III.2) L’œuvre francienne sous l’angle d’une lecture structurale du Désir

III.2) L’œuvre francienne sous l’angle d’une lecture structurale du Désir

 

“Le temps est précieux. Le temps, c’est de la poudre d’or, des dents d’éléphant et des plumes d’autruche. La vie est courte. Il faut, sans perdre un moment, négocier et naviguer, afin de gagner des richesses, pour vieillir heureux et respecté. […] Je ne me suis jamais inquiété de ce qu’on penserait de moi après ma mort ; mes craintes et mes espérances n’allaient point au-delà de cette vie dont on jouit sur la terre, et qui est la seule que je connaisse encore aujourd’hui[1].”

Dans le contexte que nous venons de mettre en évidence, effectivement, le temps est précieux. La vieillesse heureuse sur notre terre serait-elle le but ultime du Désir, but du bonheur francien visant non le mode d’être du logos lui-même, mais ce qu’il reste de l’existence une fois que cette étape recherchée avec force aura été franchie ? Se pourrait-il que la plus grande partie des productions franciennes converge vers ce bonheur recherché, vers cette paix acquise une fois le monde dénudé, embrassé et possédé ? Peut-être ce point de convergence lie-t-il en fait toute la production littéraire francienne en un vaste projet cohérent.

Une fois la projection au cœur des choses effectuée, la mort dans l’univers francien semble renégociée sans concession. Nous allons approcher cette mort francienne comme si elle concluait l’initiation du Désir, comme si elle contenait en soi la paix recherchée par le Désir même. Elle devient en effet dans la quête francienne du Désir, une fin triomphante couronnant le Désir assouvi, une preuve ultime d’une existence humaine sensée, et donc heureuse. La mort rend l’individu nécessaire au monde tout entier[2], et c’est même parce que l’individu existe que la mort peut être fière de participer à l’architecture du monde. De cette manière, le darwinisme prend un sens tout particulier.

Cette renégociation de la mort est sans doute l’un des buts ultimes du Désir, mais elle n’est pas réellement stable dans l’œuvre d’Anatole France, ou du moins elle reste placée sous l’égide du doute. Elle exprime quarante cinq années de scepticisme sous la plume d’un écrivain qui passa tout ce temps de sa vie à créer. A la lumière de notre étude, les œuvres franciennes apparaissent comme autant d’expériences convergeant vers cette possibilité d’apporter une réponse à la question originelle de la nécessité vitale – mais tellement paradoxale – de mourir un jour.

Pour trouver un sens à la mort, notre auteur réclame une liberté humaine pure et sans compromission. La quête du cœur des choses et de la paix qu’elle voudrait enfin trouver réclame en effet la tabula rasa révoltée de tous les non-sens. Anatole France veut surtout, par l’entremise de la création littéraire, expurger la mort de toute aberration, de toute absurdité. Comment ne pas passer par cette étape pour rendre possible cet anthropocentrisme salvateur refusant avec âpre révolte le dégoût et l’angoisse de d’une existence absurde ?

Refuser l’absurdité de l’univers entier par tabula rasa pour mieux le recréer transparent reste effectivement une forte exigence pour atteindre le cœur des choses. Mettre le monde entre parenthèses pour le happer nécessite une remise en question sans compromission de l’univers tel qu’il est dans la réalité. C’est bien par le Désir que le monde peut acquérir un sens[3] : le Désir a une fonction herméneutique.

Anatole France travaille très tôt à mener à bien ce vaste projet de la quête du sens universel et ses premiers écrits le démontrent dès juin 1869, lorsque notre auteur est partie prenante dans la grande aventure du Parnasse. Pourtant, si le Désir est déjà présent, il se heurte encore à l’opacité universelle sans pouvoir dépasser quoi que ce soit d’absurde.

Nous pourrions généraliser cet obstacle à tous les Poèmes dorés, et le mettre en relief au travers d’une lecture du poème « Le Désir » est bien éclairant. Ce texte appréhende déjà le constat d’un ailleurs à posséder pour s’extraire du réel de manière fructueuse, mais il n’est pas dit que le Désir puisse encore posséder la moindre chose. Il se heurte au voile du monde.

