III.2.3) Conclusion de notre lecture structurale du Désir : une poétique francienne orientée par la recherche du cœur des choses

III.2.3) Conclusion de notre lecture structurale du Désir : une poétique francienne orientée par la recherche du cœur des choses

 

En conclusion, les œuvres de la béance ne sont pas nombreuses dans l’œuvre francienne. De plus, elles sont toutes écrites avant 1903, date de parution de Histoire comique. Chevalier est en effet le dernier héros entièrement libéré de toute réclusion originelle, libération qu’il acquiert dans la mort elle-même. Cette libération n’est-elle pas un échec ? Un autre personnage, que nous avons mentionné plus haut, atteind lui aussi la libération grâce à la mort de Gamelin, il s’agit d’Elodie Blaise dans Les Dieux ont soif[1]. Cependant, sa quête n’est pas au centre de l’œuvre, sa libération de toute réclusion est sans doute une heureuse exception.

Peut-on dire que les vingt dernières années d’Anatole France se placent sous le sceau du pessimisme ? Anatole France reste-t-il déconcerté devant une décevante perception du logos – qui ne reste qu’un mythe impossible à atteindre dans le réel –, et devant l’impossibilité des humains à vaincre l’inertie universelle ? Au lecteur d’en juger.

Pour notre part, nous pensons qu’au fur et à mesure que le temps a passé, Anatole France a renoncé progressivement à l’utopie du Désir, celle-ci même qui pouvait faire entrevoir la possibilité d’une libération de l’homme vis-à-vis du temps lui-même, de la mort ou de la souffrance. Le logos, cette parenthèse de fusion au cœur des choses, reste néanmoins un motif récurrent jusqu’à la dernière phrase de notre auteur, même s’il est franchement déçu dans La Vie en fleur, comme le prouve l’aventure de Nozière avec Marie Bagration[2]. Le fait d’atteindre la béance, d’en souffrir ou d’en jouir, est peut-être illusoire ou secondaire, même si la quête du Désir est paradoxalement une nécessité humaine. Comme dans toutes les quêtes, ce n’est sans doute pas le fait de trouver le Graal qui compte : c’est la manière d’y parvenir et ce qu’on a appris pour y arriver. Anatole France le démontre à travers son œuvre entière, ce qui suffit sans doute à relativiser tout son pessimisme.

Quoi qu’il en soit, nous avons vu que la poétique francienne semble tout entière dirigée par l’érotogenèse même des héros. De ce fait, la quête du Désir demeure plus que jamais au centre du débat. Non seulement elle oriente les héros et leurs agissements, mais de plus elle préside à l’élaboration du monde dans lequel ils évoluent, vers la réclusion, l’inertie ou la béance.

De cette manière, nous pouvons réaffirmer que la littérature francienne est avant tout expérimentale. Elle met en œuvre un système de progression spatio-temporelle inédite, consistant en une alternance d’épisodes dont le premier représente invariablement une réclusion initiale, dont l’acmé se situe ensuite dans la fusion au cœur des choses. La destinée des héros franciens est d’abord liée à cette progression vers le logos. Si l’épisode de cette fusion au cœur des choses n’a pas lieu, alors le héros francien est dans l’échec. S’il a lieu, et c’est là une cruelle et pessimiste constatation, il n’est pourtant pas certain que le héros aura achevé sa quête. L’érotogenèse commande au héros, pour faire fructifier le logos qui, de toutes façons, n’est invariablement qu’une parenthèse et rien d’autre, de mener la dernière révolte du Désir, la plus profonde et la plus douloureuse, qui consiste en un détachement ontologique de l’être désiré. Le cœur des choses ne peut être incarné par une femme, aduler une femme est une erreur qui confine le héros à fondre dans la fausseté du dogme ou de l’obsession frustrante. Le Désir assouvi est le pur Désir, détaché de l’être aimé, il est devenu une morale, une herméneutique et une heuristique, c’est-à-dire une philosophie du monde[3]. Ce détachement est à lui-même la dernière métamorphose du héros francien, l’ultime alternance de celui qui s’expulse de toute réclusion. Hélas, une fois sur deux, cette utopie de la béance se conclut par la mort elle-même. N’est-ce pas un non-sens profond, puisque le projet du Désir est de combattre la mort ?

Vraisemblablement pas tout à fait. La mort d’un Sylvestre Bonnard assouvi, d’une Thaïs ou d’un Chevalier à jamais présent dans Félicie Nanteuil, n’a rien à voir avec la fin de Paphnuce ou celle de Jacques Tournebroche – qui ne meurent pas, mais se contentent de finir avec le point final du texte, quoi que ceci ne soit que partiellement exact dans le cas de Tournebroche. La mort offrant la béance n’est peut-être que symbolique. Elle est libération ultime et ressemble finalement à un changement d’état du mourant qui confine à la pure béance. Anatole France se situe dans l’univers de l’hypothèse, il n’insiste pas puisqu’il ne peut répondre à la question du contenu même de la mort.

Peut-être le sort le plus enviable est-il donc celui des héros de l’inertie. Malgré tout, Tournebroche continue d’exister, Anatole France lui donne même l’opportunité d’être le narrateur de contes. C’est emblématique. Ces héros de l’inertie ont connu le cœur des choses, ils ont joui du monde, leur existence a un sens. Peut-être étaient-ils seulement trop faibles ou trop lâches pour accomplir l’ultime révolte du détachement, à l’inverse de Dechartre. Cependant, cette lâcheté n’est-elle pas inscrite au cœur même de l’homme, n’est-il pas plus confortable de se fondre dans l’inertie universelle avec le sceau du logos plutôt que de poursuivre son existence dans la nouvelle naissance diluante et douloureuse de la béance ?

