I.3.2.b) Le Désir dépasse la mort

I.3.2.b) Le Désir dépasse la mort

 

C’est l’un des sens de la nouvelle gnostique « La Fille de Lilith[1] ». Pour tenter d’en saisir la signification, nous devons avant tout rappeler qui était Lilith[2].

Dans la tradition kabbalistique, Lilith serait le nom de la femme créée avant Eve, en même temps qu’Adam, non pas d’une côte du premier homme, mais directement de la terre, tout comme Adam. Dans cette cosmogonie, Lilith est l’égale d’Adam, et après une forte dispute avec ce dernier, elle prononce le nom de Dieu, chose strictement interdite par Yahvé, et est jetée sur terre où elle va mener sa carrière démoniaque. Dans une autre croyance kabbalistique, Lilith est la première Eve. Elle répond à l’un des problèmes de la Genèse, selon lequel Abel et Caïn ne peuvent pas procréer de descendance avec leur propre mère pour fonder la civilisation adamite (V, I-VI, 8) et pour donner naissance aux patriarches antédiluviens. En fait, Lilith n’a pas de lien de parenté avec Abel, Caïn et Seth. Lilith deviendra donc ennemie jurée d’Eve, l’instigatrice des amours illégitimes, la perturbatrice du lit conjugal. Il est à noter qu’elle est bannie du paradis terrestre avant la chute d’Adam et Eve, et elle est donc logiquement restée immortelle. Elle est immergée au fond de l’océan pour ne pas reparaître sur terre, afin de ne pas troubler les rapports unissants les hommes et les femmes terrestres[3].

D’un point de vue mythologique, Lilith représente donc, en tant que femme désavouée et supplantée par une autre, le symbole des haines antifamiliales, de la désunion, du refus des couples et des enfants. Au fond des mers, elle ne cesse d’être tourmentée par le désir. Elle est

“la faunesse nocturne qui tentera de séduire Adam et engendrera les créatures fantomatiques du désert, la nymphe vampirique de la curiosité, qui à volonté met ou ôte ses yeux, et qui donne aux enfants des hommes le lait vénéneux des songes[4].”

Elle est donc du côté de la lune noire, dans l’ombre de l’inconscient, représentant les obscures pulsions perverses des humains : elle symbolise la quintessence de la jalousie[5].

Gardant tout ceci à l’esprit, nous pouvons désormais comprendre ce qui se passe dans « La Fille de Lilith ». Il s’agit de l’histoire d’Ary[6], le narrateur, qui rend visite à Safrac[7], un curé de campagne attiré par les choses pernicieuses de l’ésotérisme. Ce prêtre syncrétique, tendu entre mystique et science, relève lui aussi d’une mythologie relativisante qui accepte l’imaginaire comme une possibilité du réel. Dès lors, rompu à la recherche de la vérité, notre homme est ce type de sage qui émaille le cours de la littérature francienne, de Coignard à Bonnard. Il rappelle Renan dans tout son scepticisme relativisant[8], malgré un scientisme coupable d’un soupçon d’orgueil. Il est spécialiste par ailleurs des préadamites, thèse qui nie la Genèse I, 26-31, et reste donc un exemple fondamental de prêtre francien, tout à fait irrévérencieux envers le dogme communément admis par l’Eglise. Anatole France se place donc dans une optique reconnue par Renan, lequel soutient l’aryanisme[9].

“Moi, Martial Safrac, prêtre indigne, docteur en théologie, soumis comme un enfant obéissant à l’autorité de notre sainte mère l’Eglise, j’affirme avec une certitude absolue […] qu’Adam, créé à l’image de Dieu, eut deux femmes, dont Eve est la seconde[10].”

C’est dans cet horizon imaginaire que se situe l’intrigue de « La Fille de Lilith » : le système des préadamites[11] est considéré comme un fait attesté, y compris par une autorité ecclésiastique.

