I.2) La recherche d’un syncrétisme unifiant la pluralité de l’univers pour dépasser la fragmentation

I.2) La recherche d’un syncrétisme unifiant la pluralité de l’univers pour dépasser la fragmentation

Nous sommes tous enclins à l’adoration. Tout nous semble excellent dans ce que nous aimons, et cela nous fâche quand on nous montre le défaut de nos idoles. Les hommes ont grand’peine à mettre un peu de critique dans les sources de leurs croyances et dans l’origine de leur foi.”, Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.86

Il y a autant de morales chrétiennes que le christianisme a traversé d’âges et pénétré de contrées. Les religions, comme des caméléons, se colorent des teintes du sol qu’elles parcourent. La morale, unique pour chaque génération, dont elle fait seule unité, change sans cesse avec les usages et les coutumes dont elle est la représentation frappante et comme le reflet agrandi sur le mur.”, Le Mannequin d’osier, XVII, Pléiade, tome II, p.1001.

A ce point de notre étude, il semble fondamental de remarquer que dans un monde fragmenté et incompréhensible pour l’homme, le statut d’un Dieu unique, régnant sur l’univers depuis les débuts du christianisme[1], serait incompatible avec la vision du monde engendrée par la libre pensée francienne. En effet, comment accepter intellectuellement la primauté d’un Dieu Un et Indivisible, se définissant comme étant  Celui Qui Est, sur un monde éclaté fondé par sa multiplicité ? Pour l’heure, nous pouvons simplement constater que si Anatole France ne dénie pas à l’homme la nécessité de croire en quelque chose, il dénie en revanche l’objet même de la croyance :

“C’est la force et la bonté des religions d’enseigner à l’homme sa raison d’être et ses fins dernières. Quand on a repoussé les dogmes de la théologie morale, comme nous l’avons fait presque tous en cet âge de science et de liberté intellectuelle, il ne reste plus aucun moyen de savoir pourquoi on est sur ce monde et ce qu’on est venu y faire[2].”

Est-ce à dire qu’Anatole France exclut Dieu irrémédiablement de sa pensée, que pour lui, à l’instar d’un Nietzsche ou d’un Hegel, Dieu est mort[3] ? Cette proclamation serait, assurément, par trop simpliste pour la curiosité de notre auteur. Car enfin, même si Dieu n’existe pas, le monde n’est-il pas mû lui-même vers une finalité certaine, ce que semble d’ailleurs confirmer le darwinisme ?

“Le mystère de la destinée nous enveloppe tout entiers dans ses puissants arcanes, et il faut vraiment ne penser à rien pour ne pas ressentir cruellement la tragique absurdité de vivre. C’est là, c’est dans l’absolue ignorance de notre raison d’être qu’est la racine de notre tristesse et de nos dégoûts. Le mal physique et le mal moral[4], les misères de l’âme et des sens, le bonheur des méchants, l’humiliation du juste, tout cela serait encore supportable si on en concevait l’ordre et l’économie et si on y devinait une providence. Le croyant se réjouit de ses ulcères[5].”

La souffrance humaine semble tout entière inscrite dans cette incertitude insurmontable qui voile le sens même de l’existence humaine : pourquoi l’homme existe-t-il, et vers quel état d’existence avance-t-il, dans quel but évolue-t-il ? Et surtout, pourquoi ne serait-il pas sur Terre simplement pour souffrir ? Si tel était le cas, cette absurdité serait-elle compatible avec l’évolution des espèces ? Sans doute non, car si le monde est orienté vers une progression, une évolution, alors l’humanité a un but… Si c’est ainsi, pourquoi ce but est-il caché à la conscience humaine qui semble pourtant orientée vers le savoir ?  Dès lors, que Dieu existe ou non n’est guère une question pertinente, pour Anatole France : le problème réside dans le fait que si Dieu existe, il reste caché pourtant, insondable, comme inexistant. C’est là tout ce que l’homme perçoit de lui[6]. Que Dieu existe ou non, l’homme se perçoit seul dans l’univers. Ceci renforce dès lors un pessimisme amer pour notre auteur :

“Je sens que nous sommes dans une fantasmagorie et que notre vue de l’univers est purement l’effet du cauchemar de ce mauvais sommeil qui est la vie. Et c’est cela le pis. Car il est clair que nous ne pouvons rien savoir, que tout nous trompe, et que la nature se joue cruellement de notre ignorance et de notre imbécillité[7].”

Pour l’heure, nous en revenons toujours à cette fameuse dialectique francienne d’un univers voilé qui, dans son immense multiplicité, se cache face à l’homme avide de connaissance et trop conscient malgré tout pour abandonner la partie. Cette dialectique cruelle a de quoi rendre fou le plus curieux et le plus fin des penseurs. Elle a également de quoi rendre caduques les systèmes métaphysiques les plus élaborés.

“Une théorie métaphysique du monde ressemble au monde comme une sphère sur laquelle on tracerait seulement des degrés de longitude et de latitude ressemblerait à la terre. […] Le monde pensé se réduit à des lignes géométriques dont l’arrangement amuse. Un système comme celui de Kant ou de Hegel ne diffère pas essentiellement de ces réussites par lesquelles les femmes trompent, avec des cartes, l’ennui de vivre[8].”

