III.1.2.a) Le Désir et le paradoxe du polymorphisme

III.1.2.a) Le Désir et le paradoxe du polymorphisme

 

Vous [qui] croyez à la science, vous vous imaginez que les hommes et les anges sont capables de comprendre, alors qu’ils ne sont faits que pour sentir. Sachez bien qu’on n’obtient rien d’eux en s’adressant à leur intelligence : il faut parler à leurs intérêts et à leurs passions.”, Anatole France, La Révolte des anges, Pléiade, tome IV, p.711.

 

Il pourrait s’avérer de prime abord étrange que nous entreprenions une étude phénoménologique du Désir francien en nous appuyant sur le Désir de quelques anges. On serait tenté de vouloir immédiatement décrire le Désir selon Nectaire. Cependant, ce serait aller trop vite, car il existe dans La Révolte des anges une montée progressive du Désir, qui s’exprime dans son acmé au travers de Nectaire. Les différents avatars du Désir ne sont pas dans cette œuvre des variantes, mais au contraires différents visages du même tout. D’ailleurs, les anges sont dans La Révolte des anges les différentes incarnations (paradoxe que nous allons expliquer) du même Désir se révoltant contre la frustration.

Pourquoi Anatole France choisit-il des anges pour incarner le Désir ? En effet, qu’est-ce qu’un ange, sinon un être qui n’a aucune réalité charnelle ? Comment un être sans corps, immortel qui plus est, et donc extrait par nature du temps et de l’espace, pourrait-il être sous l’emprise du Désir ou de la frustration ?

La tradition conçoit les anges[1] comme étant hiérarchisés selon des ordres presque militaires. Ils n’ont pas de corps et sont constitués de matière subtile, exclusivement spirituelle. Cependant, ils peuvent s’opacifier, le temps d’une mission sur la terre, avant de redevenir éther. Anatole France s’appuie sur cette tradition, mais ses anges ne sont pas à proprement parler bibliques.

En tant qu’anges, ils ont l’avantage sur les hommes d’être exclus du système darwinien, et donc de l’évolution. Ils ne sont pas mortels, mais souffrent tout de même de frustration, celle-ci dépassant de loin la frustration humaine. Dès lors, ils ressemblent à de pures émanations d’Anatole France, allégories du Désir désincarné, c’est-à-dire du pur Désir. C’est sous cet angle que nous allons tenter d’en comprendre les rouages, afin d’en dresser une phénoménologie.

Le premier ange intervenant dans La Révolte des anges est nommé Arcade[2]. Il apparaît au baron Maurice d’Esparvieu lorsque ce dernier est avec sa maîtresse, la pulpeuse Gilberte des Aubels. Il faut noter que le contexte se prête relativement bien à l’apparition de l’ange qui est, comme nous l’avons noté, une allégorie du pur Désir. En effet, Arcade surgit en pleins fastes érotiques. Mme des Aubels fait d’ailleurs partie de ces femmes franciennes transcendantes et participe pleinement du pansexualisme :

“Faite pour plaire et charmer, elle se déshabillait aisément, en femme qui sait qu’il lui est convenable d’être nue et décent de montrer sa beauté. Il l’aima d’abord avec la sombre fureur d’un homme en proie à la Nécessité, maîtresse des hommes et des dieux. […] Ensuite, il l’aima d’une manière moins fatale, d’après les conseils de Vénus érudite et selon les guises des Eros ingénieux[3].”

Apparaît donc Arcade, dans toute sa nudité, comme une émanation du Désir. Il se manifeste d’ailleurs sous des allures byroniennes, comme un beau ténébreux, se disant l’ange gardien de Maurice :

“Celui que vous adorez comme votre créateur a placé auprès de chaque fidèle un bon ange, avec la mission de le conseiller et de le garder : c’est l’opinion constante des Pères[4] : elle se fonde sur plusieurs endroits de l’Ecriture ; l’Eglise l’admet unanimement, sans toutefois prononcer l’anathème contre ceux qui suivent un avis contraire. Vous voyez devant vous un de ces anges, le vôtre, Maurice[5].”

L’ange se manifeste dans le monde comme provenant d’un ailleurs ; sa réalité est indiscutable puisqu’il est une image :

“J’ai revêtu l’aspect que vous voyez, Maurice, parce que, devant agir désormais parmi les hommes, il me faut me rendre semblable à eux. Les esprits célestes possèdent la faculté de s’envelopper d’une forme apparente qui les rend visibles et sensibles. Cette forme est réelle, puisqu’elle est apparente et qu’il n’y a de réalité au monde que des apparences[6].”

Cette définition de la réalité corrobore notre analyse du couple regard/Désir. L’ange existe car il peut être regardé. Une fois encore, le réel, dans son acception francienne, se cantonne simplement à ce qu’on voit, dans le huis-clos constitué par le regard. L’ange est décrit par Anatole France comme surgi d’un ailleurs, s’étant simplement rendu sensible aux humains. Dans cette perspective mythique, on peut penser tout simplement que cet ailleurs est l’imaginaire de l’auteur même, qui acquiert ici encore une dimension démiurgique. Anatole France se substitue à Dieu dans La Révolte des anges. Nous garderons à l’esprit cette remarque vraisemblablement fondamentale pour l’interprétation de ce roman.

