I.1.4.b) L’Humaine tragédie et la définition pessimiste de la vérité

I.1.4.b) L’Humaine tragédie[1] et la définition pessimiste de la vérité

 

Cette vision du monde guidera notre étude de « L’Humaine tragédie[2] », œuvre symptomatique d’une conception pessimiste et relativisée de la quête du savoir. L’exergue de « L’Humaine tragédie » est déjà à ce propos fort convaincant[3] :

“La vie humaine est tout entière souffrance, et il n’y a pas de trêve à ses maux ; mais ce qui pourrait être plus désirable que l’existence est enveloppée de ténèbres et voilée de nuages[4].”

La nouvelle s’ouvre sur une description pittoresque du héros, Fra Giovanni[5]. Ce frère franciscain[6], donc d’un ordre aux préceptes renommés comme durs et intransigeants, est immédiatement dépeint avec ironie :

“Il eut, par révélation, la connaissance des vérités qui échappent aux hommes habiles et prudents. Et, bien qu’il fût ignorant et simple, il savait ce que ne savent point les docteurs du siècle[7].”

Or, cette sagesse immense et immanente – Anatole France parle de révélation, qui est la communication d’une vérité soit par un auteur désigné par Dieu (un prophète, par exemple), soit par Dieu lui-même, et ce en dehors de toute réflexion – est immédiatement et malicieusement remise en cause par notre auteur ; l’ascèse de Fra Giovanni est ridicule[8], car sa conduite refuse tout ce qu’Anatole France juge comme étant nécessaire à l’épanouissement de la personne humaine:

“Il était pauvre avec allégresse. Il se délectait dans l’obéissance. Et, renonçant à former des desseins, il goûtait le pain du cœur. Car le poids des actions humaines est inique, et nous sommes des arbres qui portent des fruits empoisonnés. Il craignait d’agir, car l’effort est douloureux et vain. Il craignait de penser, car la pensée est mauvaise. […] Il savait encore que ceux qui n’ont, pour tout bien, que les richesses de l’esprit, s’ils en font gloire, s’abaissent par cet endroit jusqu’aux puissants de ce monde[9].”

En décodant cette description, nous voyons que le portrait moral de Giovanni dépeint par Anatole France ressemble à celui d’un naïf dogmatique, oisif et ignorant. Ce type de personnage est très présent chez Anatole France, de Paphnuce dans Thaïs à Frère Ange dans La Rôtisserie de la reine Pédauque, en passant par Maël dans L’Ile des Pingouins. Il s’agit toujours pour France de démontrer que les âmes naïves et simples qui ne se remettent jamais en cause et voient le monde à travers le filtre de leurs dogmes sont dans la fausseté ; cependant, chaque membre de cette galerie de portraits est plus ou moins élaboré, suivant la thèse qu’Anatole France veut servir; or, Fra Giovanni semble être le personnage le plus simplet de tous ; dans sa foi aveugle, presque enfantine, il ne vit qu’au travers d’instincts plus ou moins incontrôlés, qu’il place sous l’égide divine[10], prenant les songeries les plus plates pour de grandioses illuminations :

“En ce temps-là, Fra Giovanni connut que les biens de ce monde viennent de Dieu, et qu’ils doivent être la part des pauvres, qui sont les préférés de Jésus-Christ. […] Il méditait, songeant que saint François était né dans une étable, comme Jésus.[…] Et Fra Giovanni avait agi de la sorte parce qu’il savait par révélation que toutes les choses en ce monde, appartenant à Dieu, appartiennent aux pauvres[11].”

On le voit, Anatole France manie l’irrévérence avec malice, faisant du frère une sorte d’irrémédiable ignorant.

Cependant, nous allons voir comment Fra Giovanni est initié à la réalité de l’univers tel que le conçoit Anatole France. Dès l’incipit, donc, notre abbé vit dans la foi la plus simple, la plus naïve et la plus ridiculisante, suivant à la lettre – sans les analyser – les préceptes franciscains comme la seule loi possible, immuable et appelant à une stricte obédience. Il passe d’ailleurs pour un âne à de nombreuses reprises, y compris chez ses pairs : “Laissons cet homme. Il est tout à fait stupide[12].”, dit-on de lui lorsqu’il applique aveuglément ces principes qui pensent à sa place. Il va jusqu’à se faire dépouiller sur son ordre par un pauvre, pour se retrouver nu dans la neige en train de jouer à la bascule avec des enfants[13]. Dès lors, il semble impossible que ce pittoresque individu puisse acquérir une quelconque vision acérée de l’univers qui l’entoure : “Fra Giovanni n’était point avancé dans la connaissance des lettres, et il se réjouissait de son ignorance comme d’une source abondante d’humiliations[14].

Ce n’est certes pas du côté des docteurs en théologie que se trouve la lumière : pour eux, la pauvreté intellectuelle est un avantage :

“Je vous le dis, en vérité, Fra Giovanni : une pauvre vieille femme peut égaler et surpasser en l’amour de Dieu tous les docteurs en théologie. Et comme la seule excellence de l’homme est dans l’amour, je vous le dis encore, mon frère : telle femme très ignorante sera élevée dans le ciel au-dessus des docteurs[15].”

L’ignorance semble dépeinte ici par Anatole France comme toujours en tant que condition sine qua non de la foi et de la soumission aux dogmes. Quant à l’univers, il continue de tourner indépendamment de façon presque absurde, qu’il soit vide ou non. C’est ce dernier point qui d’ailleurs semble motiver Anatole France dans sa constitution de « L’Humaine tragédie ».

La vérité universelle apparaîtra ainsi sous les traits de l’inquiétant personnage du diable[16], décrit par Anatole France comme noir et beau.

“Parce que je suis l’Adversaire et parce que je suis l’Autre[17], je tenterai ces moines, et je leur dirai ce que tait Celui qui est leur ami. Et j’affligerai ces religieux en leur disant la vérité et je les contristerai en prononçant des discours raisonnables[18].”

 On voit ici fort bien que le Satan de « L’Humaine tragédie » est un personnage tout à fait opposé à Fra Giovanni. Il est conçu par Anatole France pour offrir un saisissant contraste avec la naïveté non feinte du frère mu par une foi aveugle et simple. Le diable est un farouche logicien, et comme par hasard, il rejoint la pensée d’Anatole France ; son discours abonde en mots d’auteur :

“J’enfoncerai la pensée comme une épée dans leurs reins. Et quand ils sauront la vérité, ils seront malheureux. Car il n’y a de joie que dans l’illusion et la paix ne se trouve que dans l’ignorance. Et parce que je suis le maître de ceux qui étudient la nature des plantes et des animaux, la vertu des pierres, les secrets du feu, le cours des astres et l’influence des planètes, les hommes m’ont nommé le Prince des Ténèbres […] Or, je tenterai ces moines, et je leur ferai connaître que leurs œuvres sont mauvaises et que l’arbre de leur charité porte des fruits amers[19]. Et je les tenterai sans haine et sans amour[20].”

Le diable ici est un humaniste. Il est féru de sciences, de curiosité, de connaissances, et sa pensée est lumineuse face à l’obscurantisme abêtissant de Giovanni ; il refuse l’ignorance, et son plan est pernicieux : infliger le malheur par la vérité est l’une des responsabilités de ce diable. C’est peut-être aussi l’une des responsabilités assumées par Anatole France vis-à-vis de son lecteur[21].

