoade. Ils donnent eux-mêmes naissance à vingt-deux éons ; ils sont trente en tout, ce que les gnostiques valentiniens nomment le Plérôme. Cependant, le trentième éon, nommé Sophia (Sagesse), souffre fort de ne pouvoir contempler la Grandeur infinie du Père, à l’instar de l’éon Noûs (Intellect). Comme l’éon Sophia vibre d’une grande passion, elle tombe, donnant naissance au Démiurge, qui en fait correspond au Yahvé de l’Ancien Testament, et que les valentiniens nomment Ialdabaoth (Fils des Ténèbres). Cependant, l’éon Noûs engendre de façon distincte deux éons : Christ, révélateur de la connaissance du Père (Gnose), et Esprit Saint, qui devra harmoniser les éons du Plérôme dans la grâce. Dès lors, Jésus ne deviendra l’Elu qu’une fois que l’éon Christ descendra sur lui. De la même façon, seule la gnose, c’est-à-dire la connaissance de l’éon Christ, permettra à l’homme de remonter jusqu’au principe primordial du Père. Chez Valentin, Dieu et le Démiurge sont fondamentalement distincts, et donc, Yahvé est à combattre, car il empêche, dans son imperfection issue de Sophia, d’atteindre le Père. Les dogmes valentiniens nous sont parvenus grâce à deux principales sources : d’une part la Lettre à Flora de Ptolémée dans le Panarion d’Epiphane, XXXIII3-8, édition de G. Quispel, coll. Sources Chrétiennes, n°24 bis, et d’autre part les réflexions de Théodote annotées par Clément d’Alexandrie, édition de F. Sagnard, coll. Sources Chrétiennes, n°23. Il faut noter que de nombreux écrits coptes valentiniens ont été découverts dans la bibliothèque Nag’Hammadi, dont le Codex I, L’Evangile selon Philippe, La Lettre de Pierre à Philippe, le Témoignage de Vérité, et L’Interprétation de la connaissance. Voir la collection publiée par M. Tardieu, Sources Gnostiques et Manichéennes, t.I, Cerf, 1984 (laboratoire 152 du C.N.R.S.). Pour une traduction (collective) en langue anglaise des textes de la bibliothèque de Nag’Hammadi, voir The Nag Hammadi Library (San Francisco, 1977), d’après les fac-similés publiés sous le titre Nag-Hammadi Codices, 10 vol., Leyde, 1972-1977. Voir, pour plus de clarté sur un sujet extrêmement complexe, H. Jonas, The Gnostic Religion, Boston, Bacon Press, traduction française La Religion gnostique : le message du dieu étranger et les débuts du christianisme, Paris, Flammarion, 1978.

[14] Encore la valeur subversive de l’ophisme ne manque-t-elle pas d’un certain charme poétique coextensif à la thématique de la partance. Voir infra, I.3.3., p.232.

[15] D’ailleurs, si la plus logique et la mieux construite de ces spéculations devait l’emporter comme étant la plus séduisante pour l’esprit, ce n’est guère ce qui arrive après cette joute verbale animant le banquet : dans Thaïs, c’est le Désir et le pansexualisme qui régissent le monde, et malgré tout Thaïs ne prend guère part à la discussion ; elle se contente d’irradier, de toute sa beauté, sur ces philosophes qui s’emportent avec fougue et inefficacité. La belle, qui est la plus muette, est la seule qui recèle les principes universels en essence, sans en être d’ailleurs véritablement consciente. Mais à la fin du conte, elle seule finira sanctifiée, comme étant en parfaite adéquation avec les lois du monde soumises aux divinités du Désir.

 

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