La femme, thème central du poème, n’est pas encore divinité féminoïde au sens où nous l’entendons[4]. Elle catalyse toutefois littéralement la promesse d’un bonheur possible à caresser, mais elle opacifie du même coup l’univers parce qu’elle reste inaccessible : elle est une mère, une causalité.

Si elle nous fait exister, à l’image de l’univers, elle ne se borne qu’à nous mettre au monde, et chercher plus loin le mystère de notre existence nous oblige à nous retrouver nez à nez avec ce corps qui nous fit corps. La mère reste liée au tabou évident de l’inceste. Posséder l’image de la mère – l’image de l’univers – est impossible, et puisque la causalité est incarnée par la mère, la mort reste elle-même inaccessible du même coup.

“Femmes, puisque vous êtes mères,

C’est qu’il convient que vous mouriez.

Votre divinité ne dure,

Douces forces de la Nature,

Que ce qu’il faut pour son dessein.

La race impérissable et belle,

Voilà cette chose immortelle

Qu’on rêve sur votre sein !

C’est par vous que l’heureuse vie

Tour à tour en la chair ravie

S’allume, et ne s’éteindra pas.

En vous la vie universelle

Eclate, et tout homme chancelle,

Ivre de beauté, sur vos pas.

Vivez, mourez, pleines de grâce ;

Les hommes et les dieux, tout passe,

Mais la vie existe à jamais[5].

La figure féminoïde francienne n’est en 1869 qu’une allégorie de la terre Magna Mater, terre féconde mère de tout le vivant et donc de tous les hommes. La divinité et la Nature ne sont qu’une seule, leur rendre hommage est une manière de célébration respectueuse, peut-être animiste et païenne, mais aussi quelque peu conventionnelle. La prsence de Darwin est obsédante – c’est un héritage direct du Parnasse – et même les univers les plus tendrement contemplés sont soumis à l’érosion du temps, à la disparition et au remplacement.

Dès lors, comment s’approprier la Magna Mater , puisque cette possession ne peut s’effectuer que par l’entremise de la mère ? Cet élan de soi vers la fusion avec l’univers entier est-il réalisable ? Désirer posséder la création dans son ensemble reviendrait certes à vouloir en comprendre les tenants et les aboutissants, en se définissant soi-même dans le Tout. Cependant, en 1869, la femme étant mère tout comme l’univers, la désirer est un non-sens. Posséder le monde d’où on est issu est une hérésie. Nous ne pouvons que l’observer avec une envie coupable et frustrante sans pouvoir l’atteindre. Scruter l’univers avec envie demeure la seule destinée qui nous soit possible. L’homme heureux est celui qui se meurt de contemplation.

Et toi, forme, parfum, lumière,

Qui fleuris ma vertu première,

Ah ! je sais pourquoi je t’aimais ![6]”.

Dans le poème Le Désir, temps et existence sont pourtant déjà bien décrits comme déstructurés. Pour que l’auteur puisse espérer posséder le monde, il immerge la divinité du Tout dans la mortalité. Magna Mater devient une mère en même temps qu’une femme désirée. Devenue mortelle et donc séduisante, elle rend l’univers faussement accessible. Ce dernier n’est plus un grand contenant, il devient un Autre. Cependant, ce changement de statut ne résout pas le problème de sa signification.

Au fil du temps, après l’aventure parnassienne de France, cette déstructuration du temps et de l’espace vers une poursuite assidue du bonheur ne cessera pourtant de s’affiner. Notre auteur se refuse à toute aspiration désincarnée du bonheur. C’est sûrement la raison pour laquelle les Poèmes dorés ne sont qu’autant d’épisodes contemplatifs où le Désir se heurte aux lois d’un darwinisme opaque, nécessaire dans le réel et incoercible[7]. Le bonheur doit exiger l’invasion du temps, sinon il ne peut être atteint. Le Parnasse, vraisemblablement trop enraciné dans ses recherches immergées dans la quête d’un idéalisme néoclassique d’essence néoplatonicienne[8], ne peut sans doute pas succomber à l’acceptation d’un présent pur et simple qu’Anatole France réclame justement pour incarner des héros : l’amour d’un passé idéal brime les passions présentes.