L’ange est issu d’un renversement de la dialectique de la présence et de l’absence : son incarnation le prouve :

“Les esprits célestes prennent à leur gré, l’un et l’autre sexe, ou tous les deux à la fois. Mais ils ne sauraient se déguiser à tout moment selon leur caprice ou leur fantaisie. […] Ma sagesse avait fixé par avance l’heure de mon apparition aux hommes ; rien ne pouvait la devancer ou la retarder[7].”

L’incarnation de l’ange, sa substantiation dans la réalité charnelle, est l’indice implicite de l’imperfection de la Création. En effet, s’instiguer dans la réalité charnelle pour apparaître aux humains est la conséquence, pour un ange, de sa frustration. S’il est frustré, c’est dialectiquement qu’il désire. Or, si le monde était parfait, l’ange n’aurait rien à désirer et n’aurait donc pas à se matérialiser.

D’où l’évidence que si le monde est imparfait, Dieu l’est aussi. Nous retournons dans le système gnostique cher à notre auteur. L’ange est bien soumis à un Désir qui dépasse encore celui de l’homme. Lui n’est pas soumis au temps ni à la mort, et son Désir ne peut ainsi que se situer dans des sphères bien plus hautes que le Désir humain. Dès lors, le Désir angélique est une expression pure du Désir francien, comme s’il était une émanation du Désir de notre auteur même.

Le projet d’Arcade, sa mission sur la terre, l’illustre d’ailleurs sans guère d’ambiguïté :

“Homme, prête l’oreille ; femme, entends ma voix ! Je vais vous révéler un secret d’où dépend le sort de l’univers[8]. Me dressant contre Celui que vous considérez comme le créateur de toutes choses visibles et invisibles, je prépare la révolte des anges. […] Ne savez-vous point que les fils de Dieu se sont déjà révoltés et qu’un grand combat fut livré dans le ciel ? […] C’était avant la création du monde. Mais rien n’est changé depuis dans les cieux. La nature des anges n’est pas différente aujourd’hui de ce qu’elle était à l’origine[9].”

Anatole France reprend ici le thème de la gnose d’Origène stipulant que puisqu’il y a un salut, il faut bien qu’il y ait eu une chute. A l’origine, tous les esprits étaient égaux et unis, dans la contemplation de la Trinité. Mais après une sorte de pesanteur, d’inertie, quelques esprits se sont détachés plus ou moins de l’unité, comme leur contemplation est devenue moins intense. Ainsi, les anges et les âmes ont la même origine et la matière est issue du degré d’éloignement des esprits vis-à-vis de leur créateur. La chute dans la matière est la conséquence de cet éloignement. Dieu créa alors le monde sensible, afin de permettre aux âmes ceintes dans un corps de matière de retrouver la pureté originelle. Certes, certaines âmes parviennent à cette pureté, d’autre non. Mais il est nécessaire que toutes y parviennent un jour, selon le principe que la fin doit être identique au commencement : toutes les âmes retourneront donc un jour à l’union des origines[10].

Anatole France tire parti de la gnose origénique en rendant possible une révolte angélique, puisque les esprits sont capables d’aller du bien au mal. En ce sens, dans l’imaginaire francien, les anges sont soumis à leur libre-arbitre, et donc, par force, à la libre pensée. Ceci renforce l’idée selon laquelle les anges franciens sont une pure émanation du Désir de notre auteur : ils sont sceptiques et participent de la gnose francienne, c’est-à-dire de la recherche par le Désir du sens du monde. D’autre part, s’ils sont soumis au bien et au mal, ceci renforce le principe d’un Dieu impuissant et ayant raté sa Création.

“Vous n’avez pas considéré ma nature, qui est libre, active et mobile, comme celle de tous les anges, et […] vous avez uniquement regardé les grâces et les félicités dont vous me voyez comblé. Lucifer n’en reçut pas moins ; il se révolta pourtant. […] Avant les temps, les anges se levèrent pour la domination des cieux. Le plus beau des séraphins s’est révolté par orgueil. Moi, c’est la science qui m’a inspiré un généreux désir de m’affranchir[11].”

Ici, Arcade est en proie à ce Désir gnostique de connaissance de manière explicite.

En effet, si l’ange est de pur esprit alors qu’il est en proie au Désir, la réponse aux secrets de l’univers ne se situe pas dans l’esprit. Le logos ne se trouve pas dans Dieu non plus, puisque le Désir réfute Dieu en le rendant responsable de toute frustration. L’ange, qui ne peut lui-même pénétrer dans l’essence du monde puisqu’il s’adonne à la science est par nature frustré, puisqu’il veut se retourner contre Celui qui l’a créé ainsi. L’univers aurai-il été engendré par et pour la frustration ? Le but du Désir serait-il de se révolter contre l’univers entier, dans un vaste mouvement de haine et de nihilisme ? Le seul but du Désir serait-il de devenir l’univers lui-même, ce qui supposerait qu’il serait enfin immuable, dans une jouissance éternelle mais presque minérale, bien que désincarnée ?