A la rencontre de Fra Giovanni, le diable se change en veuve voilée, symbole de la piété et de la foi sans borne, mais aussi d’une apparente faiblesse, et physique, et morale[22]. Dès lors, lorsque la vieille femme demande l’aumône au frère, elle se situe dans une démarche qui semble naturelle, et qui rend Fra Giovanni encore plus saint[23], tout en démontrant la faiblesse intellectuelle du frère. Encore une fois, l’irruption de l’imaginaire dans le réel est l’une des clefs choisies par Anatole France, comme dans « Monsieur Pigeonneau[24] », pour mettre en scène sur un mode ludique un protagoniste qui fait fausse route et qui se fait facilement tromper. Cependant, lors de la première confrontation entre le diable et Fra Giovanni, les deux points de vue sont tenus en échec ; le diable invente une histoire invraisemblable selon laquelle la généreuse aumône de Giovanni sert à parfaire de noirs desseins, scandaleux et opposés à la morale du frère :

“Je vais mendiant par les chemins sous un voile de veuve, afin de recueillir une somme d’argent que je destine à un homme de Pérouse[25] qui jouit de mon corps, et qui s’est engagé, s’il recevait cette somme, à tuer par surprise un chevalier que je hais, parce que, m’étant offerte à lui, il m’a méprisée. Or, cette somme était imparfaite. Mais le poids de votre tasse d’argent l’a complétée. Et l’aumône que vous m’avez faite sera le prix du sang. Vous avez vendu le juste. Car le chevalier est chaste, sobre et pieux, et je le hais pour cela. Et c’est vous qui aurez causé sa mort. Vous avez mis un poids d’argent dans le plateau du crime[26].”

La violence du stratagème réside, dans une optique métaphorique, dans la mise en évidence de la naïveté aveuglante du frère qui l’entraîne à la faute et au péché ; son bon cœur ne recherche pas, dans une saine et curieuse suspicion, la vérité. Le diable en profite pour tremper l’âme de Giovanni dans un scandale. Cependant, ironiquement, ceci ne fait que renforcer l’aspect naïf et donc fidèle du frère qui sanglote :

“Il se mit à genoux dans un buisson d’épines[27] et il pria le Seigneur, disant : « Seigneur, faites que ce crime ne retombe ni sur cette femme ni sur moi, ni sur aucune de vos créatures, mais qu’il soit porté sous vos pieds percés de clous et qu’il soit lavé de votre sang précieux. Laissez tomber sur moi et sur ma sœur du grand chemin une goutte d’hysope, et nous serons purifiés, et nous passerons la neige en blancheur[28].»”

 Visiblement, Giovanni n’a absolument pas compris ce qui lui arrive, et, dans sa naïveté, il se raccroche aux psaumes bibliques[29] qui se substituent à son jugement : visiblement, dans l’esprit du frère, il ne s’est rien passé, sinon un prétexte à l’absolution. Cette rencontre miraculeuse avec le démon se solde par une profonde incommunicabilité entre l’âme simple du frère et l’intelligence malicieuse de Satan. Cette incommunicabilité est fondamentale, puisqu’elle signifie bel et bien que la vérité, trop douloureuse à entendre, n’est pas facilement accessible aux hommes qui en sont détournés par leur dogme aveuglant ; ceci dit, cette simplicité désarmante de Giovanni rejoint un bonheur béat qu’Anatole France dénonce ici avec force. En quoi réside l’honneur de l’homme voilé ? Le plus intelligent des savants, le diable ici, ce patron allégorique des scientifiques, ne peut atteindre la pure ignorance du franciscain. L’essence de l’intelligence ne peut atteindre l’essence de l’ignorance. Cette vision rendue plaisante dans « L’Humaine tragédie » est somme toute fort terrifiante par son pessimisme. L’échec du diable-Anatole France est retentissant : “Je n’ai pu tenter cet homme, à cause de son extrême simplicité[30].” La bêtise a vaincu l’intelligence. Ainsi, Anatole France ne choisit pas ici entre l’intelligence et l’ignorance. Il accepte la pluralité des points de vue, et de leur confrontation surgit l’échec. Pendant ce temps, le lecteur n’est guère plus avancé sur les vérités cosmiques de l’univers, autre preuve de pessimiste incertitude.

La seconde rencontre entre Fra Giovanni et Satan[31] est plus féconde. Nous ne nous attarderons pas ici sur la théologique discussion qui anime nos deux protagonistes sur la richesse et la pauvreté : les deux s’accordent à dire que l’homme est pauvre, et c’est précisément pourquoi la discussion sur la valeur de la richesse a un sens. Cette pauvreté est ici moins matérielle que métaphysique, ce qui ne laisse de montrer les propres angoisses d’Anatole France : “Tous les biens sont de chair et se goûtent par la chair[32].”

ceci dit, le discours du diable est fort symptomatique de l’attitude sceptique et pessimiste d’Anatole France :

“Mes paroles sont exactes et littérales et cet homme ne les entend point. […] Les misérables hommes marchent à tâtons dans les ténèbres, et l’Erreur élève sur leurs têtes son dais[33] immense. Les simples et les savants sont le jouet de l’éternel mensonge[34].”

Au sein des ténèbres, ni la science ni l’ignorance ne peuvent se hisser à la vérité. Cette ‘Erreur’ à laquelle fait allusion Anatole France, semble bien être l’insurmontable écueil. Le seul paramètre semblant pouvoir surmonter les âpres ténèbres est le bonheur ; simplement, il ne s’agit en rien de n’importe quel bonheur. Cette notion francienne asymptotique du bonheur à laquelle on tend sans jamais l’atteindre – est tout entière contenue dans ces paroles de Satan :

“As-tu le bonheur ? Si tu as le bonheur, je ne prévaudrai pas contre toi. Car l’homme ne pense que dans la douleur, et il ne médite que dans la tristesse. Et tourmenté de craintes et de désirs, anxieux, il s’agite dans son lit et déchire son oreiller de mensonges. Pourquoi tenter cet homme ? Il est heureux[35].”

Nous sommes ici au cœur de la pensée francienne, dans toute sa paradoxale dialectique. Penser est nécessaire, mais entraîne le malheur de celui qui ne trouve pas, heurté au mur des illusions et de l’incompréhension. Celui qui dépasse ce malheur est sans doute celui qui comble, dans une inacceptable facilité, la douloureuse interrogation sans réponse par le mensonge. Le mensonge apporte le réconfort de ce qui comble les vides, au travers d’une rassurante matière néanmoins trop trouble pour le penseur honnête. C’est certainement dans cette lignée que se situe Anatole France, dans ces années 1893-1895. En croisade contre l’ignorance réconfortante, au sein d’une attitude curieuse et rationnelle, Anatole France se heurte à cette définition du bonheur qui ne serait atteint qu’au travers de l’ignorance. Il semble hélas qu’Anatole France ne trouve pas ici de définition d’un bonheur qui serait issu de la pensée, simplement parce que la pensée n’offre que des questionnements, et aucune réponse confortablement stable et juste. Dans ces conditions, le bonheur n’existe pas.

Giovanni, pour la première fois, vacille, et son bonheur absurde[36] se trouve fort amoindri, par force : “Seigneur, je suis moins heureux depuis que je vous écoute. Et vos discours me troublent[37].” Dès lors, le diable se dénude, et apparaît dans sa troublante et subversive beauté : “Et il parut nu. Il était noir et plus beau que le plus beau des anges[38].” D’un point de vue métaphorique, ce passage de « L’Humaine tragédie » est également fondamental. Dans un premier degré de lecture, Satan est certes le plus beau des anges[39]. Cependant, il faut interpréter ceci différemment dans ce contexte. La noire beauté de Satan est cette redoutable beauté de la pensée qui surpasse la beauté éthérée des anges improbables auxquels Fra Giovanni croit naïvement. La pensée est métaphoriquement plus belle que la plus belle des chimères. Ce qu’Anatole France appelle ici ‘mauvais esprit’ est imprégné de sarcasmes. Le mauvais esprit réfute avant tout l’idée d’un confort intellectuel par trop facile. Il rejoint l’ironie.

Parallèlement à ce diable incompris, à la libre pensée qui se heurte à l’incompréhension, Fra Giovanni connaît lui aussi la tristesse de l’incommunicabilité. Un ange visite le frère[40] :

“Par ce feu, tes lèvres resteront pures et elles seront ardentes. […] Ta langue sera déliée, et tu parleras aux hommes. Car il faut que les hommes entendent la parole de vie et qu’ils sachent qu’ils ne seront sauvés que par la simplicité du cœur. C’est pourquoi le Seigneur a délié la parole du simple[41].”