Anatole France échafaude ainsi – dès ses premiers écrits en prose[9] et à l’inverse de ses poèmes – des univers où le monde se métamorphose doucement vers un effondrement amenant à la frustration ses protagonistes, où le temps est créé pour amener cet effondrement. Le héros francien, avant de se réaliser par le Désir, avant même d’entrevoir tout espoir de connaître le cœur des choses symbolisé par la parenthèse du logos, est frustré, en prise avec l’érosion et l’entropie. La révolte envers cet effondrement conduit le héros à accepter – où à refuser – son Désir, et donc à accomplir ou non sa destinée vers l’initiation. Ce principe reste invariant dans toute la littérature francienne. Nous allons tenter de délimiter, d’une manière très ouverte, la plupart des œuvres franciennes selon les particularités de la quête initiatique du Désir propres aux principaux héros franciens, dans l’optique phénoménologique établie plus haut[10]. Cette délimitation est centrée autour des héros eux-mêmes et elle ne saurait donc cadastrer les œuvres d’Anatole France de manière rigide et définitive : ceci serait un contresens, pour une œuvre au Désir polymorphe et à la narration toujours placée sous le joug d’un scepticisme distancié et relativisant.

 


[1] Anatole France, Le Jardin d’Epicure, ibid., p.136.

[2] Nous sommes bien là toujours dans une optique phénoménologique.

[3] Voir infra, III.3.1, p.479.

[4] Voir supra, II.3.3, p.335.

[5] Anatole France, Les Poèmes dorés, ibid., p.35-36.

[6] Anatole France, Les Poèmes dorés, ibid., p.36.

[7] Il serait très intéressant de lire tous les poèmes de ce recueil sous cet angle, selon l’orientation de la paroi et de l’intouchable : le monde dans Les Poèmes dorés est structuré pour amener le lecteur à la contemplation universelle, aucun acte n’y est possible et l’inertie du temps est la seule force amenant les êtres à vivre. La destiné se résume à être figée dans la nécessité de la mort annoncée invariablement et à spéculer sur ce devenir. Le narrateur s’exclut de cette temporalité pour simplement contempler et dire le monde vu, dans la sphère d’une focalisation omnisciente. Le lecteur écoutant est amené à partager ou non ses spéculations.

[8] Voir L. Decaunes éd., La Poésie parnassienne, Seghers, Paris, 1977.

[9] Nous ne pourrions pas affirmer que les écrits en prose d’Anatole France (à partir de 1879 pour Jocaste, œuvre promise à Lemerre, éditeur du Parnasse contemporain) trouvent leur fondement par réaction à la période parnassienne (qui s’achève justement vers 1879). Cette problématique serait néanmoins intéressante à étudier. En fait, tout se passe tout de même comme si l’épisode parnassien n’avait été qu’un passage de mise en place de la pensée francienne, mais il nous est impossible de dire si le Parnasse a été une révélation en soi ou au contraire le prétexte à un refus entraînant par la négative cette révélation. Après tout, même si Anatole France respecte et admire beaucoup Leconte de Lisle au début, il finit par devenir très brouillé avec lui, refusant son dirigisme et ses idées relativement intransigeantes concernant la chose littéraire, ainsi que le précise Marie-Claire Bancquart dans Anatole France, un sceptique passionné. Cela pourrait être le symptôme d’une opposition d’Anatole France quant au fond même des recherches parnassiennes. Simplement, nous voyons ici que les prémices du Désir sont déjà présentes dans l’œuvre parnassienne d’Anatole France.

[10] Voir supra, III.1, p.379.

Précédent – III.2 – Suivant >

image_pdfimage_print