Ou au contraire, le Désir aurait-il pour but de tout détruire afin que toute frustration soit éteinte à jamais ? Nous rejoignons la dialectique de l’absence et de la présence à la puissance énième. Dans tous les cas, le Désir pur dont les anges franciens sont l’allégorie paraît caresser un projet effrayant, d’une ambition incalculable et catégorique. Nous comprenons du même coup pourquoi il est en butte à la frustration éternelle.

Le Désir d’Arcade recoupe la possession du savoir absolu : “Occupé, dit l’ange, à me former une intelligence souveraine, je ne me suis pas soucié de cet être inférieur. […] J’avais résolu d’examiner les fondements de la foi. […] J’ai su, j’ai pensé, j’ai perdu la foi[12].” La foi ne peut être confondue avec la croyance. Elle n’est ni une croyance subjective, ni un savoir objectif : elle est plutôt le lien de fidélité existant entre plusieurs hommes qui sont les dépositaires d’un même témoignage, d’une même parole prophétique ou divine[13]. La science acquise par Arcade est donc au fondement d’une scission avec la foi religieuse (c’est-à-dire avec le fondement même des anges), en même temps qu’une rupture avec l’Autre. Le Désir ne peut s’accomplir que dans un mode de déchirure et de révolte avec soi-même, le Désir avant tout porte en lui-même une grande force de négation, de refus[14] ontologique de soi pour permettre une projection dans un autre mode d’être. Il est donc initiatique.

Arcade passe, par le Désir, du statut d’ange à celui de scientifique. Ces deux statuts sont fondamentalement inconciliables : un ange est contemplatif, pure essence, être en soi. Un ange intellectuel devient conscient et la conscience est à l’opposé de toute existence béate. L’ange est mort lorsque le scepticisme inhérent à une conscience souveraine a fait son apparition. La pensée détrône Dieu. L’ange scientifique est engendré pour n’être, en essence, qu’une révolte à l’état pur, qui refuse les fondements mêmes de sa matière pour aller au-delà, dans la plus grande négation ontologique qui soit[15]. Le but d’Arcade est d’ailleurs confirmé : il croit certes en Dieu, puisque son existence dépend de la Sienne et que si Dieu n’est plus, il sombre lui aussi dans le néant. Cependant, il renie au Créateur tous ses statuts, toute son histoire, et ne le garde plus que comme une preuve de sa propre existence d’ange. Dieu existe parce que Arcade existe. La dialectique de l’absence et de la présence est là aussi particulièrement portée à son comble et le renversement des valeurs également :

“Je nie qu’il ait créé le monde ; il en a tout au plus organisé une faible partie, et tout ce qu’il a touché porte la marque de son esprit imprévoyant et brutal. Je ne pense pas qu’il soit éternel ni infini[16], car il est absurde de concevoir un être qui n’est pas fini dans l’espace ni dans le temps[17].”

C’est dire combien le Désir de l’ange rejoint l’essence même du Désir des hommes.

Toutefois, nous sommes en présence de l’un des rares paradoxes que le Désir ne peut dépasser : puisque toute création ne peut être que temporelle et spatiale – car ce qui est ni temporel ni spatial est par définition incréé – alors tout acte de création porte en lui-même la frustration d’être dans le temps et l’espace, et donc le Désir de s’en exclure. Le Désir selon Arcade rejoint inévitablement celui de se projeter dans l’incréé, qui est soit le néant, soit encore le Tout, si l’incréé est la seule chose au monde qui est. Nous sommes bien encore face à la dialectique de la présence et de l’absence. Le Désir, par essence, sera toujours incommensurablement frustré et donc toujours incommensurablement insoumis, ainsi qu’un ange révolté[18]. L’allégorie est fort explicite.

Un autre ange est mis en scène par Anatole France dans La Révolte des anges, il s’agit de Mirar[19]. Cet ange, qui porte un nom fort évocateur face au couple regard/Désir, n’est pas décrit par Anatole France comme étant d’une beauté ou d’une puissance traditionnellement admises : c’est “un jeune homme de pauvre mine et de vêtement[20].” Sa séparation d’avec Dieu n’est pas issue d’un quelconque idéalisme et son Désir est fermement ancré dans sa réalité charnelle :

“Je ne suis pas, comme toi [(Arcade)], un esprit révolté, un libre penseur, un révolutionnaire. Je demeure fidèle, au fond de mon âme, à mon créateur céleste. J’adore encore le Maître que je ne sers plus, et je pleure les jours où, me couvrant de mes ailes, je formais, avec la multitude des enfants de la lumière, une roue de flamme autour de son trône glorieux. L’amour, l’amour profane m’a seul séparé de Dieu. J’ai quitté le ciel pour suivre une file des hommes[21].”