Dans ce contexte, Ary raconte son histoire, qui ressemble au début à une banale aventure sexuelle, pour tout dire. Ary va s’unir avec une jeune fille sans personnalité, dans un mariage arrangé sans piment :

“L’année dernière, ma famille avait résolu de me marier et j’y avais moi-même consenti volontiers. La jeune fille qui m’était destinée présentait tous les avantages que recherchent d’ordinaire les parents. De plus, elle était jolie, de sorte qu’au lieu d’un mariage de convenance, j’allais faire un mariage d’inclination. Ma demande fut agréée. On nous fiança[12].”

On le constate ici, Ary est plutôt passif dans ce mariage, et on ne peut pas dire que la passion et le Désir l’étreignent. Inopinément, notre narrateur va rendre visite à un ami, Ervy[13], revenu de Constantinople avec une femme dans ses bagages. Cette femme était celle de quelqu’un d’autre. On l’observe, jusque là, il ne s’agit que d’un banal adultère. Anatole France prend un malin plaisir à décrire la femme en question :

“Vêtue d’un long peignoir bleu, elle semblait chez elle. Je vous peindrai d’un seul mot l’impression terrible qu’elle me fit. Elle ne me parut pas naturelle. Je sens combien ce terme est obscur et ne rend pas bien ma pensée. Mais peut-être deviendra-t-il plus intelligible par la suite de mon récit. En vérité, dans l’expression de ses yeux d’or qui jetaient par moments des gerbes d’étincelles, dans la courbe de sa bouche énigmatique, dans le tissu de sa chair à la fois brune et lumineuse, dans le jeu des lignes heurtées et pourtant harmonieuses de son corps, dans la légèreté aérienne de ses pas, jusque dans ses bras nus auxquels des ailes invisibles semblaient attachées ; enfin dans tout son être ardent et fluide, je sentis je ne sais quoi d’étranger à la nature humaine, je ne sais quoi d’inférieur et de supérieur à la femme telle que Dieu l’a faite, en sa bonté redoutable, pour qu’elle fût notre compagne sur cette terre d’exil. Du moment que je la vis, un sentiment monta dans mon âme et l’emplit toute : je ressentis le dégoût infini de tout ce qui n’était pas cette femme[14].”

Cette femme s’inscrit dans la longue tradition inaugurée par la Mathilde du Moine de Lewis, et elle est décrite comme une femme fatale[15]. On note qu’elle éveille un Désir ontologique dans les plus grandes profondeurs d’Ary, et que ce bouleversement est fondamental. Autant sa vie avant de rencontrer la belle pouvait paraître insipide, autant maintenant elle acquiert un but, et même un sens. Ainsi, Leila est une sorte de personnification du Désir, et cette déstructuration profonde que subit Ary est une sorte de prise de conscience corporelle :

“Tout le jour, j’errais au hasard dans les rues, le cœur vide et désolé ; puis, me trouvant, par hasard[16], le soir sur le boulevard devant une boutique de fleuriste, je me rappelai ma fiancée et j’entrai prendre pour elle une branche de lilas blanc[17]. J’avais à peine la fleur entre les doigts qu’une petite main me l’arracha[18] et je vis Leila qui s’en allait en riant. […] Ce costume de Parisienne en course allait, je dois le dire, aussi mal que possible à la beauté féerique de cette créature et semblait sur elle une sorte de déguisement. C’est pourtant en la voyant ainsi que je sentis que je l’aimais d’un inextinguible amour[19].”