Au travers de cette citation parodique de la bible, Anatole France semble surtout critiquer ce passage d’Esaïe :

“Il dit : « Va, tu diras à ce peuple : écoutez bien, mais sans comprendre, regardez bien, mais sans reconnaître. Engourdis le cœur de ce peuple, appesantis ses oreilles, colle-lui les yeux ! Que de ses yeux il ne voie pas, ni n’entende de ses oreilles ! Que son cœur ne comprenne pas ! »[42]

Anatole France insiste sur le fait que la raison divine est trop obscure pour être profitable aux hommes curieux : “Car votre raison est contraire à la raison des hommes. Mais que votre volonté soit accomplie[43].”

En fait, c’est tout le système relativement absurde de « L’Humaine tragédie » qui pose question. Fra Giovanni croit en les anges, et les anges descendent donc naturellement sur terre pour lui parler[44]. Il croit donc aussi nécessairement au diable, et le diable existe alors sans condition. Or c’est précisément cette structure de l’imaginaire, pleinement assumée par l’auteur comme un outil pour établir une thèse dans l’univers du conte, qui prouve qu’Anatole France ne pose pas la science en valeur absolue de la vérité, tout en démontrant que l’imaginaire est aussi une possibilité pour le savoir de surgir dans la quotidienneté. Entre l’ange et le démon, un esprit rationnel comme celui d’Anatole France ne peut donner caution ni à l’un, ni à l’autre. Cette indécision s’efface devant le constat évident selon lequel ni l’ange, ni le démon, n’existent. « L’Humaine tragédie » est donc bien une ironique mise en abyme de la cécité humaine. La métaphore court sur différents degrés. Le premier met en scène un frère simplet qui se fait initier à la vérité universelle par le diable, ce qui est fondamentalement anticlérical d’une part. D’autre part, on peut ici comprendre que l’ignorance ne peut longtemps lutter contre la malice de la pensée acérée. Cette perte de naïveté engendre la perte du bonheur. Mais au-delà de ces lectures, il apparaît que cette irruption de la pensée dans l’ignorance est elle-même un leurre. Le diable n’est que fatuité, il appartient au même imaginaire que les anges, et peut-être engendre-t-il les mêmes illusions. Cette vérité si haute que la science divulgue à travers des paroles du diable, n’est-elle pas elle-même remise en cause par le relativisant imaginaire du conte ? Dans ce cas, cette vérité peut-elle se prévaloir d’une quelconque autorité sur l’ignorance simplifiante de Fra Giovanni ?

“Il n’y a ni bons ni méchants parmi les hommes. Mais tous sont malheureux. Et ceux que n’affligent ni la faim ni la honte, la richesse et la puissance les tourmentent. Il n’est point donné à celui qui naît de la femme[45] d’échapper aux misères, et le fils de la femme est semblable au malade qui se retourne dans son lit sans trouver le repos, parce qu’il ne veut pas se coucher sur la croix de Jésus, la tête dans les épines, et qu’il ne se réjouit point dans la souffrance. […] Le mal est grand parmi les hommes et on ne voit pas qu’il diminue[46].”

En fait, seule l’absence de bonheur semble guider l’humanité dans son appréhension de l’univers. D’un côté, les uns refusent l’univers tel qu’il est et inventent le mensonge, dont la religion semble chez France faire partie. D’un autre côté, les autres veulent accepter l’univers, et partent en croisade, avec l’arme de la pensée, pour tenter de le dénuder afin de le comprendre. Mais ni d’un côté, ni de l’autre, le bonheur ne semble possible à atteindre.

Ainsi, lorsque Fra Giovanni est jeté en prison[47], il pense mourir au nom de la ‘Vérité’ : “La Vérité[48] m’accompagnera au gibet. Elle me regardera et elle pleurera. Elle dira : « Je pleure parce que c’est pour moi que cet homme meurt. »[49]” Or, le diable donne une définition qui ne correspond guère à celle de Giovanni. On peut voir ici une certaine malice d’Anatole France, qui reprend à son compte, dans un but polémique, le principe de Protagoras selon lequel à chacun sa vérité[50]. De ce fait, la ‘Vérité’ change selon les angles de vue d’où elle est issue, ce qui revient à dire qu’elle n’existe pas (ainsi que le remarque avec mépris Platon dans le Théétète), et que toutes les vérités se valent. Or, Anatole France joue ici avec cette idée reçue. En fait, si deux vérités sont en désaccord, c’est que nécessairement l’une des deux est fausse :

“Fra Giovanni, puisque tu as voulu d’aventure prendre la Vérité pour dame et amie, il t’importe grandement de savoir d’elle tout ce que savoir se peut. Or, apprends qu’elle est BLANCHE. Et par son apparence, que je te fais connaître, tu découvriras sa nature, ce qui te sera fort utile pour t’accointer d’elle et l’embrasser avec toutes sortes de mignardises, à la façon d’un ami caressant son amie[51]. Tiens donc pour certain, bon frère, qu’elle est BLANCHE[52].”

Giovanni interprète cette allégorie de façon virginale : la vérité ‘BLANCHE’ serait ainsi car pure et parfaite. C’est également ce que le lecteur aurait vraisemblablement saisi. Anatole France se fait alors tout à fait subversif : “Il est d’un petit entendement de croire qu’elle est pure[53].” ceci signifie que la vérité ne provient d’aucun Dieu, qui serait lui-même de la plus haute des puretés[54]. Fra Giovanni ne peut de prime abord admettre ce fait : “Fra Giovanni, soyez meilleur physicien, et reconnaissez que la pureté est une qualité inconcevable[55].

Anatole France s’amuse alors à reconstituer une subversive joute verbale entre le frère et le diable, à la manière maïeutique d’un Platon et d’un contradicteur, sauf que de manière inversée, Platon se fait ici lui-même contradicteur[56], ce qui ne laisse d’interroger le pauvre frère :

“Messer Platon[57], qu’est-ce que le pur ? Je vous entends, Messer Platon. Vous affirmez que la connaissance est pure quand elle est privée de tout ce qui se voit, s’ouït, se touche, et généralement s’éprouve[58]. […] La vérité sera pure aux mêmes conditions. C’est-à-dire, moyennant qu’on la rende  muette, aveugle, sourde, cul-de-jatte, paralytique, percluse de tous ses membres. Et je reconnais volontiers qu’en cet état, elle échappera aux illusions qui se jouent des hommes, et ne courra pas le guilledou. Vous êtes un grand railleur, Messer Platon, et vous vous êtes beaucoup moqué du monde[59].”

 Le diable, moqueur, dépasse la théorie platonicienne de la vérité pure, en démontrant que si la pureté n’est pas de ce monde, alors la vérité elle-même est impure. C’est fondamental, puisque dans ce cas, elle n’existe pas : la seule vérité probable à admettre est ainsi qu’il n’y a pas de vérité, ce qui rejoint Protagoras :

“Or, si ce caractère[60], comme je viens de l’établir contre Platon lui-même, ne peut être la pureté, il est croyable que c’est l’impureté, laquelle impureté est la condition nécessaire de tout ce qui existe. Car nous venons de voir que le pur n’a ni vie ni connaissance[61]. Et tu as suffisamment éprouvé, j’imagine, que la vie et tout ce qui s’y rapporte se trouve composé, mélangé, divers, tendant à croître ou à diminuer, instable, soluble, corruptible, et non pur[62].”