Mirar évolue dans une sphère où le pansexualisme l’emporte sur l’amour divin. Dieu est concurrencé par le Désir et Mirar succombe aux grâces d’une femme transcendante qui se substitue alors au Maître des cieux :

“Une nuit d’été, dit-il, comme je descendais du ciel pour distribuer des consolations, des persévérances et de bonnes morts à diverses personnes pieuses du quartier de l’Etoile[22], mes yeux, bien qu’habitués aux clartés immortelles, furent éblouies par les fleurs de feu dont les Champs-Elysées étaient semés[23]. De grands candélabres, qui marquaient, sous les arbres, l’entrée des cafés et des restaurants, donnaient au feuillage l’éclat précieux de l’émeraude[24].”

C’est bien le couple regard/Désir qui préside à la destinée de Mirar. On assiste à un renversement dialectique du dedans et du dehors, et le monde devient réflexif. La preuve en est que les hypotyposes se font nombreuses dans le récit à partir de l’apparition de Mirar. Le monde devient haut en couleur : le mastroquet où Mirar rencontre Arcade se situe dans des rues

“pleines d’un brouillard roux, piqué de lumières jaunes et blanches, où les chevaux souffl[ent] leur haleine fumante et que sillonn[ent] les phares rapides des autos, [dans le] flot noir des piétons qui s’écoul[ent] sans cesse[25].”

Mirar reste frustré de n’avoir, par essence, qu’une seule chose immuable et intemporelle à éternellement regarder. Lorsqu’il descend sur terre, il se trouve en prise avec le temps et l’espace, de sorte que le mouvement l’attire. Or, le mouvement est inconciliable avec l’Unité incréée de Dieu. Le monde revêt une beauté inédite et signifiante qui inspire le Désir. Cette beauté, inhérente ici au pansexualisme, est évidemment une projection du Désir de Mirar dans le monde, elle est d’essence mythique :

“De longues guirlandes de perles lumineuses entouraient les enceintes à ciel ouvert où se serrait une foule d’hommes et de femmes, devant un orchestre joyeux, dont les sons montaient confusément à mes oreilles[26].”

La terre vue par Mirar acquiert l’étrange caractéristique de transformer le Ciel et Dieu en huis-clos, par contraste. Cet enfermement est insupportable à Mirar, qui est dans le monde confronté à la vie. Ses sens sont tous en éveil tandis que le monde s’infuse en lui et qu’il le regarde en se l’appropriant, coloré et vibrant :

“La nuit était chaude ; mes ailes commençaient à se lasser. Je descendis dans un de ces concerts et m’assis, invisible, parmi les auditeurs. A ce moment, une femme parut sur la scène, vêtue d’une robe courte et pailletée. Les reflets de la rampe et la peinture qui couvrait son visage n’y laissaient voir que le regard et le sourire[27].”

On perçoit le drame de Mirar, invisible pour cette femme qui n’est que regard et volupté. Elle participe du Désir pansexualiste tandis que Mirar en est le jouet. Cette femme est bien décrite par l’ange comme une semi-divinité – incompatible d’autant plus avec la divinité unique de Ialdabaoth. Le corps de la danseuse est décrit comme souple et voluptueux. “La voix mordante et les mouvements insidieux de cette créature me jetèrent dans un trouble inconnu. Je pâlis, je rougis, mes yeux se voilèrent, ma langue sécha dans ma bouche[28].” Ce trouble qui s’empare de Mirar est ontologique, et c’est à ce moment précis que le Désir rompt le lien de l’ange avec Dieu. Ceci signifie que Ialdabaoth, dans une morale du Désir, est du côté du mal, puisqu’il est ferment de frustration. Nous sommes bien dans un horizon pansexualiste, immergés dans les référents de la morale du Désir que nous avons décrits plus haut[29]. Le Désir de Mirar opère un changement ontologique fondamental à l’être de Mirar tout entier : il devient un ange amoureux, ces deux termes étant évidemment inconciliables.

“Et Théophile[30] conta, en gémissant, comment, possédé du désir de cette femme, il ne remonta point au ciel ; mais, ayant pris la forme d’un homme, vécut de la vie terrestre, car il est écrit : « En ce temps-là, les fils de Dieu virent que les filles des hommes étaient belles[31] ».[32].”

Dès lors, Mirar devient humain, et son Désir s’inscrit donc dans la sphère de l’humanité. Bouchotte[33], qui ressemble à une émanation contemporaine de Thaïs, succombe au charme transi de Mirar de manière toute païenne :

“Il se jeta à ses pieds et lui dit qu’elle était adorable, qu’elle chantait délicieusement, qu’il l’aimait à la folie, qu’il renonçait pour elle à sa famille, à sa patrie, qu’il était musicien et n’avait pas de quoi manger. Touchée de tant de jeunesse, de candeur, de misère et d’amour, elle le nourrit, le vêtit et l’aima[34].”