En fait, Leila est non seulement la personnification de l’amour fou, mais de plus, elle représente la quintessence du Désir. Leila acquiert par là même le rang de divinité. Dans ce sens, une préfiguration dialectique se fait jour, d’une déshumanisation totale d’Ary qui touche ici à l’éternité, à sa propre essence, tandis que dans le même temps, il ne fut jamais plus humain que dans l’assomption de son Désir pour Leila. On comprend ici que le rapport unissant l’homme au Désir, dans une optique francienne, est d’une grande complexité, car il est paradoxal : c’est par le Désir que l’homme n’a jamais été plus humain, tandis qu’au contraire et dans le même temps, le Désir fou le précipite dans un mysticisme effréné, le transfigure vers un ailleurs, vers des horizons qu’on ne peut atteindre tout simplement parce que la fusion désirée n’est qu’en apparence : le Désir ne peut en aucun cas être une appropriation globale de l’objet désiré, et la fusion ne reste qu’élan, qu’espérance, que projet[20]. Par le Désir, l’homme s’humanise au plus haut point, tandis que dans le même temps, il aspire avec la même puissance à être autre. Ce paradoxe fondamental est donc inscrit dans la réalité charnelle de l’homme. Le Désir est l’accomplissement du corps et des sens, tandis qu’il est du même coup la recherche mystique forcenée de son accomplissement. Ce mysticisme est en contradiction avec la substance même de la réalité charnelle[21]. Dès lors, le Désir revient à signifier que l’essence de l’homme est d’être un être fondamentalement inaccompli, et donc toujours en projet, toujours tendant vers la satisfaction mais éternellement insatisfait. Dans ce sens, la mort reste le point de cristallisation du Désir, comme nous allons ici le montrer. Revenons à Ary, dont le bouleversement ontologique par et pour le Désir le vide paradoxalement de sa substance tout en lui offrant une conscience de sa réalité charnelle jamais atteinte auparavant :

“Je ne vécus plus. […] Je la trouvai dans le salon, à demi couchée sur un divan, dans une robe jaune comme l’or, sous laquelle elle avait ramené ses pieds. Je la vis… mais non, je ne voyais plus[22]. Ma gorge s’était tout à coup séchée, je ne pouvais parler[23]. Une odeur de myrrhe et d’aromates qui venait d’elle m’enivra de langueurs et de désirs, comme si tous les parfums du mystique Orient étaient entrés à la fois dans mes narines frémissantes[24]. Non, certes, ce n’était pas là une femme naturelle, car rien d’humain ne transparaissait en elle ; son visage n’exprimait aucun sentiment bon ou mauvais, hors celui d’une volupté à la fois sensuelle et céleste[25].”

Dès lors, nous allons observer que le Désir est un moyen de connaissance de l’essence du monde semblable au mysticisme, quoique radicalement opposé. Il transfigure en effet le corps et ses barrières, tout en étant partie constitutive de la réalité charnelle, dans un projet qui dépasse cette même réalité charnelle, et précipite l’homme dans un ailleurs fondamental qui est l’objet désiré, en l’occurrence l’Autre[26]. Cette fusion, cette union entre le corps et l’au-delà du corps, entre le corps et le monde, entre le corps et l’Autre, dépasse donc les insupportables limites de l’homme qui le plongent dans la souffrance et la frustration. Le Désir est donc, pour Anatole France, un moyen fondamental pour l’homme de dépasser ses limites corporelles et d’accéder à ce qu’il ne peut connaître par l’intelligence. Le Désir permet la fusion de l’homme et du monde.

“Heure sans nom ! je pressai Leila renversée dans mes bras. Et il me sembla que, tous deux emportés ensemble en plein ciel, nous le remplissions tout entier[27]. Je me sentis devenir l’égal de Dieu, et je crus posséder en mon sein toute la beauté du monde et toutes les harmonies de la nature, les étoiles et les fleurs, et les forêts qui chantent, et les fleuves et les mers profondes. J’avais mis l’infini dans un baiser[28].”