Anatole France signifie ici encore que l’univers est fragmenté, qu’il n’est pas manichéen, monolithique et donc purement déchiffrable. La vérité sur l’univers n’est elle-même dévoilée, distillée, que partiellement, et une vérité partielle n’est pas la vérité. Dès lors, pour Anatole France, il semble que la vérité ne puisse guère être appréhendée par l’homme. L’homme ne perçoit donc du monde que des fractions de vérité. S’il croit pouvoir trouver la vérité pure en se tournant vers un Dieu pur, il se plonge dans l’illusion. Le diable-Anatole France, bon théologien, tend à le prouver en discutant la valeur sémantique de la dichotomie être/exister :

“Si tu lisais mieux tes livres, mon fils, tu verrais qu’il y est dit de Celui que tu viens de nommer[63], non point : « Il existe », mais : « Il est. » Or exister et être n’est point une même chose, mais ce sont deux choses contraires. Tu vis, et ne dis-tu pas toi-même : « Je ne suis rien ; je suis comme si je n’étais pas. » Et tu ne dis pas : « Je suis celui qui est[64]. » Parce que vivre c’est à tout moment cesser d’être. Et tu dis aussi : « Je suis plein d’impuretés[65] », parce que tu n’es pas une chose unique, mais un mélange de choses qui s’agitent et se combattent[66].”

Dans cette optique, puisque l’homme est impur et que Dieu est pur, l’homme ne peut en aucun cas rencontrer Dieu[67]. Par l’absurde, le diable montre donc un Dieu qui est en même temps tout, et donc qui n’est rien :

“Observe encore, mon fils, qu’il est rond comme une pomme, allongé comme une aubergine, tranchant comme un couteau et sonore comme une flûte. Il a toutes les qualités des substances. Il a aussi toutes les propriétés des figures. Il est aigu et il est obtus, puisqu’il est à la fois tous les triangles possibles ; ses rayons sont égaux et inégaux, puisqu’il est le cercle et l’ellipse[68], et il est encore l’hyperbole, qui est une figure indescriptible[69].”

Dès lors, la vérité est inconnaissable, et il est tout aussi absurde que des martyrs se fassent perdre par une notion indéfinissable, c’est-à-dire pour rien :

“Sans moi, mon pauvre ami, tu te serais fait pendre et puis brûler pour trois syllabes que ni toi ni tes juges n’entendez, en sorte qu’on n’aurait jamais su qui mépriser le plus, des bourreaux ou de la victime[70].”

Ainsi, la vérité est composite et contradictoire, aussi fragmentaire que la perception que peut avoir l’homme de l’univers.

“Sache donc que la Vérité, ta dame bien-aimée, est faite d’éléments où se rencontrent l’humide et le sec, le dur et le mou, le froid et son contraire[71], et qu’il en est de cette dame comme des dames charnelles en qui le tendre et le chaud n’est pas répandu également sur tout le corps. […] J’ai le regret de te quitter, ami. Mais je ne puis durer plus longtemps près de toi. Car j’ai beaucoup de contradictions à porter aux hommes[72].”

On constate donc ici la dialectique de la vérité selon Anatole France : elle n’est assimilable que partielle et contradictoire, mais elle fait souffrir ceux qui combattent pour l’atteindre, tout en s’éloignant d’eux au fur et à mesure. Dans ce cas, pourquoi mourir pour elle ? Plus, pourquoi s’empêcher de dormir pour elle ? “C’est une grande niaiserie que le « connais-toi toi-même » de la philosophie grecque. Nous ne connaîtrons jamais ni nous ni autrui. Il s’agit bien de ceci ![73].” La vérité est blanche car le blanc est le mélange de toutes les couleurs. Malgré le fait que toutes les couleurs soient fondues et incorporées dans le blanc, aucune d’entre elles n’est reconnaissable[74]. Cette caractéristique fait de la vérité une valeur que l’homme ne peut appréhender[75]. Pour reprendre une allégorie francienne, il en goûte l’existence, mais non l’être : il sait qu’elle existe sans pouvoir en différencier les composantes.

L’allégorique songe de Giovanni[76] tend à illustrer le fait que la vérité est avant tout source de désespérance. Le frère voit en rêve une rosace de vitrail, qui se confond avec une rose[77]. La roue est de lumière, comme vivante, et représente le cosmos tel qu’un homme croyant du XIVe siècle peut se le figurer[78]. Elle dévoile une pluralité d’êtres et de conditions, qui viennent tous de diverses origines. De là, chaque homme possède une devise de couleur différente, comme autant de pensées diverses :

“Ces devises étaient variées par le sens des mots autant que par la couleur des lettres, et […] les sentences s’opposaient entre elles de telle sorte qu’il n’en était pas une seule qui ne contredît toutes les autres. Mais il vit aussi que cette contrariété, qui existait dans la tête et le corps des maximes, ne subsistait pas dans leur queue, et que toutes s’accordaient par le bas très exactement, et qu’elles allaient à leur terme de la même manière, car chacune finissait par ces mots : Telle est la vérité[79].”

La péremptoire attitude de chacun de ces hommes, de provenance et de condition différentes, met en relief de manière saisissante le fait que l’homme est à la mesure de toutes choses. A chacun sa propre vérité. Le monde est trop pluriel pour accepter une vérité qui refuse cette ontologique dissolution :

“Le saint homme trouva dans les devises une multitude de contrariétés touchant l’origine de la souveraineté, les sources de la connaissance, les plaisirs et les peines, les choses qui sont permises et celles qui ne le sont pas. […] Et chaque sentence se terminait par ces mots : Telle est la vérité. Et le saint Homme Giovanni s’émerveilla de contempler[80] tant de vérités diversement colorées. Il en voyait de rouges, de bleus, de vertes, de jaunes, et il n’en voyait pas de blanche. Non pas même celle que proclamait le pape[81].”

Alors Giovanni prend conscience que la blanche et pure vérité n’existe pas, mais que seule la blanche et plurielle vérité peut être embrassée. Cette certitude naît d’un regard globalisant, qui lui tient lieu d’illumination. A cet instant, le frère devient hérétique comme il devient conscient. Car face à ce constat, nul dogme, y compris franciscain, ne peut assouvir le besoin fondamental d’en savoir plus. Or, la vérité dans ce cas n’existe plus : elle est donc absurde comme nécessaire initiatrice d’illusions. La réponse d’Anatole France à ce propos est amère et pessimiste : nul ne peut mourir pour l’illusoire vérité : “Vérité pour qui je meurs, parais aux regards de ton martyr ![82]”, hurle Giovanni qui ne comprend guère que la vérité, il a l’immense chance de la contempler en face de lui à cet instant. C’est lorsque la roue tourne à toute vitesse, représentant la globalité du monde, instillant à l’homme sa minuscule petitesse par rapport à l’ordre cosmique universel, qu’elle devient blanche, ses couleurs se mêlant :

“Alors la roue parut toute blanche. Et elle passait en éclat l’astre limpide où le Florentin[83] vit dans la rosée[84]. Et on eût dit qu’un ange, ayant essuyé la perle éternelle pour en ôter les taches[85], l’avait posée sur la terre, tant la roue ressemblait à la lune qui, au plus haut du ciel, brille un peu voilée par la gaze des nuées légères[86]”.

 Ainsi, nul humain ne devient distinct dans le grand cycle universel. Plus aucune idéologie particulière non plus. La pluralité enfante le Tout, mais comme l’homme est un être particulier, il ne peut voir du Tout que la particularité, les pluralités et la fragmentation. Finalement, la démonstration d’Anatole France n’est que logique, dans tout son pessimisme relativisant.

Le diable francien achève d’ôter à Giovanni ses illusions :

“Contemple la vérité blanche que tu désirais connaître. Et sache qu’elle est faite de toutes les vérités contraires, en même façon que de toutes les couleurs est composé le blanc. […] Il est vrai qu’on n’y voit que du feu[87].”

