I.1.2.a) Anatole France et Ernest Renan

I.1.2.a) Anatole France et Ernest Renan

 

Les progrès de la science sont également fort spectaculaires alors, et le positivisme en est largement favorisé. Quelques figures fondamentales sont à citer ici. L’une d’elles, très importante pour Anatole France, est Ernest Renan[1].

Ernest Renan tient une place fondamentale dans l’histoire de la pensée française du XIXe siècle, en ce qu’il introduit, dans La Vie de Jésus et dans L’Histoire des origines du christianisme[2], une approche novatrice excluant la théologie. Au contraire, Renan se propose, d’une manière naturaliste, de remettre le Sauveur dans un contexte historique, excluant toute optique surnaturelle. On devine ici un lourd héritage du positivisme : tout dans l’histoire du christianisme peut être expliqué par des faits simplement humains, que l’historien mettra à profit pour justifier de son analyse aux allures méthodologiques scientifiques. Le Christ dont Renan propose l’image, devient le fondateur d’une religion universelle, en ce qu’elle libère le sentiment religieux des pesanteurs doctrinaires des théologiens ; dès lors, son but avoué est de préserver la religion des dogmes complexes et autoritaires de la théologie. Il s’agit bien d’une histoire laïque de la religion et d’une désacralisation de l’exégèse biblique[3]. D’autre part, Renan expose sa vision de l’univers dans un ouvrage paru en 1890, mais écrit au printemps 1849, L’Avenir de la science, montrant une religion capable d’intégrer la Raison humaine. L’homme est, pour l’univers, la Conscience, et une preuve qu’il existe une cause libre dont la seule fin est le progrès[4].

Anatole France est un grand lecteur d’Ernest Renan. A dire vrai, il le considère comme son maître. Pour mémoire, c’est bien Anatole France qui prononce ce fameux discours de Tréguier, le 13 septembre 1903, pour l’inauguration de la statue de Renan par Jean Boucher. Selon Marie-Claire Bancquart, jamais Anatole France “n’a parlé du maître qu’il avait tant admiré et aimé sans se mettre lui-même en jeu, pour mesurer sa propre pensée par rapport à celle de Renan[5].” De même, lorsque Anatole France succède à Ferdinand de Lesseps[6], lors de son entrée à l’Académie française, le 20 décembre 1896, il n’hésite pas à faire l’éloge de Renan, ce modèle de libre pensée, pour critiquer les institutions qui entraînèrent le scandale de Panama[7]. On se rappellera également que Renan inspirera beaucoup Anatole France lors de ses divers combats pour la Séparation de l’Eglise et de l’Etat[8].

En tout état de cause, on peut comprendre l’influence intellectuelle sans faille de Renan sur Anatole France, lorsqu’on se penche sur les articles que ce dernier fait paraître, à la mort de son maître à penser. Nous sommes dans le contexte de la publication en feuilleton de La Rôtisserie de la reine Pédauque. En octobre 1892, Anatole France multiplie ses écrits sur Renan, en des paroles qui ne laissent aucune ambiguïté :

“Renan fut de tous nos contemporains celui qui exerça la plus grande influence sur les esprits cultivés et celui qui ajouta le plus à leur culture. Beaucoup peuvent dire avec celui qui écrit en pleurant ces lignes et qui sent la plume trembler entre ses doigts : « Nous avons perdu notre maître, notre lumière, notre chère gloire ! » Il prenait les âmes non par violence et à grandes secousses, dans le filet d’un système, mais avec la douce force des eaux bienfaisantes qui fécondent les terres […] Il a exercé trente ans un pouvoir spirituel sur l’Europe. Voilà ce que diront les indifférents, les adversaires eux-mêmes. Mais ce que nous devons dire, nous ses amis, nous qui eûmes l’honneur inestimable de l’approcher, c’est qu’il fut le meilleur des hommes, le plus simple, le plus doux, et en même temps le plus ferme cœur qui ait jamais battu en ce monde[9].”

Ainsi, comme le souligne Marie-Claire Bancquart, il est vrai qu’on peut reconnaître dans les traits de Jérôme Coignard des aspects renaniens : “Portrait évidemment transposé et composite, Jérôme Coignard tient cependant de Renan[10].”

Dès lors, on peut voir que Renan offre en héritage à Anatole France une attitude humaniste, ressemblant étrangement à celle que nous avons analysée plus haut, et qui ne laisse de montrer ses traces dans l’œuvre francienne, et surtout dans Le Jardin d’Epicure[11]. Cet appel à une attitude désacralisante, scientifique, objective, est l’une des voies suivies avec fougue par notre auteur, tout comme la foi en la raison humaine[12]. L’un des exemples les plus significatifs en est la nouvelle « Le Procurateur de Judée[13]», où nous retrouvons un système d’exégèse historique digne de Renan[14]. Nous retrouvons également ce système dans la peinture archéologique de l’arrière-plan de Thaïs[15]. Renan offre à Anatole France la caution fondamentale, par laquelle une méthode sinon scientifique, du moins objective, désacralisante, est nécessaire à qui veut se pencher sur le monde en évitant les faussetés et les vaines croyances. En un sens, donc, la raison et la recherche de la connaissance l’emportent définitivement sur la croyance.