Mirar est un personnage à l’opposé de Paphnuce, il combat sa frustration à un tel point qu’il perd toute son intégrité pour donner libre cours à son Désir, même si sa liaison avec Bouchotte est éphémère. Anatole France dépeint en effet la danseuse comme capricieuse, un peu à la façon de Félicie Nanteuil dans Histoire comique. Elle va mépriser l’ange d’être socialement pauvre, mais va continuer à l’entretenir par défaut. Mirar est devenu un musicien, une fontaine de mélodies emblématique d’un reniement ontologique de Dieu, puisque la musique est un art temporel par excellence. L’harmonie musicale concurrence de manière noire l’harmonie du monde, et même si Mirar est un musicien décrit comme médiocre, il n’en reste pas moins, en tant qu’artiste, un petit démiurge. Le Désir de Mirar l’entraîne donc subversivement, presque involontairement, dans une concurrence divine que les chrétiens désigneraient comme satanique. Même si Mirar désapprouve les anges déchus par la violence de leurs opinions, il en est devenu un lui-même, ontologiquement, et agit comme tel. Le Désir est donc bien ferment de révolte et de négation, que ce soit d’une manière volontaire ou inconsciente[35]. Un ange amoureux est un ange déchu, devenu homme libre. (Il reste à savoir si les humains assumant le Désir ne sont pas eux-mêmes, en essence, des sortes d’anges déchus[36].)

Zita est elle aussi en grande partie définie par son regard :

“Les deux anges la trouvèrent qui, seule, lisait. A leur approche, elle leva de grands yeux où dans de l’or liquide jaillissaient des étincelles. Ses sourcils formaient ce pli sévère, qu’on voit au front de l’Apollon pythien[37] ; son nez parfait descendait droit ; ses lèvres serrées imprimaient à son visage une moue hautaine[38].”

Zita passe pour être une nihiliste russe[39] athée et révolutionnaire. Son personnage, à l’instar de Gamelin dans Les Dieux ont soif, est effectivement essentiellement guidé par l’intellect. L’archange précise d’ailleurs que ce qui manque le plus à son peuple repu et comblé est le défaut de toute pensée. Cependant, les Français mêmes ne pensent guère, rien n’y est plus rare qu’un être pensant. Dès lors, selon Arcade, la révolte des anges pourrait être attisée par l’apparition de la science dans le Ciel : Arcade propose une sorte d’acculturation où le darwinisme se substituerait à Ialdabaoth lui-même : après avoir reconnu les lois scientifiques de l’évolution, les anges

“reconnaîtront qu’Ialdabaoth, obscur démon d’un petit monde perdu dans l’espace, les abuse quand il les prétend sortis à sa voix du néant, qu’il ment en se disant l’Infini, l’Eternel, le Tout-Puissant, et que, loin d’avoir créé les univers, il n’en connaît ni le nombre ni les lois ; ils s’apercevront qu’il est semblable à l’un d’eux, ils le mépriseront et, secouant sa tyrannie, le précipiteront dans la géhenne où il a plongé ceux qui valaient mieux que lui[40].”

Le discours d’Arcade est un peu naïf, puisqu’en faisant une confiance aveugle à la science comme ferment de révolte, il risque de ne pas dépasser l’ignorance dans laquelle se trouvent les hommes. En effet, il reconnaît volontiers les hommes comme créateurs de la science, mais les hommes eux-mêmes se trouvent dans l’obscurité, et Zita intervient un peu dans ce sens :

“Ces connaissances sur lesquelles vous comptez pour affranchir les Cieux, n’ont pas détruit le sentiment religieux sur la terre. […] Si les connaissances positives ont une si faible influence sur les croyances des hommes, il n’est pas probable qu’elles en exercent une plus grande sur les opinions des anges et rien n’est moins sûr que l’efficacité de la propagande par la science[41].”

Zita est donc partisane d’une véritable tabula rasa visant non pas à éclairer les anges, mais à les affranchir, quitte à leur mentir en exaltant leurs plus bas instincts, non le Désir, mais leur hubris.

La vision du monde de Zita est une transposition de la révolte par la révolution, et la manière de penser de notre archange s’approche quelque peu de la manière de penser de Gamelin. Face à une autocratie (monarchiste chez Gamelin, « militaire » chez Zita), il faut une action idéologique en profondeur qui permettrait de retourner la population contre le pouvoir, en vue de le renverser et d’y instituer un ordre nouveau. Zita est sous le joug d’un Désir de liberté sous-tendu par la frustration de son statut d’ange soumis à l’immuable. Mais elle fait erreur en prônant l’action violente régie par les justifications de l’intellect. Ce faisant, elle ne jouit pas d’autre Désir que celui de prendre le pouvoir pour devenir elle-même une aristocrate.

Nous sommes en effet face à une dialectique du maître et de l’esclave. Elle compte sur la majorité des classes (angéliques) prolétariennes pour renverser par la force les autocrates, avant de se proclamer triomphalement de la classe dirigeante – ce qui va à l’encontre de la liberté à laquelle elle voudrait voir les anges aspirer. Sa révolution est donc en essence appelée, à long terme, au rétablissement d’un ordre supérieur au pouvoir : elle n’aura rien changé, sinon les individus mêmes constituant l’aristocratie régnante. Le Désir frustré de Zita la conduit donc à envisager la perspective d’une utopie après une tabula rasa[42]. Ce faisant, son aspiration utopique va droit à l’échec prophétisé par Anatole France dans L’Ile des Pingouins et dans Sur la pierre blanche. Zita, par un Désir de changement fondamental, prône l’exaltation du moi dans le collectivisme et la révolte, mais son Désir, purement intellectualisé, est une erreur. Elle est devenue de ces humains inhumains régis par la frustration et par l’orgueil aristocratique de la pensée, et son engagement dans la fondation d’une utopie va à l’encontre d’une approche salutaire. Zita risque non d’instaurer le Désir comme instance libératrice, mais de plonger l’univers dans le chaos de l’anarchie, au travers d’un orgueil particulièrement frustré.