De la même manière, le Désir dépasse la morale et, pour ainsi dire, toute forme de dogme. En ceci, il est également une voie herméneutique, parce qu’il acquiert l’universalité[29]. Etant situé au-delà de l’intelligence humaine, chevillé au corps et aux sens, immergé dans le monde tout en étant au tréfonds de l’homme, il dépasse la philosophie et ses hypothèses : le Désir est une certitude, par sa matière ontologique et ancrée dans la réalité charnelle, et dans cette optique, le Désir est la forme la plus élaborée d’accession au logos francien :

“Je ne pouvais me passer d’elle et je tremblais de la perdre. Leila était absolument dénuée de ce que nous appelons le sens moral. Il ne faut pas croire pour cela qu’elle se montrât méchante ou cruelle. Elle était, au contraire, douce et pleine de pitié. Elle n’était pas non plus inintelligente, mais son intelligence n’était pas de même nature que la nôtre. Elle parlait peu, refusait de répondre à toute question qu’on lui faisait sur son passé. Elle ne savait rien de ce que nous savons. Par contre, elle savait beaucoup de choses que nous ignorons[30].”

Cependant, encore une fois, le Désir n’est imaginable que dans un horizon entropique[31]. En effet, le Désir a pour but de lutter contre le temps et la mort. Ainsi, qui serait immortel ne pourrait accéder au Désir. Leila, en tant que fille de Lilith, est forte de deux particularités : elle est et immortelle, et sans morale :

“[Lilith une fois sur Terre] n’eut donc pas de part à la faute de notre premier père[32] et ne fut point souillée du péché originel. Aussi échappa-t-elle à la malédiction prononcée contre Eve et sa postérité. Elle est exempte de douleur et de mort ; n’ayant point d’âme à sauver, elle est incapable de mérite et de démérite. Quoi qu’elle fasse, elle ne fait ni bien ni mal. Ses filles, qu’elle eut d’un hymen mystérieux, sont immortelles comme elle, libres de leurs actes et de leurs pensées, puisqu’elles ne peuvent ni perdre ni gagner devant Dieu[33].”

Ceci signifie que Lilith elle-même ne connaît pas le Désir, mais qu’il est simplement dans sa nature de le communiquer aux mortels[34]. Lorsque Ary apprend ceci, c’est avec un désespoir illimité :

“ « Vous ne m’avez jamais aimé ! » et elle me répondit avec douceur : « Non, mon ami. Mais combien de femmes, qui ne vous ont pas aimé davantage, ne vous ont pas donné ce que vous avez reçu de moi ! Vous me devez encore de la reconnaissance. Adieu. »[35]

Le Désir n’est donc pas en fait apte à être satisfait. Il n’est pas une fin en soi. Lié à la mort, il est issu de la réalité charnelle, et donc de la conscience de l’entropie ; dans le même temps et paradoxalement, il est au contraire destiné à dépasser la mort dans le Désir de connaître le sens de notre existence. Le Désir est donc dialectique : issu de la peur et du refus de la mort, il reste possible seulement parce que la mort est également la seule certitude humaine. Mais en tant que tel, le Désir reste asymptotique. Eternel projet, éternel élan vers un ailleurs, vers l’Autre, il ne peut être assouvi, mais il reste tout de même l’un des fondements de la plénitude humaine. Aller contre le Désir, le refuser, c’est nier son propre statut d’humain, ce qui, nous l’avons vu, est l’une des choses les plus absurdes pour Anatole France, puisque ceci pousse au dogme et au mensonge, ainsi qu’au culte de la fausseté[36]. Or, Leila l’immortelle n’a pas à connaître le sens du logos, puisqu’elle est immortelle : à la différence essentielle de l’homme, elle est partie immuable de ce monde, elle est hors de la vie, elle reste désespérée, elle est elle-même partie intégrante du logos : “Mon Dieu, permettez-moi la mort, afin que je goûte la vie. Mon Dieu, donnez-moi le remords, afin que je trouve le plaisir. Mon Dieu, faites-moi l’égale des filles d’Eve ![37]” Ainsi, posséder Leila, cette allégorie du Désir, c’est posséder une parcelle du logos : c’est transcender la mort pour recevoir en échange le sens du monde.

 


[1] Voir Anatole France, « La Fille de Lilith », Balthasar, Pléiade, tome I, p.617-628.