Finalement, Anatole France ne s’appesantit jamais sur la béance. Elle est silence. Le point final des œuvres de la béance a toujours lieu trop tôt. Que deviendra le Dechartre libéré ? Ary pourra-t-il gérer sa métamorphose en se détachant à jamais de l’image de Leila ? Malgré tout, c’est Thaïs qui donne la clef de la béance. En fait, les héros de la béance finissent par se diluer dans le principe même du pansexualisme. En tant que tels, ils sont devenus immortels, ou comme nous le disions pour Leila, des « incarnations désincarnées ». Chevalier illustre bien cette idée, lui qui une fois mort hante Félicie comme jamais il n’avait pu le faire vivant. Et pourtant, il la hante détaché et libre, étant allé jusqu’à renoncer pour cela à sa réalité charnelle par l’ultime révolte de la béance. La mort par béance est une mort qui rend en effet intemporel et immortel. Ce n’est pas celle que connaît Jean Servien. Peut-être se rapproche-t-elle par contre beaucoup plus de celle de Jérôme Coignard. Elle symbolise l’ultime fusion avec le monde et ses principes pansexualistes. La béance est la plus haute ruine de la frustration.

Dès lors, que préférer entre l’inertie et la béance ? Anatole France répond à cette question : les mondes cosmogoniques qu’il peindra après Histoire comique dans L’Ile des Pingouins et dans La Révolte des anges sont ni plus ni moins des odes à l’inertie par le cycle immuable dans un cas, le dualisme incoercible inhérent au monde, dans l’autre. Par conséquent, il n’est pas simple de mener la quête du Désir jusqu’à son achèvement.

Pourtant, chez Anatole France, c’est vraisemblablement l’acte même d’écrire qui a été la meilleure lutte contre toute forme d’échec et d’inertie. Cet acte confine lui-même à la béance. Il combat contre l’inertie universelle, contre le temps et l’espace, et contre la mort elle-même[4]. La littérature francienne présente donc au lecteur les structures mêmes de ce combat, comme une mise en abyme des périodes de la vie humaine en prise avec le temps. Celles-ci sont rendues mythiques par un système structuré d’alternances et de mises entre parenthèses, où le lecteur pressent une féroce recherche du cœur des choses, du logos. Le logos ne peut certes être atteint que dans le mythe. Mais c’est là toute sa force. La littérature francienne ne recherche pas la béance pour elle-même. Celle-ci est en effet connexe à l’acte même d’écriture de l’auteur. C’est pour ainsi dire son privilège qu’il partage fort rarement avec ses héros. Il préfère le partager avec le lecteur. Au contraire, la littérature francienne semble rechercher avant tout le point paroxystique de la fusion avec le cœur des choses. C’est une écriture tendue, dense, qui met en œuvre tous les moyens pour arriver à cette fin. C’est ici que se situe la véritable originalité de l’écriture francienne, bien au-delà du classicisme de sa forme.

Cette expérience est tellement stupéfiante que peu de héros sortent indemnes de cette parenthèse. Elle suffit donc à donner un sens à leur existence tout entière, même si ce sens est un échec, ou même s’il confine à l’inertie. Peu importe, finalement. Le sens de l’existence humaine est là, dans ce mythe du logos, vécu de manière expérimentale par des héros eux-mêmes mythiques. Le logos est la découverte d’un ailleurs, d’une partance sans égal, permettant à ceux qui le connaissent d’épouser les formes infinies de l’univers, de se fondre dans la plus pure des substances, de devenir Dieu lui-même. Ce qui est remarquable réside donc peut-être davantage dans la possibilité d’entrevoir le monde dévoilé, plutôt que de se fondre en lui. Le logos se suffit sûrement à lui seul. L’après-logos n’est qu’une utopie, tout comme la béance recherchée par les héros franciens.

La poétique du miroir bien souvent mise en place par Anatole France dans les œuvres de l’inertie, les plus nombreuses, le prouve bien. La fusion avec le cœur des choses, bien que n’étant pas le but ultime de l’érotogenèse francienne, n’en reste pas moins le moment le plus fort. Et finalement, c’est logique : le Désir éternellement assouvi, dans la béance, n’est plus que l’ombre de lui-même. Il ressemble à s’y méprendre à un état de satiété douloureuse ne s’accrochant plus qu’à une volupté essentielle à laquelle il fusionnerait sans objet. Cette jouissance éternelle ayant dissipé toute alternance, elle confine au néant : le héros de la béance n’a plus à exister, il est entièrement assouvi, sa quête est achevée, sa mort est donc inévitable. Cette fin du Désir ne ressemble-t-elle pas, d’ailleurs, au point final de chaque texte francien ?

La subtilité étonnante de l’œuvre francienne réside vraisemblablement dans le fait d’approcher au plus près la béance, mais sans se faire toutefois happer par elle. Fusionner avec le cœur des choses de manière pleine mais furtive oriente toute l’existence des héros franciens. Il reste que l’honneur de ces héros se situe alors dans le retour à un état simplement humain. Assumer cet état d’humanité avec sérénité et dans la paix, voilà assurément la plus belles des victoires de la quête francienne du Désir sur la mort et l’ignorance.

 


[1] Voir supra, III.2.1.b, p.445.

[2] Voir supra, III.1.1.c, p.395.

[3] Voir infra, III.3, p.479.

[4] La preuve en est que la pensée de notre auteur nous est encore accessible aujourd’hui, au travers de l’écriture qui semble avoir quelque vertu immortalisante.

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