Il apparaît en effet qu’à l’instar de Don Quichotte usant de toute sa naïve énergie pour combattre des moulins à vent, les philosophes se fondent, pour connaître les secrets de Dieu ou de l’univers, sur des systèmes qui, pour satisfaisants intellectuellement qu’ils soient, n’ont aucune chance d’atteindre l’essence du monde, c’est-à-dire le cœur des choses. La philosophie, purement humaine, n’appréhende donc que l’humain, et ne peut dépasser les travers misérables de l’insuffisance humaine. Encore une fois, nous pouvons ici évoquer l’emblématique image de la vérité blanche du Puits de sainte Claire[9] : chercher à comprendre l’univers est dans la nature de l’homme, rester incompréhensible est dans la nature de l’univers.

“Les philosophies sont intéressantes seulement comme des monuments psychiques propres à éclairer le savant sur les divers états qu’a traversés l’esprit humain. Précieuses pour la connaissance de l’homme, elles ne sauraient nous instruire en rien sur ce qui n’est pas l’homme[10]. Les systèmes sont comme ces minces fils de platine qu’on met dans les lunettes astronomiques pour en diviser le champ en parties égales. Ces fils sont utiles à l’observation exacte des astres, mais ils sont de l’homme et non du ciel[11].”

A ce point, nous pourrions nous demander encore une fois pourquoi Anatole France ne jette pas par la fenêtre ses livres et son encrier, plutôt que ses pantoufles : est-ce le fruit d’une orgueilleuse pugnacité ?  Pourquoi continuer à penser, si nous sommes soumis à jamais à l’ignorance et à l’impuissance ? Pourquoi ne pas continuer à vivre dans la souffrance, et dans le somptueux silence d’une foi aveugle et confortable en une quelconque divinité rassurante ? Cette attitude pessimiste n’est pourtant en rien compatible avec l’état d’esprit francien. N’oublions pas que notre auteur est souvent un homme conquis par le paradoxe, comme il le démontrera encore bien souvent dans sa vie et dans son œuvre.

Il semble exister, chez Anatole France, une force positive qui le pousse toujours plus avant, et qui ne le laisse jamais sombrer dans la désespérance ou la facilité : il s’agit de l’attrait du mystère. Cette force indicible le poussera toujours à surmonter son anxiété métaphysique : “Le charme qui pousse le plus les âmes est le charme du mystère. Il n’y a pas de beauté sans voiles, et ce que nous préférons, c’est encore l’inconnu[12].” L’inconnu est donc une matière tout à fait dialectique, chez Anatole France : l’inconnu est à combattre, mais puisqu’il est vide de sens, il permet à l’homme de rêver à ce qui pourrait le combler, et donc de combattre l’inconnu par la curiosité. Habiter l’inconnu par l’imaginaire est une arme qui paraît tout aussi efficace, pour France, que la vaine ratiocination visant à échafauder une métaphysique parfaite, surtout lorsque cet imaginaire est orienté par un solide sens critique, sceptique et relativisant[13]. Comme le dit Coignard,

“Les vérités découvertes par l’intelligence demeurent stériles. Le cœur est seul capable de féconder ses rêves. Il verse la vie dans tout ce qu’il aime. C’est par le sentiment que les semences du bien sont jetées sur le monde. La raison n’a point tant de vertu. Et je vous confesse que j’ai déjà été jusqu’ici trop raisonnable dans la critique des lois et des mœurs. […] Il faut, pour servir les hommes, rejeter toute raison, comme un bagage embarrassant, et s’élever sur les ailes de l’enthousiasme. Si on raisonne, on ne s’envolera jamais[14]”.

 


[1] N’oublions pas en effet que le christianisme est la première religion monothéiste – en Occident – et qu’auparavant, le polythéisme pouvait justement fort bien s’accommoder d’un monde fragmentaire, avec un dieu tutélaire pour présider distinctement chaque chose mystérieuse.

[2] Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.51.

[3] Nous faisons ici bien entendu allusion au début de Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche.

[4] Il faut prendre ici le mal au sens de souffrance, de douleur, et ne surtout pas faire de confusion avec une quelconque valeur métaphysique du « Mal ».

[5] Anatole France, idem, p.51-52. Si le croyant se réjouit de ses ulcères, c’est parce que l’ulcère donne un sens et une nécessité à la souffrance. Pour Anatole France, bien au contraire, la souffrance est gratuite. Dans ce cas, pourquoi souffrir si l’existence de l’homme est elle-même gratuite, sans raison ?…

[6] Nous verrons infra, II.3, p.289, ce que cela implique ; le gnosticisme francien semble découler en effet tout entier de cette constatation.

[7] Anatole France, ibid., p.65.

[8] Anatole France, ibid., p.72.

[9] Voir supra, I.1.4.b, p.109.

[10] Dans cette optique pessimiste, la pensée humaine est en vase clos, et donc soumise à l’échec. La pensée humaine issue de l’homme n’a aucune prise, ne peut s’ancrer sur l’essence même de l’univers. En quelque sorte, la pensée humaine ne pense donc que sur elle-même.

[11] Anatole France, ibid., p.102-103.

[12] Anatole France, ibid., p.112.

[13] Nous verrons que cette force poussant l’imaginaire à combattre les ombres du monde est le Désir. Voir infra, II.1.1, p.236.

[14] Anatole France, Les Opinions de M. Jérôme Coignard, Pléiade, tome II, p.327.

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