[2] Le mythe de Lilith est rendu populaire au XIXe siècle par Victor Hugo et son œuvre La Fin de Satan, dont les premières lignes sont écrites au début de 1854, puis reprises et complétées en 1859-1860, et enfin abandonnées. Le roman reste donc inachevé. Le récit est inauguré par la chute de l’archange révolté, et se poursuit dans la fatalité, sous la forme de la guerre (Nemrod), du gibet (la crucifixion de Jésus), et de la prison (la Bastille) ; Lilith-Isis, fille de Satan, déesse de l’ombre, préside à cette histoire, jusqu’au jour où, le 14 juillet 1789, l’autre fille de Satan, l’ange Liberté, née d’une plume de l’archange Lucifer et du regard de Dieu, la dissout dans sa lumière ; le récit tend alors vers son achèvement, par la réconciliation de Satan avec Dieu, ce que les gnostiques nomment apocatastase. Pour une analyse approfondie de la figure de Satan chez Victor Hugo, voir Max Milner, Le Diable dans la littérature française, Corti, 1960, tome II, p. 354 sqq., et p. 405 sqq.

[3] Voir G.-C. Scholem, La Kabbale et sa symbolique, trad. J. Boesse, Payot, Paris, 1966, p.173 sqq.

[4] A. Breton et G. Legrand, L’Art magique, Club français du livre, Paris, 1957, p.199.

[5] On se reportera également aux notes de lecture de Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome I, p.1306.

[6] Au passage, notons qu’Ary est le prénom de la fille de Renan.

[7] Safrac fait partie, dans la galerie de portraits des personnages franciens, de ces érudits grands et maigres. Son nom, qui évoque le soufre, n’est pas sans rappeler celui d’Astarac dans sa consonance.

[8]Ary, Dieu a voulu, dans sa miséricorde, que la science et la foi fussent enfin réconciliés”, Anatole France, « La Fille de Lilith », ibid., p.619.

[9] A dire vrai, il s’agira également des thèses nauséabondes soutenues par Jean Gobineau dans L’Essai sur l’inégalité des races (1853-1855). Ceci dit, Anatole France considère le préadamisme dans une acception simplement gnostique, et n’en tire aucune leçon d’un point de vue ethnologique et éthique. Simplement, ce qui put séduire ici Renan et France est le fait que la science – l’archéologie – pouvait s’opposer dans une certaine mesure à la Bible, en prenant la Genèse à contre-pied. Renan ira plus loin qu’Anatole France, en approuvant de Gobineau la thèse aryenne, qui s’oppose à “L’esprit sémitique, rétrécissant le cerveau humain, le fermant à toute idée délicate.” (cité dans Encyclopaedia Universalis, article « Aryens ».) C’est fort étrange, pour un humaniste comme Renan, et ne laisse de nous surprendre. Ces thèses sont en effet celles qui fondent le nazisme. Anatole France, à notre connaissance, n’a lui jamais soutenu Gobineau ; en 1886, il écrit dans Le Temps du 2 mai : “La question juive, qui couvait, éclate avec violence. C’est une question immense, confuse, pleine d’obscurités, et que les passions vont obscurcir encore.” Cependant, sa position sera sans ambiguïté : dans Le Figaro du 14 mars 1900, Anatole France écrit : “Pour moi, rien ne me cause plus de surprise que cette faculté que possèdent certaines personnes de haïr un peuple, une race. […] Car enfin, il est de toute évidence qu’on ne pourra nourrir la moindre haine pour un peuple si on se le représente multiple et divers comme il est en effet, et si on ne perd pas de vue que son unité est un pur concept de notre esprit, qu’elle n’a point de réalité objective, qu’enfin c’est une abstraction et qu’il est aussi peu raisonnable de vouloir du mal à tel peuple ou à telle race qu’à tel chiffre ou à tel nombre.

[10] Anatole France, ibid., p.620.