Face à ceci, l’homme est donc un nécessaire aveugle, puisque ni la science, ni la raison, ni la croyance, ni le rêve n’apportent la vérité à sa connaissance. Ces deux notions sont d’essence par trop différentes pour se rencontrer. Pour appréhender la vérité, il faudrait appréhender l’univers dans son ensemble, ce qui est impossible pour l’homme, dont la capacité de contemplation est tellement minuscule, imparfaite, partielle et partiale. Dès lors, la conclusion d’Anatole France sera sans appel, d’un pessimisme désespérant, tandis que le diable parlera presque avec tendresse et pitié à Giovanni :

“Ami, ne t’obstine pas à lire ce qui n’est pas écrit[88]. Sache seulement que tout ce qu’un homme a pensé ou cru dans sa vie brève est une parcelle de cette infinie Vérité ; et que, de même qu’il entre beaucoup d’ordure dans ce qu’on appelle monde, c’est-à-dire arrangement, ordre, propreté[89], de même les maximes des méchants et des fous, qui sont le commun des hommes, participent en quelque chose de l’universelle Vérité, laquelle est absolue, permanente et divine. Ce qui me fait craindre pour elle qu’elle n’existe pas[90].”

Le diable s’efface alors lorsque le cosmos est détruit par lui d’un coup de pied. La vérité monolithique et supposée, dans toute sa fragilité, est vaincue sous l’égide d’une vérité pessimiste qui affirme sa non-existence. Ceci ne laisse de mettre en évidence que pour Anatole France, l’univers se joue de l’être humain, et que la clairvoyance n’en dévoile qu’une image amère qui va bien au-delà des capacités que pourrait avoir l’homme d’embrasser le monde dans son essence. L’homme honnête se retrouve avec assez de conscience et de connaissance pour souffrir de sa petitesse impuissante, mais avec trop de fierté et d’orgueil pour accepter sa condition d’être fatalement tenu à l’écart.

Comment dans cette perspective ne pas éprouver un intense sentiment de frustration[91] ? Les enjeux de ce constat sont immenses, car ils signifieraient que l’humanité, qui n’existe que par et pour la notion de progrès[92], dans une acception humaniste, irait vers une fin qu’elle ne pourrait jamais saisir elle-même[93]. Toute idée de causalité[94] serait remise en cause par cette vérité pessimiste qui affirmerait ne pas exister. L’homme serait dès lors confronté à l’horreur d’un univers fragmentaire et incontrôlable, échoué au cœur de tout ce qui dépasserait son entendement, condamné à ne vivre et à ne souffrir que dans un monde voilé à jamais. Il serait condamné à exister sans être, c’est-à-dire à se voir évoluer sans aucune raison, de façon absurde et ignoble.

Si la vérité n’existe pas, alors l’être et la destinée humaines n’ont plus guère de raison d’être, sinon d’accepter de vivre dans un monde d’illusions où l’injustice et la souffrance règnent en maître sans autre raison. Vivre dans un monde sans vérité, où le mensonge est la seule source de perception, c’est accepter la condition humaine dans tout ce qu’elle a de plus atroce sans pouvoir sourciller. Anatole France figure ici, en 1893-1895, sous le joug d’un pessimisme amer. Même la science n’est plus éclairante, Anatole France acquiert une vision du monde tellement relativisante que la vérité n’existe plus[95]. Giovanni découvre cette nouvelle vérité avec une désorientation sans borne, qui remet finalement l’existence même de Dieu en jeu :

“Je n’espère plus connaître la Vérité, si, comme il vient de m’être manifesté, elle ne se montre que dans les contradictions et les contrariétés, et comment oserai-je croire être par ma mort le témoin et le martyr de ce qu’il faut croire, après que le spectacle de la roue universelle m’a fait paraître que tout mensonge est une parcelle de la Vérité parfaite et inconnaissable ? Pourquoi, mon Dieu ! avez-vous permis que je visse ces choses, et qu’il me fût révélé avant mon dernier sommeil que la Vérité est partout et qu’elle n’est nulle part ?[96]”.

Puisque la vérité est arasée, plus aucune valeur ne peut se prévaloir d’être plus juste qu’une autre, et l’univers serait donc un chaos. C’est le sens allégorique du « Jugement[97] ». Dès lors, la fausseté des hommes fait partie du monde, cette vérité du monde inaccessible aux hommes. Giovanni devient un criminel notoire, lui qui pensait seulement errer dans une douce et naïve vérité divine : “Ce drame était plein de crimes commis par le saint homme Giovanni[98].”

Or, ceci montre aussi, à un autre niveau, que tous les angles de vision sur le monde se valent, qu’ils ont tous raison, ou du moins qu’aucun n’est dans le faux. Dans une optique humaniste et intellectuellement honnête, ce point de vue est évidemment inacceptable, mais Anatole France le considère comme étant partie intégrante de la justice humaine[99]. La fausseté ne peut être assujettie à la loi du plus fort, et nul ne peut donc affirmer la primauté de la vérité sur l’acte humain :

“Les raisons de nos actions sont obscures et les ressorts qui nous font agir demeurent profondément cachés. Je tiens l’homme pour libre de ses actes, puisque ma religion l’enseigne ; mais […] il y a si peu de raison de croire à la liberté humaine que je frémis en songeant aux arrêts de justice qui punissent des actions dont le principe, l’ordre et les causes nous échappent également, où la volonté a souvent peu de part, et qui sont parfois accomplies sans connaissance. S’il faut enfin que nous soyons responsables de nos actes, puisque l’économie de notre sainte religion est fondée sur l’accord mystérieux de la liberté humaine et de la grâce divine, c’est un abus que de déduire de cette obscure et délicate liberté toutes les gênes, toutes les tortures et tous les supplices dont nos codes sont prodigues[100].”

 


[1] A prendre comme une antithèse de la Divine comédie de Dante.

[2] Voir « L’Humaine tragédie » in Le Puits de sainte Claire, Pléiade, tome II. Le prologue et les chapitres XVet XVIde « L’Humaine tragédie » paraissent dans La Revue hebdomadaire du 5 janvier 1895 sous le titre de « Le Puits de sainte Claire ». Le reste du recueil est édité dans L’Echo de Paris, entre octobre et décembre 1893, et entre juillet et août 1894. Le Puits de sainte Claire sort dans son édition originale chez Calmann-Lévy le 27 février 1895. En 1925 est mise en vente post mortem une édition revue et corrigée par Anatole France, qui est celle actuellement publiée dans la Pléiade, et à laquelle nous faisons référence.

[3] Nous présentons ici sa version traduite Pléiade, tome II, page 1301, note 2 ; elle est en grec classique dans le texte.

[4] Euripide, Hippolyte porte-couronnes, v.190 et suiv. Voir les articles d’Anatole France sur cette œuvre du tragédien dans Le Siècle littéraire, 1er et 15 décembre 1875 et 1er janvier 1876. C’est ici la nourrice de Phèdre qui parle. Voir Pléiade, tome II, p.1302, note 2, pour de plus amples détails.

[5] L’action semble se passer aux alentours de 1300, comme dans La Divine Comédie de Dante.

[6] Il s’agit de l’ensemble des religieux obéissant aux règles de saint François d’Assise, où l’ascèse et la mystique sont réputées pour être inséparables. Voir à ce sujet O. Englebert, Vie de saint François d’Assise, Albin Michel, Paris, 1982.

[7] Anatole France, « L’Humaine tragédie », Le Puits de sainte Claire, Pléiade, tome II, p.635.

[8] Sur le thème de l’ascèse chez Anatole France, et plus particulièrement dans Thaïs, voir infra, I.3.1.a, p.199.

[9] Anatole France, idem, p.635.

[10] Nous n’analyserons pas ici plus avant les aspects de « L’Humaine tragédie » ayant trait à l’irrévérence d’Anatole France envers et Dieu, et la religion. Voir à ce sujet infra, I.2.3, p.165.

[11] Anatole France, ibid., p.639.

[12] Anatole France, ibid., p.637.

[13] Anatole France, ibid., p.635-638. Il s’agit d’une irrévérencieuse mascarade de la « Vie de Frère Genièvre ». Voir Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome II, notes des p.1302-1303.

[14] Anatole France, ibid., p.640. L’humiliation rejoint le thème de l’ascèse.