Le kéroub[43] Istar[44] est une variante « humaniste » de Zita, car s’il cherche à établir un ordre nouveau, ce n’est pas dans le Ciel, mais sur terre. Ce qui le différencie de Zita est une grande tendresse pour les humains, à l’instar de la déesse Istar. Son Désir de tabula rasa vise à offrir aux hommes une libération définitive vis-à-vis de l’oligarchie financière. Il représente lui aussi un anarchiste, mais puisqu’il est humaniste, c’est un anarchiste affranchi de toute aristocratie intellectuelle.

Nous le voyons, le Désir paraît différent suivant chaque ange, mais ceci n’est qu’une façade. Sous des dehors polymorphes, tous ces anges subissent en effet le même trajet ontologique : ils se séparent de Ialdabaoth par la négation d’une unité originelle les obligeant à une éternelle contemplation sans conscience, puis ils subissent un changement d’état fondamental en s’incarnant, ce qui leur permet de s’inscrire du même coup dans le temps et l’espace. Cette condition est nécessaire à l’expression du Désir inscrite dans la réalité charnelle. Chaque ange sécrète ensuite une vision du monde qui lui est propre et présidée plus ou moins par la frustration. Le Désir appelle au travers d’une violente révolte une brutale métamorphose du monde, afin que ce dernier soit en adéquation totale avec le Désir. Nous sommes face à la dialectique de l’absence et de la présence, et un Désir assouvi consisterait dans la disparition totale de toute frustration en rendant présent un monde en totale adéquation avec ses aspirations.

Cependant, puisque le Désir est polymorphe, il ne peut être universel, et la tabula rasa exigée par la révolte du Désir ne peut conduire à rebâtir un monde qu’en adéquation avec des volontés multiples et particulières. Le monde parfait selon Zita ne ressemble en rien au monde parfait selon Arcade, Istar ou Mirar.

Le Désir est donc sécrété avant tout par des individualités, et si sa structure même est toujours identique et passe par les mêmes étapes, ses objectifs diffèrent suivant chacun.

Le Désir semble structurellement ne pas pouvoir offrir un logos universel, et il paraît donc voué à l’échec. Si la révolte des anges faisait basculer Ialdabaoth dans l’enfer pour introniser Satan, il faudrait alors que le Désir de Satan soit lui-même universel pour rejoindre le Désir de tous les révoltés. A cette condition sine qua non mais absurde, la frustration ne serait plus de ce monde. Satan reste en effet lui-même une individualité. Le Désir n’est polymorphe que parce qu’il est sécrété par des individualités et comme tel, il ne saurait être universel.

Par conséquent, le Désir ne peut exiger de révolution universelle pour bannir la frustration une fois pour toutes de l’univers ; c’est impossible et ce serait dangereux. Cela rejoindrait une tyrannie du Désir qui fonderait le pire cosmos possible. Le Désir est donc appelé à rester dans le fragmentaire, ainsi que nos anges en font l’expérience : pour l’assumer, ils doivent en effet se détacher de l’unité divine en s’incarnant, et donc rejoindre la multiplicité.

Si le Désir ne peut être universel, mais s’il sécrète une soif d’universalité, dans ce cas n’est-il pas voué à un insondable et irrémédiable échec ? La recherche du logos est-elle définitivement compromise ? N’y a-t-il d’autre espoir que de se faire l’égal de Dieu qui est le monde et qui est le logos pour accéder au logos ? Nous allons voir que cette aporie peut être dépassée si le Désir est mis dans la perspective dialectique de la fusion et de l’alternance.

 


[1] Ange provient du latin angelus transcrit du grec profane aggelos, ce qui désigne seulement un messager. Par contre, dans les Septante, le mot ange traduit l’hébreu maleak, qui signifie messager de Dieu et peut désigner soit des anges, soit des prophètes ou même des prêtres. Dans l’Ancien Testament, les anges sont appelés fils de Dieu (Job, I, 6), armée de Yahvé (Josué, V, 14), armée du Ciel (Premier Livre des Rois, XII, 19) ou saints (Daniel, VIII, 13, où trois d’entre eux, Michel, Gabriel et Raphaël sont nommés). Cependant, on sait que c’est surtout dans la période intertestamentaire (bibliothèque de Q’mran) et dans le Nouveau Testament que les anges prennent une grande importance. Les fonctions des anges sont traditionnellement multiples. Elles sont désignées le jour même de la Création et sont proposées dans le livre des Jubilés, II, 2. Elles peuvent être politiques (l’archange Michel est le gardien de tout Israël), mais également protectrices. Chaque être naturel a un ange gardien. D’autre part, un ange est responsable du bon déroulement de chaque saison. Enfin, les anges intercèdent pour les hommes auprès de Dieu, en leur montrant le droit chemin ou en révélant des secrets divins concernant la Terre et le Ciel. Source Encyclopaedia Universalis, article « Anges et archanges ».