[11] Il s’agit du fait que Lilith ayant été bannie du Paradis terrestre avant la chute d’Adam et Eve, elle fonde sur terre une civilisation distincte du peuple Juif déchu par Dieu, une civilisation plus ancienne, et donc remettant en cause la véracité de la Création biblique. Cette civilisation, considérée comme les Aryens, est pressentie par Isaac La Pereyre, et réifiée par l’orientaliste William Jones, qui en 1788 soulignait la parenté du sanskrit avec le grec et le latin, mettant en évidence l’existence d’une langue souche indo-européenne, qui aurait été parlée donc par les Aryens, ce qui renforçait la thèse de l’existence des préadamites. Dans un discours prononcé en 1786 devant la Royal Asiatic Society de Calcutta, il déclarait en effet : « La langue sanskrite, quelque ancienne qu’elle puisse être, est d’une étonnante structure ; plus complète que le grec, plus riche que le latin, elle l’emporte, par son raffinement exquis, sur l’une et l’autre de ces langues, tout en ayant avec elles, tant dans les racines des mots que dans les formes grammaticales, une affinité trop forte pour qu’elle puisse être le produit d’un hasard ; si forte même, en effet, qu’aucun philologue ne pourrait examiner ces langues sans acquérir la conviction qu’elles sont en fait issues d’une source commune, laquelle, peut-être, n’existe plus. Il y a du reste une raison similaire, quoique pas tout à fait aussi contraignante, pour supposer que le gotique (sic) et le celtique, s’ils ont été mêlés par la suite avec un parler différent, n’en descendent pas moins en définitive de la même origine que le sanskrit ; on pourrait ajouter en outre à cette famille le vieux perse. »

[12] Anatole France, ibid., p.622.

[13] Ervy : « Erre-vie » ?

[14] Anatole France, ibid., p.622-623.

[15] Sur ce sujet fondamental – voir infra, II.3.3, p.335 – se reporter à Mario Praz, La Chair, la mort et le diable dans la littérature du XIXe siècle, le romantisme noir, Denoël, Paris, 1977, I, 4.

[16] Le hasard est ici fortement surdéterminé, preuve qu’en fait il n’existe guère. Preuve également de la matière surnaturelle de Leila.

[17] Le lilas ressemble à s’y méprendre, d’un point de vue euphonique, à Leila. On reconnaît ici l’attrait d’Anatole France concernant l’inconscient de ses personnages, ou du moins leur matière psychologique, puisque la notion d’inconscient n’existe pas stricto sensu en 1887.

[18] Le symbole de la rupture du mariage est explicite. Leila est bien dans la tradition de Lilith sa mère.

[19] Anatole France, ibid., p.623-624. Pour mémoire, citons ici un passage du Moine de Lewis : “Une sensation jusque là inconnue emplit son cœur d’un mélange d’angoisse et de plaisir ; un feu dévorant lui parcourut les membres ; son sang bouillonnait dans ses veines et mille désirs effrénés hantaient son imagination.”, cité par Mario Praz, ibid., p.168.

[20]L’objet du désir sensuel est par essence un autre désir. Le désir des sens est le désir, sinon de se détruire, de brûler du moins et de se perdre sans réserve. Or l’objet de mon désir ne lui répond vraiment qu’à une condition : si j’éveille en lui un désir égal au mien. […] Les deux désirs ne répondent pleinement l’un au désir de l’autre que perçus dans la transparence d’une compréhension intime. Bien entendu, une répulsion profonde est à la base de cette compréhension : sans la répulsion, le désir ne serait pas sans mesure, comme il l’est s’il ne cède pas au mouvement de la répulsion. […] Nous ne connaissons que nos sensations, non celles de l’autre.”, H. Bataille, L’Histoire de l’érotisme, IV, « L’Objet du désir et la totalité du réel », Œuvres complètes, VIII, Gallimard, 1976 (La Part maudite, II), p.97.

[21] Ce paradoxe est dépassé par la substance du logos francien. Voir infra, III.1.3, p.420.