[15] Anatole France, ibid., p.641.

[16] Sur ce thème fondamental dans l’œuvre d’Anatole France, voir infra, I.2.3, p.165, II.3.2, p.320 et II.3.4, p.368.

[17] Sur le symbolisme du diable et sa recréation francienne, voir infra, II.3.2, p.320 et II.3.4, p.368.

[18] Anatole France, ibid., p.644-645.

[19] Ici, nous voyons les prémices de la religion inversée qu’Anatole France bâtira de façon plus structurée dans la suite de son œuvre. Voir infra, II.3.2, p.320 et II.3.4, p.368.

[20] Anatole France, idem, p.645.

[21] voir supra, I.1.3.b, p.87. A dire vrai, cela est peut-être une pernicieuse réponse d’Anatole France à la querelle du Disciple. Le diable parle ici tout à fait au nom d’Anatole France. Si notre auteur choisit cette noire figure, ce n’est pas un hasard : il sait fort bien que la vérité est amère, et cela rejoint le pessimisme ironique que nous analysons supra, I.1.4.a, p.105. L’auteur semble assumer la responsabilité qu’il porte dans l’infléchissement de la réception du lecteur vers une idéologie qui, chez France, est tout de même subversive. La littérature peut alors être perçue comme une noire subversion assumée par Anatole France, qui semble penser que la quête de la vérité peut blesser les confortables principes d’un lecteur par trop assoupi. D’autre part, il faut voir ici une métaphore très anticléricale, qui sera reprise en de nombreuses occasions dans l’œuvre francienne : pour France, le savoir et la connaissance, du côté de la noire lumière, s’opposent catégoriquement aux dogmes catholiques, qui sont du côté de l’obscure clarté.

[22] Voir Anatole France, « La Messe des ombres », L’Etui de nacre, Pléiade, tome I, p.924-929. Voir supra, I.1.3.d, p.101.

[23] C’est là l’argument – moqueur – utilisé par Anatole France pour conter le chapitre IIde « L’Humaine tragédie », « La Lampe », Le Puits de sainte Claire, Pléiade, tome II, p.638-639. L’aumône aux pauvres est l’un des grands sacerdoces franciscains. Anatole France transforme ce thème en prétexte pour Fra Giovanni de se rapprocher de Dieu en obéissant à la lettre aux saints commandements. Seulement ici, il n’y a aucune perversité orgueilleuse chez le frère, ce qui n’est pas le cas chez Paphnuce dans Thaïs. Le frère est simplement généreux, parce que c’est ainsi.

[24] Voir supra, I.1.3.c, p.94.

[25] Ville d’Italie centrale (Ombrie) ayant au XIVe siècle des problèmes avec l’Etat pontifical, et réclamant sous le joug de tyrans laïques, tel Gian-Galeazzo Visconti, une autonomie politique.

[26] Anatole France, ibid., p.647.

[27] La métaphore christique est ici évidente. Il s’agit aussi d’une allusion au Sacré-Cœur (cœur de Jésus proposé à l’adoration des catholiques en sa qualité de symbole de l’amour divin), c’est-à-dire à la dévotion totale et désarmante du frère.

[28] Anatole France, idem, p.647.

[29] Psaumes, LI, 9 : “Ote mon péché avec l’hysope et je serai pur ; lave-moi, et je serai plus blanc que la neige. L’hysope est une plante aromatique contenant des alcaloïdes divers, dont du camphre. Cette plante est souvent mentionnée dans les liturgies de purification. Voir par exemple Lévithique, 14-4.

[30] Anatole France, idem, p.647. Dans la polysémie du terme simplicité réside le désarroi de Satan. La naïveté est également liée à l’ignorance aride, et un homme trop simple est incapable de comprendre la rhétorique sophistiquée du diable.

[31] Anatole France, « L’Humaine tragédie », VII, « Le Docteur Subtil », ibid., p.647-652.

[32] Anatole France, ibid., p.651. Ce mot d’auteur d’Anatole France est tout à fait fondamental pour nous, car il préside précisément à notre étude. Voir infra, I.3, p199.

[33] Il s’agit d’une tenture dressée au-dessus d’un autel ou d’un trône.

[34] Anatole France, idem, p.651.

[35] Anatole France, ibid., p.651-652.

[36] Il nous semble intéressant de jeter un parallèle entre la pensée francienne et la pensée camusienne, car la seconde semble parfois en troublante congruence avec la première. Voir conclusion, p.499.

[37] Anatole France, idem, p.652.

[38] Anatole France, idem, p.652.

[39] Cette vision est réactualisée, notamment, par Paradis perdu (1667) de John Milton, qui transforme dans l’histoire de la littérature l’Ennemi en Prince. Satan, avant d’être plongé dans les abîmes, est Lucifer, c’est-à-dire lux fero, celui qui porte la lumière. Sur Milton, voir Max Milner, Le Diable dans la littérature française, de Cazotte à Baudelaire (1772-1861), Corti, 1960, tome I, p.207-462. Sur le diable francien, voir infra, II.3.2, p.320, et II.3.4, p.368.

[40] La parabole du charbon ardent, contée dans le chapitre VIIIde « L’Humaine tragédie », est une parodie de Esaïe, VI, 6-7 : “L’un des séraphins vola vers moi, tenant dans sa main une braise qu’il avait prise avec des pinces sur l’autel. Il m’en toucha la bouche et dit : « Dès lors que ceci a touché tes lèvres, ta faute est écartée, ton péché est effacé. »”

[41] Anatole France, idem, p.652.

[42] Esaïe, VI, 9-10.

[43] Anatole France, ibid., p.653.

[44] Voir Anatole France, ibid., p.652.

[45] Le commun des mortels, donc, surtout dans une optique darwinienne.

[46] Anatole France, ibid., p.664-666.

[47] Voir « L’Humaine tragédie », chap.XII, p.664-666. Sur le thème de la justice chez Anatole France, voir infra, I.2.2.b, p.159.

[48] Anatole France calligraphie la Vérité avec une majuscule. Cela est l’indice que cette valeur métaphysique acquiert ici le rang d’allégorie. De fait, elle est personnifiée par le diable qui rend visite au frère dans sa geôle.

[49] Anatole France, ibid., p.667.

[50] Voir Platon, Théétète, 161c et sqq.: “Socrate : « Eh bien, sais-tu, Théodore, ce qui m’étonne de ton camarade Protagoras ? […] En général, j’aime fort sa doctrine, que ce qui paraît à chacun existe pour lui ; mais le début de son discours m’a surpris. Je ne vois pas pourquoi, au commencement de la Vérité, il n’a pas dit que la mesure de toutes choses, c’est le porc, ou le cynocéphale ou quelque bête encore plus étrange parmi celles qui sont capables de sensation. […] Si, en effet, l’opinion que chacun se forme par la sensation est pour lui la vérité, si l’impression d’un homme n’a pas de meilleur juge que lui-même, et si personne n’a plus d’autorité que lui pour examiner si son opinion est exacte ou fausse […] en quoi donc, mon ami, Protagoras était-il savant au point qu’on le croyait à juste titre digne d’enseigner ?… »

[51] La Vérité est ici dépeinte comme une femme, et la métaphore signifie qu’elle n’est pas prête d’effleurer le moindre cheveu d’un frère franciscain. La description qu’en fait Anatole France par l’intermédiaire du diable est fort irrévérencieuse, car elle met en relief le fait que vérité et foi chrétienne sont épidermiquement incompatibles.

[52] Anatole France, ibid., p.667-668.

[53] Anatole France, idem, p.668.

[54] Sur les systèmes gnostiques dans l’œuvre d’Anatole France, voir infra, I.2.1.b, p.139.

[55] Anatole France, idem, p.668. Faut-il rappeler ici que l’action se déroule autour de 1300, et que la chimie – ou plutôt que l’alchimie, car au XIVe siècle les deux sont confondues – recherchent la pureté de la pierre philosophale.