[2] On retrouve un Arcade sous les traits d’Arkadi Kirsanov dans le roman de Tourguéniev Pères et enfants (aussi traduit Pères et fils, du Russe Octy i deti, 1862). C’est ce personnage qui donne la définition du mot nihiliste à propos de son ami Bazarov : “il ne s’incline devant aucune autorité, n’accepte aucun principe sans examen.” C’est à partir de ce moment que le mot même de nihilisme entrera dans l’usage. Il faut noter qu’Anatole France devait nécessairement connaître ce roman, puisque l’une des premières études sur Tourguéniev en France est signée par Paul Bourget en 1883, cinq ans avant que ce dernier ne produise Le Disciple et qu’il ne se brouille très gravement avec Anatole France. (voir P. Bourget, in Essai de psychologie contemporaine, t. II, Paris, 1901.) Nous supposons donc qu’Anatole France a choisi de prénommer son ange Arcade par référence à Arkadi Kirsanov.

[3] Anatole France, La Révolte des anges, Pléiade, tome IV, p.682.

[4] Voir Enoch Ethiopien, IC,3 et LX 11.

[5] Anatole France, La Révolte des anges, ibid., p.686.

[6] Anatole France, La Révolte des anges, idem.

[7] Anatole France, La Révolte des anges, idem.

[8] Ce secret révélé prouve également que l’ange est une émanation du Désir de notre auteur. Le but de la gnose francienne du Désir n’est-il pas de connaître les secrets universels ? Voir supra, II.3.4, p.368. Ce secret démontre aussi que le Désir supérieur de l’ange rejoint le Désir ultime des humains, qui est de donner un sens à leur existence en se fondant une trajectoire de connaissance salvatrice vers la signification cachée du monde. C’est ce en quoi l’ange francien est beaucoup moins angélique que les anges bibliques.

[9] Anatole France, La Révolte des anges, ibid., p.687.

[10] Sur la gnose origénique, voir notamment les ouvrages de H. Crouzel, dont “Origène et la « connaissance mystique », Desclée de Brouwer, Bruges-Paris, 1961.

[11] Anatole France, La Révolte des anges, ibid., p.688.

[12] Anatole France, La Révolte des anges, ibid., p.689-690.

[13] Voir E. Ortigues, Religions du Livre et religions de la coutume, Le Sycomore, Paris, 1981.

[14] Voir supra, II.1.1, p.236.

[15] Cette particularité francienne est étonnante, car un ange, même mauvais, ne pourrait aller selon la tradition gnostique à l’encontre de sa propre nature, ce qui laisse entrevoir la possibilité d’une apocatastase, c’est-à-dire réconciliation avec Dieu lors de la fin des temps.

[16] Dieu est donc nécessairement frustré, et donc en proie également au Désir.

[17] Anatole France, La Révolte des anges, ibid., p.690.

[18] Il reste à savoir si une apocatastase du Désir – réconciliation entre l’ange déchu et son créateur – est une possibilité entrevue par Anatole France .

[19] Mirar en espagnol signifie regarder.

[20] Anatole France, La Révolte des anges, ibid., p.697.

[21] Anatole France, La Révolte des anges, ibid., p.699. Il faut noter que ce thème est celui des films Paris, Texas (1984) et surtout des Ailes du désir (Der Himmel über Berlin, 1987) du réalisateur Wim Wenders.

[22] Ces bonnes morts sont très ironiques de la part d’Anatole France ; n’oublions pas que les anges s’adressent aux fidèles, qui subsistent encore nombreux en France, spécialement parmi les officiers supérieurs des armées de terre et de mer. Anatole France attaque ici explicitement les anti-dreyfusards.

[23] Encore une fois, c’est par le regard que l’alchimie du Désir fait son œuvre. C’est ainsi que le regard de Mirar va opérer le changement de statut ontologique de l’ange.

[24] Anatole France, La Révolte des anges, ibid., p.699.

[25] Anatole France, La Révolte des anges, ibid., p.696.

[26] Anatole France, La Révolte des anges, ibid., p.699.

[27] Anatole France, idem.

[28] Ce passage est une référence (amusée) à Phèdre de Racine.

[29] Voir supra, II.3, p.289.

[30] Théophile Belais est le nom terrien de Mirar. Théophile signifie l’ami de Dieu.

[31] Genèse, VI, 2.

[32] Anatole France, La Révolte des anges, ibid., p.699-700.

[33] Le nom de la danseuse est celui d’un des ministres de la guerre qui présida le Club des Cordeliers, farouchement antichrétien, pendant la Révolution française.

[34] Anatole France, La Révolte des anges, ibid., p.700.