[22] Ce trouble ontologique est symptomatique du paradoxe que nous exposons ici : d’une part, le Désir est la quintessence de la réalité charnelle, et dans cette optique les sens, cette seule certitude humaine, sont à la quintessence de l’excitation ; mais d’autre part, ce projet mystique d’assouvissement du Désir est une négation de la réalité charnelle, au travers d’un projet mystique d’assouvissement allant à l’encontre de l’indépassable réalité charnelle. On le voit : maintenant que la vie d’Ary a un sens, il ne vit plus

[23] Cette négation du langage est du même coup une négation de l’intellect, des dogmes, de tout ce qui finalement, dans un sens jungien, est collectif. En effet, cet émoi, ce bouleversement, prouve que le Désir est ultrapersonnel, pour employer un terme de Teilhard de Chardin, et qu’il est parfaitement impossible de le communiquer. Cela illustre que dans cette optique, le Désir est le fondement d’un anthropocentrisme salvateur : ici, pour Ary, le monde, l’univers n’existent plus, l’homme est au centre des choses, il ne vit que par et pour le Désir, pour la recherche de l’essence du monde qui s’est ramenée à l’objet désiré. Le Désir est donc bien une source de connaissance qui dépasse l’intellect.

[24] Cela appelle différentes précisions. Tout d’abord, ici encore, nous sommes dans un système prépastorien de contamination par les odeurs. Ce thème est symptomatique de la littérature française de la fin du XIXe siècle, très employé par exemple dans A Rebours de J.-K. Huysmans (« l’orgue à bouche ») ou dans Le Jardin des supplices d’O. Mirbeau (où l’odeur des prisons contamine, par sa pourriture, l’esprit du narrateur et provoque la jouissance de Clara). Cette synesthésie des sens, mise au goût du jour par Baudelaire (voir par exemple « Correspondance » dans Les Fleurs du mal), est également un trait représentatif du Désir francien. Elle représente la quintessence de la réalité charnelle, où tous les sens ne font plus qu’un, comme un sixième sens qui permet d’atteindre une connaissance supérieure du monde. On voit bien que le Désir n’est pas éloigné du mysticisme, dans sa structure, quoique paradoxalement catégoriquement opposé, puisque c’est bien par le corps qu’on atteint à la connaissance. La preuve en est que ce système de contamination par les odeurs (bibliques, ici, en l’occurrence) est également l’une des voies traditionnelles de la possession diabolique : les esprits des succubes ou des incubes sont censés posséder leurs victimes en pénétrant par les narines de la personne visée. De même, dans les traditions roumaines, les vampires vaporisent le sang de leurs victimes et l’aspirent par le nez. Voir par exemple L’Homme et le diable, entretiens de Cerisy, direction Max Milner, Mouton, Paris-La Haye, 1965.

[25] Anatole France, ibid., p.624. Une fois de plus, nous voyons ici le paradoxe du Désir, sensuel et céleste, né du corps et magnifié par la réalité charnelle, et en même temps corrompu par cette même réalité.

[26] Cet ailleurs correspond au cœur des choses et dépasse toute réclusion dans l’altérité. Voir infra, III.1.3, p.420.

[27] On voit bien mis en évidence ce projet du Désir qui ramène l’homme au centre de l’univers.

[28] Anatole France, ibid., p.624.

[29] Comme nous le verrons plus loin, la morale francienne sera guidée par cette acception du Désir : sera considéré comme bon ce qui ira dans le sens de l’accomplissement du Désir, et comme mauvais ce qui entravera le Désir. Voir infra, II.3, p.289.

[30] Anatole France, ibid., p.625.

[31] Cette désagrégation rejoint les thèmes de l’effondrement. Voir infra, III.2.1, p.434.

[32] Voir Genèse, 3, 14-24.

[33] Anatole France, ibid., p.627.

[34] On retombe ici, comme dans Thaïs, sur le mythe d’Hélène-Enoïa. Voir supra, I.2.1.c, p.143.

[35] Anatole France, ibid., p.626.

[36] Voir supra, I.2.3, p.165.

[37] Anatole France, ibid., p.628.

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