[56] C’est là l’un des sens du nom Satan, qui en hébreu signifie et l’Ennemi, et l’Accusateur, et le Contradicteur.

[57] C’est Giovanni qui parle.

[58] Voir Platon, Théétète, XV-XX. Le dialogue entre le frère et le diable semble s’en inspirer avec ironie.

[59] Anatole France, ibid., p.669. Il faut ici garder à l’esprit une fois encore que l’action se passe en 1300. Or, à cette époque, Platon n’était connu qu’au travers d’œuvres diverses et traduites partiellement. On citera le Timée, le Ménon ou le Phédon. Ceci dit, il semble que bien des auteurs considérés comme platoniciens sont plus ou moins confondus avec Platon, au moins du point de vue du système philosophique. Il s’agit d’Origène, de Némésius ou de Denys d’Aréopagite. On connaît également Platon au travers de commentaires, fort nombreux au demeurant (comme le Commentaire sur « Parménide » de Proclus). Enfin, on sait que la tradition latine est riche de sources et de documents platoniciens, entre Augustin et Boèce pour les chrétiens, et Cicéron ou Sénèque pour les païens. On considère ainsi la bibliothèque médiévale comme fort incomplète, mais très variée. Au XIVe siècle, même si Aristote supplante nettement Platon, il semble que le christianisme ait quelque aspect platonicien, si on considère la Création dans le Verbe et le retour, après la vie terrestre, à une « patrie » céleste au travers d’une médiation divine. Augustin et Denys sont des autorités théologiques de tout premier ordre. Or, des auteurs franciscains comme Bonaventure sont fondamentalement platoniciens. Jean Fidanza, dit saint Bonaventure de Bagnorea (1217-1274) est d’inspiration augustinienne. Selon ce docteur franciscain, l’existence de Dieu est évidente dès que se pose le problème de son existence ; la Création est temporelle ; l’âme est illuminée directement par les Idées Divines (ce qui est notoirement platonicien) ; en toute créature, il y a présence de la matière, au moins spirituelle (ce qui est également platonicien). Ainsi, la connaissance de la vérité certaine et nécessaire est due à l’illumination transcendante des vérités divines. Enfin, l’intellect chez l’homme tient une place fondamentale vis-à-vis de la volonté, autre idée platonicienne. Il vient de cela une démarche fortement inscrite dans les préceptes franciscains : l’âme, au travers d’une vie empreinte de charité, se pacifie et se purifie par la pénitence, et s’instruit par la réflexion pour parvenir à l’illumination qui est connaissance de soi, et donc, de manière coextensive, connaissance de Dieu, avant d’accéder à l’Union divine par l’action du Saint-Esprit. Cette perfection, cette sagesse, est alimentée par la vie réelle : ainsi, mêmes les âmes les plus frustes peuvent accéder à la sainteté. A partir de Bonaventure, l’ordre mendiant franciscain devient un ordre intellectuel, où les docteurs se multiplient. La double appartenance de l’ordre à la société cléricale et universitaire, apparaît pour les vieux compagnons de l’ordre comme une sorte de trahison de l’idéal primitif ; c’est le cas pour le genre littéraire des Fioretti, dont s’inspire Anatole France pour écrire « L’Humaine tragédie ». C’est pourquoi Fra Giovanni est dépeint par Anatole France comme ennemi de Platon, et en rupture directe avec les idées franciscaines du XIVe siècle d’après Bonaventure. C’est pourquoi également Anatole France le fait passer pour un âne auprès de ses pairs. Sa conception de la vérité est schématique, et en rupture avec tout intellect. Cependant, une école traditionaliste de franciscains (trouvant de la sympathie aux idées du cistercien Joachim de Flore) deviendra hérétique et refusera le Pape. Les fraticelles, ainsi qu’on les nomme, sont inscrits dans une tradition intangible des préceptes de saint François, et luttent pour la pauvreté nécessaire et volontaire. Ange Clareno, Pierre-Jean OliVIet Ubertin de Casale inaugurent cette tendance. Ils refusent les théories intellectuelles des docteurs, et prônent au contraire l’autonomie de la pensée et le Libre-Esprit. Ils refusent l’enrichissement de l’Eglise qui va croissant aux XIIIe-XIVe siècles. En quelque manière, Fra Giovanni est inscrit dans cette démarche, mais sans le savoir. Sa pauvreté est tellement forte, qu’elle touche même son esprit. Platon est à ce titre pour lui un ennemi doublement rejeté, tandis que la vérité selon Anatole France apparaît pour ce frère comme un écueil encore plus infranchissable. Dans ce contexte, seul le diable pourrait ainsi initier Giovanni. La subversion est donc ici d’ordre davantage polémique que théologique.

[60] La blancheur.

[61] Ce qui implique alors que Dieu est impur et qu’il ne connaît pas tout ; cette optique est typiquement gnostique, et implique le mythe de Ialdabbaoth, le mauvais démiurge. Voir infra, I.2.1.b, p.139.

[62] Anatole France, ibid., p.670.

[63] Cette tournure de phrase est fort subversive : on ne peut nommer Dieu ; Yahvé signifie celui dont on ne peut prononcer le Nom.

[64] Paroles prononcées par Dieu dans Exode, 3,14 (“Je Suis Qui Je Serai” pouvant être traduit également par “Je Suis Qui Je Suis” ou par “Je Suis Celui Qui Est”), signifiant sa subjectivité souveraine transcendante à toute détermination. Voir aussi Livre des Juges, 13,18 et Esaïe, 43, 10.

[65] A prendre dans le sens ascétique franciscain stricto sensu : l’homme est impur tant qu’il ne s’est pas purifié par la pénitence, sacerdoce franciscain. Le diable, malicieux, détourne ce sens.

[66] Anatole France, idem, p.670.

[67] Cette optique est elle aussi typiquement gnostique, et représente tout le drame de la Création séparée de son Dieu.

[68] Anatole France joue à une démonstration géométrique par l’absurde. Peut-être faut-il voir ici une parodie des démonstrations par la géométrie de Socrate, par exemple dans Le Ménon. Voir Anatole France, Les Opinions de M. Jérôme Coignard, Pléiade, tome II, p.268 : “Peut-être, reprit-il, au lieu de me noyer dans l’amour ou dans l’eau, si je n’étais chrétien et catholique, prendrais-je le parti de me jeter dans la mathématique, où l’esprit trouve les aliments dont il est le plus avide, à savoir : la suite et la continuité.

[69] Anatole France, ibid., p.671. Il y a un jeu de mot sur l’hyperbole qui est ici à prendre non dans son sens mathématique, mais plutôt rhétorique : l’hyperbole est cette figure consistant à augmenter l’effet de la représentation des choses décrites sous le signe de l’exagération. C’est très irrévérencieux dans ce contexte particulier.

[70] Anatole France, ibid., p.672. La question de savoir si, oui ou non, on peut mourir ou tuer au nom de la vérité est fondamentale chez Anatole France, et se retrouve dans beaucoup de ses œuvres, peut-être plus encore dans Les Dieux ont soif.

[71] On observe ici une collusion frappante avec le fragment 134 d’Héraclite (traduction de Yves Battistini) : “Le froid se réchauffe, chaleur se glace, humidité se dessèche, aridité devient humide.

[72] Anatole France, idem, p.672.

[73] Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.53.

[74] Cette allégorie est fondamentale pour Anatole France et annonce notre partie I.2, qui tentera de comprendre en quoi la pensée francienne tente de dépasser la fragmentation de l’univers en un syncrétisme salvateur.

[75] Cette thèse pourrait rencontrer certaines sympathies avec la gnose. Anatole France conçoit souvent, dans son œuvre littéraire, le démiurge comme un être se considérant comme parfait dans son unicité mais qui rate sa création en enfantant un monde qui lui est distinct. Dès lors, la perfection de l’unité n’existe plus, et Dieu se retrouve imparfait comme le monde se retrouve enserré dans sa fragmentation. De même, ici, dans « L’Humaine tragédie », la vérité pure et monolithique est refusée par notre auteur, qui la veut fragmentée à l’image du monde, et donc tout à fait imparfaite.