 


[1] Ernest Renan (1823-1892) est l’une des grandes figures de la seconde fin du XIXe siècle en France. C’est un grand négateur du surnaturel, qu’il refuse, au profit d’une confiance sans borne envers les lois de la Nature. L’esprit et le progrès de la raison humaine sont continus, et il faut donc avoir foi en l’homme. Le Journal des débats et la très sérieuse Revue des deux mondes accueillent ses articles, comme ses Etudes d’histoire religieuse (1857) et ses Essais de morale et de critique (1859). Il dénoncera le cléricalisme de Napoléon IIIet son matérialisme dans La Réforme intellectuelle et morale (1871). Mais ses œuvres les plus emblématiques restent sans conteste La Vie de Jésus (1853) et L’Histoire des origines du christianisme (1863-1883). C’est cette œuvre qui fascina Anatole France.

[2] Voir Ernest Renan, Œuvres complètes, H. Psichari éd., 10 volumes, Paris, 1947-1961. Pour la Vie de Jésus, voir édition critique de J. Gaulmier, Paris, 1974. NB : cette œuvre connut un tel succès qu’elle fut rééditée neuf fois en 1863, et même treize fois jusqu’en 1867.

[3] Cette œuvre va entraîner à l’encontre de Renan les foudres de l’Eglise. A sa nomination au Collège de France en 1862, les catholiques se déchaînent, surtout après sa leçon inaugurale du 22 février 1862, où il parle de Jésus comme d’un « homme incomparable »… Il est contraint de quitter sa chaire en 1864 (il est révoqué.)  Cela lui vaudra les honneurs de la IIIe République.

[4] Voir Ernest Renan, Lettres à M. Berthelot, Paris, 1898, et surtout Lettres inédites, Calmann-Lévy, Paris, 1986.

[5] Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome III, p.XLVIII.

[6] Il s’agit bien de Ferdinand de Lesseps (1805-1894), ce fameux diplomate français qui fonda la Compagnie universelle du Canal de Suez, et qui fit creuser ce passage de cent soixante-quatre kilomètres de long qui bouleversa les échanges maritimes entre l’Europe et l’Orient.

[7] C’est le plus grand scandale financier de la IIIe République, provoqué par la liquidation judiciaire de la Compagnie universelle du Canal de Panama en février 1889. Sans entrer dans les détails, il faut se rappeler que F. de Lesseps, jouissant d’une solide réputation après son percement du Canal de Suez, pense creuser le canal de Panama selon la technique pharaonique du canal à niveaux, contre l’avis des ingénieurs. Il lance une souscription auprès de petits épargnants. De 1880 à 1888, la société engloutit un milliard quatre cents millions de francs de l’époque  ; devant l’échec technique, Gustave Eiffel conçoit un canal à écluses. Un emprunt sous forme d’obligations à lots est lancé, et une loi, nécessaire pour rendre possible cet emprunt, est votée en 1888, contre l’avis du rapport de l’ingénieur Rousseau. Clémenceau et quelques autres sont accusés d’avoir gagné de belles sommes lors de ces emprunts (on les nommait les chéquarts), tandis que le général Boulanger, monarchiste bien connu, mène une virulente campagne de déstabilisation qui empoisonne encore plus l’affaire. 85.000 petits épargnants sont ruinés. Après nombre de sinistres péripéties, des ministres tombent. Aux élections de 1893, Clémenceau échoue. Une grande méfiance secoue l’opinion publique à l’encontre du régime parlementaire, alors que va éclater l’affaire Dreyfus. L’épargne se détourne des grandes valeurs industrielles, au profit de petites valeurs à revenus fixes. L’antisémitisme et l’antirépublicanisme trouveront là bien des justifications.

[8] Voir infra, I.1.3, p.84, sur les rapports qu’Anatole France entretient avec la pensée de Renan lors de la querelle du Disciple.

[9] Le Temps, 9 octobre 1892, repris dans La Vie littéraire, V.

[10] Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome II, p.1016. Il faut noter qu’Anatole France, à la suite de la mort de Renan, réécrit La Rôtisserie de la reine Pédauque  ; dans une lettre à Léontine de Caillavet datée du 5 septembre 1892, il dit : “La Rôtisserie est toute à refaire. Je suis accablé. La fièvre ne me quitte plus.in J.-M. Pouquet, Le Salon de Mme Arman de Caillavet, Paris, Hachette, 1926.

[11] Voir par exemple la réflexion sur Judas de Kerioth au passage intitulé « Pierre Veber », p.76-79, ou la réflexion sur la théologie p.114.

[12] Sur les rapports entre la raison et Dieu dans l’œuvre d’Anatole France, voir infra, I.2.2, p.151.

[13] Voir « Le Procurateur de Judée », L’Etui de nacre, Pléiade, tome I, p.877 et sqq.

[14] Sur les rapports d’Anatole France à l’histoire, voir infra, I.2.4, p.183.

[15] Voir Thaïs, Pléiade, tome I, p.721 sq.

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