[35] Voir supra, II.3.1.c, p.305.

[36] C’est la thèse soutenue par Teilhard de Chardin selon laquelle l’ange déchu, c’est nous, les hommes. Voir P. Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain, Seuil, 1955.

[37] Marie-Claire Bancquart précise en note, Pléiade, tome IV, p.1524, qu’il s’agit de l’Apollon vainqueur du serpent de Delphes, représenté à Rome par la statue du Belvédère. Nous voyons dans ce symbole païen un appel même à la révolte contre le Dieu chrétien : Apollon pythien fut en effet l’un des dieux les plus révérés en Grèce et la fantastique expansion coloniale que connut ce pays entre 750 et 600 av. J.-C. ne se fit qu’avec l’aval d’Apollon pythien, dont les oracles prédisaient aux humains l’avenir le plus profitable. C’est combien, dans ce contexte, cette référence est subversive. Voir J.-P. Savignac, Les Oracles de Delphes, La Différence, Paris, 1989.

[38] Anatole France, La Révolte des anges, ibid., p.702.

[39] Le nihilisme russe passe pour être l’essence de la modernité. Il prend conscience de ce qu’il est lorsque D. I. Pissarev exprime ses idées dans la revue russe interdite d’édition Rouskoïe Slovo (La Parole russe) entre 1861 et 1866. Il prône la lutte globale et définitive contre la culture établie et le pouvoir des libéraux. Un autre personnage fondamental sera le critique russe V. Biélinski, qui écrira dans le Contemporain (fondé par Pouchkine) “la négation est mon dieu”. Le nihilisme russe s’appuie, à l’exemple de Tourguéniev, sur une vision du monde très pessimiste : les attentes humaines sont toujours déçues par l’inhumanité du monde et le réel n’a donc pas de justification : le monde est absurde. Dans cette perspective, reste à savoir quelle destinée on choisira : le nihiliste prône une révolte totale qui érigera une nouvelle image de l’homme tout en détruisant le vieux monde. La négation entraîne la création d’un tout est permis (prôné par S. Netchaïev et M. Bakounine), d’où est issue une conception sociale fondée sur la liberté absolue de chacun. Dès lors, Dieu est mort, remplacé par le moi humain qui est censé être exalté jusqu’au paroxysme, dans un mythe du surhomme. Nous ne pouvons guère ici approfondir davantage le sens du nihilisme russe. Voir J. Granier, Le Problème de la vérité dans la philosophie de Nietzsche, Seuil, Paris, 1966. Anatole France connaissait également le nihilisme russe, au moins au travers de P. Bourget, Essais de psychologie contemporaine, Plon, Paris, 1885. A dire vrai, le nihilisme (russe ou nietzschéen) était à la mode dans le Paris de la fin du siècle, au moins jusqu’à la Première Guerre mondiale. “L’influence de Nietzsche a souvent été invoquée à l’appui de cette exaltation nouvelle de la vie et de la joie. Il vaudrait mieux parler d’une influence du mythe nietzschéen. En effet, avant la traduction d’Ainsi parlait Zarathoustra et l’étude de Lichtenberger [en 1898, N.D.L.A], le philosophe allemand n’est connu que par quelques articles et de courts extraits parus en particulier dans L’Ermitage et La Revue blanche. Mais cela suffisait pour qu’il apparût comme l’annonciateur d’une humanité supérieure, réconciliée avec elle-même et avec le monde dans une joie dionysiaque et créatrice, balayant également l’humilité chrétienne démocratique dans l’épanouissement de l’être au-delà du bien et du mal. Les écrivains anarchistes de 1890-1895, qui souvent ne cherchent dans l’anarchie que l’expression d’une aristocratie intellectuelle ou, comme ils disent, d’une aristie, découvrent avec étonnement et enthousiasme le thème du surhomme.”, in M. Décaudin, La Crise des valeurs symbolistes, vingt ans de poésie française, 1895-1914, Slatkine, Genève-Paris, 1960, p.46. Cependant, il semble manifeste que la conscience de l’absurde d’Anatole France ne peut provenir que du nihilisme russe, et non de Nietzsche: nulle part Anatole France ne mentionne le philosophe allemand.

[40] Anatole France, La Révolte des anges, p.704.

[41] Anatole France, idem.

[42] Voir supra, II.1.2, p.240.

[43] Ce mot est une transcription de l’hébreu kerubim, pluriel de kerub, employés dans la Bible. On rapproche ce mot de l’akkadien karibu ou kuribu, qui figure en Mésopotamie les divinités de second rang. La description que fait Anatole France d’Istar est conforme à celle des chérubins dans Ezéchiel, XLI, 18.

[44] Istar (ou Ischtar) est une divinité perse qu’on appelle aussi déesse verte. Sa particularité est d’être bipolaire. D’une part, elle est la déesse de la guerre et des massacres ; d’autre part, elle est la déesse du désir, du rut animal jusqu’à la tendresse la plus pure. Elle est d’une ambition démesurée. Dans son pôle symbolique personnifiant le désir, on la compare souvent à Vénus, mais aussi à Hélène-Enoïa.

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