[76] Voir Anatole France, « L’Humaine tragédie », chapitre XVI, « Le Songe », ibid., p.673-681.

[77] Dante compare l’amour divin au centre de cette rose, dans « Le Paradis », La Divine Comédie, chant XXX, v.4-22 : “Au centre d’or de la rose éternelle, qui se dilate et va de degré en degré, et qui exhale un parfum de louange au soleil toujours printanier, Béatrice m’attira.” La rosace et la rose sont intimement liées, comme “immense fleur symbolique que Béatrice montre à son amant fidèle parvenu au dernier cercle du Paradis, rose et rosace à la fois.”, C. Ghyca Matila, Le Nombre d’Or, Paris, 1931, tome 2, p.41.

[78] Peut-être faut-il y voir une représentation platonicienne comme celle qu’en donne Denys l’Aréopagite : “Ces roues enflammées et qui reçoivent la forme divine ont le pouvoir de rouler sur elles-mêmes, puisqu’elles se meuvent perpétuellement autour de l’immuable Bien ; elles ont aussi le pouvoir de révéler, puisqu’elles initient aux mystères, puisqu’elles élèvent intellectuellement les intelligences d’en-bas, puisqu’elles font descendre jusqu’aux plus humbles les illuminations les plus élevées.”, Pseudo-Denys l’Aréopagite, Œuvres complètes, trad. M. de Gandillac, Paris, 1943, p.243-244. La roue ici symbolise donc le déroulement de la révélation divine. Elle reprend les diverses images bibliques qu’on trouve dans Ezéchiel, 10, 6-10, et 13, 16-17. Voir aussi le Pseudo-Denys l’Aréopagite, La Hiérarchie céleste, ibid., chapitre 15, p.7-11.

[79] Anatole France, « L’Humaine tragédie », ibid., p.674.

[80] Sur la thématique du regard chez Anatole France, voir infra sur la phénoménologie francienne du désir, III.1, p.379.

[81] Anatole France, ibid., p.675.

[82] Anatole France, idem, p.675.

[83] Il s’agit de Dante.

[84] La rosée symbolise ici, chez Dante, le Verbe divin, et se confond avec la rose (rosa) : “Que ma doctrine ruisselle comme la pluie, que ma parole tombe comme la rosée, comme les ondées sur l’herbe verdoyante.”, peut-on lire dans le Deutéronome, 32. “Réveillez-vous et tressaillez de joie, habitants de la poussière, car ta rosée est une rosée vivifiante, et la terre redonnera le jour aux ombres.”, peut-on également lire dans Esaïe, 26,19.

[85] Anatole France n’ignore pas ici que la rosée et les perles sont liées. La perle rejoint la vision béatifique de la rosée, comme mystère du transcendant rendu sensible. Elle ne doit pas “être jetée aux pourceaux.”, Matthieu, 7,6, ce qui signifie que la connaissance ne doit pas être divulguée aux indignes. De fait, Dante acquiert la vision de la perle à la fin de sa quête. C’est aussi, en une certaine manière, le cas pour Giovanni, mais dans un sens bien plus subversif, comme on le voit ici : la perle est tachée, alors qu’elle est symbole de pureté. Cette vision de l’univers est fort pessimiste.

[86] Anatole France, ibid., p.676.

[87] Cette dernière phrase – pouvant être extraite de son contexte à l’envie – semble être une définition admirable de la vérité selon Anatole France. Ce système de vérité blanche, fondamental dans la pensée francienne – nous y reviendrons bien souvent – fonctionne sur le modèle du tambour de Newton. Sur une pièce rotative figurent toutes les couleurs du spectre solaire, qu’on distingue parfaitement lorsque le tambour est immobile. Lorsqu’on lui fait subir une rapide rotation, toutes les couleurs se mêlent et le tambour devient blanc. Dans le mouvement, l’œil ne distingue plus aucune des couleurs qui composent ce blanc.

[88] Sur le thème fondamental de la lecture chez Anatole France, voir infra, II.2.1, p.267.

[89] Là encore, on observe une étonnante collusion avec un fragment d’Héraclite, le fragment 131 (traduction de Yves Battistini) : “L’ordre du monde, si beau, est comme un tas d’ordures répandues au hasard.” Il semble qu’il existe quelques sympathies entre la pensée francienne et la pensée héraclitéenne, et ici la citation est à peine voilée. Pour les deux, la plupart des hommes ne voient que des contradictions insolubles, car ils posent sur l’univers leur regard particulier, sous un angle de vision trop restreint. D’autre part, la plupart des hommes ne parviennent pas à saisir l’unité du monde qui semble voilée ; enfin, les dogmes et les opinions sont des obstacles à la quête de l’unité véritable. Les deux prônent la lutte contre la démesure humaine. Cependant, nous ne pouvons pas pousser plus avant la sympathie entre les deux pensées, puisque le sens du logos chez France et chez Héraclite diverge fondamentalement. Chez Anatole France, le logos est le fruit d’une démarche pour l’heure intellectuelle (puis sensible, comme nous le verrons infra, I.3, p.199), qui entraînera un syncrétisme salvateur dépassant les apparences. Chez Héraclite, le logos est au contraire incréé, issu d’un principe divin régulateur, que le sage doit découvrir pour échapper à la démesure et pour approcher l’harmonie divine garantissant l’ordre du monde.

[90] Anatole France, idem, p.676.

[91] Voir infra, II.3.1.c, p.305.

[92] Sur Anatole France et l’utopie, voir infra, II.1.2.b, p.243.

[93]L’homme est, par essence, une sotte bête dont les progrès de son esprit ne sont que les vains effets de son inquiétude. C’est pour cette raison, mon fils, que je me défie de ce qu’ils nomment science et philosophie, et qui n’est, à mon sentiment, qu’un abus de représentations fallacieuses, et, dans un certain sens, l’avantage du malin Esprit sur les âmes. […] Qu’est-ce que la connaissance de la nature, sinon la fantaisie de nos sens ?”, Anatole France, Les Opinions de M. Jérôme Coignard, Pléiade, tome II, p.266.

[94] Voir infra, I.2.1, p.130.

[95] Evidemment, dans ce contexte, il est évident qu’Anatole France, qui est sceptique, remettra en cause une acception par trop inféconde de la vérité. Si le monde est trop fragmentaire pour être appréhendé dans son ensemble, la seule voie possible est d’en engendrer des syncrétismes. C’est là le sens du logos francien. Voir infra, I.2, p.127.

[96] Anatole France, ibid., p.677. Dans une telle perpective, ni la loi divine, ni la loi humaine n’ont plus cours, puisqu’aucune vérité ne peut plus prévaloir sur une autre. Ni idéologie, ni dogme ne sont mauvais. Les jugements humains sont arasés par le bas. Cependant, puisque la ‘Vérité’ est blanche, elle devient ici manichéenne. La pensée francienne ne peut donc accepter une vision aussi tranchée, et donc fausse en essence, et le relativisme frappera cette acception d’une vérité blanche au moyen du système du Désir. Le pessimisme francien ne s’achève effectivement en rien dans un point ultime qui entraînerait le désespoir et l’inaction, tout au contraire. Voir infra, I.2, p.127 et sqq.

[97] Voir Anatole France, « Le Jugement », « L’Humaine tragédie », ibid., p.677-681.

[98] Anatole France, ibid., p.679.

[99] Voir notamment la problématique soulevée par « Crainquebille » dans, Crainquebille, Putois, Riquet, Pléiade, tome III, infra, I.2.3.a, p.165.

[100] Anatole France, Les Opinions de M. Jérôme Coignard, Pléiade, tome II, p.315.

Précédent – I.1.4.b  – Suivant >

image_pdfimage_print