I.1.2.d) Anatole France et le darwinisme

I.1.2.d) Anatole France et le darwinisme

 

Quoi qu’il en soit, c’est bien de Charles Darwin qu’il faut reconnaître le plus grand héritage à la pensée d’Anatole France. Nous devons nous y attarder un peu, car il est certain que la vision globale du monde d’Anatole France est régie par le darwinisme.

Une partie de la révolution darwinienne est contenue dans le fameux ouvrage L’Origine des espèces, édité le 24 novembre 1859[1]. Une autre se trouve dans La Descendance de l’homme, qui date de 1871. Comment ceci s’est-il passé ?

Darwin est né l’année où Lamarck fit paraître La Philosophie zoologique[2], en 1809. Lamarck reconnaissait dès 1816 quatre lois fondamentales de l’évolution[3]. Primo, la vie tend à accroître, au cours de l’évolution,  le volume de celui qui la possède, et en étend les parties. Secundo, l’apparition d’un nouvel organe vient d’un nouveau besoin survenu dans le milieu, et entretenu par cet organe. Tertio, le développement des organes et leur force d’action est en raison de l’emploi de ces organes. Quarto, tout ce qui est acquis ou changé dans l’évolution est conservé par la génération et transmis aux nouveaux individus. Lamarck découvre donc l’influence indirecte du milieu sur les fondements de l’évolution des organismes vivants. Ceci dit, il est avéré qu’il n’eut jamais un grand retentissement, car ses théories étaient empreintes d’un grand spiritualisme, irritant pour le public du XIXe siècle.

Nous ne reviendrons donc pas ici sur la vie de Darwin[4]. Cependant, c’est à l’occasion de son voyage sur le Beagle, qui dura du 27 décembre 1831 au 2 octobre 1836, qu’il parcourut le monde en accumulant une somme impressionnante d’observations sur les milieux qu’il découvrit. Il était tenu au courant des récentes découvertes par de nombreux correspondants. Il devint, à son retour, secrétaire de la Geological Society, de 1838 à 1841, et il devint l’ami de Charles Lyell –qui sera aussi très important pour Anatole France –dont il admirait The Principles of Geology (1831). Ceci dit, dès 1836, dans son livre de notes, Darwin avait consigné le fait que les espèces ne pouvaient évoluer qu’au travers de modifications graduelles. Après la lecture de Essay on the Principle of Population[5] de Malthus, où on peut voir des passages emblématiques comme :

“Un homme qui naît dans le monde déjà occupé, si sa famille ne peut plus le nourrir, ou si la société ne peut utiliser son travail, n’a pas le moindre droit à réclamer une portion quelconque de nourriture, et il est réellement de trop sur la terre. Au grand banquet de la nature, il n’y a point de couvert mis pour lui. La nature lui commande de s’en aller, et elle ne tarde pas elle-même à mettre son ordre à exécution[6].”

 Charles Darwin comprend que, finalement, l’évolution est une sorte de tri sélectif des espèces : celles qui peuvent s’adapter à leur milieu perdurent ; celles qui ne peuvent pas disparaissent. C’est par ce même chemin que de nouvelles espèces apparaissent, au travers d’une salutaire adaptation.

Il faut noter, et c’est un clin d’œil de l’histoire, qu’un certain Alfred Russel Wallace avait fait parvenir à Darwin, en juin 1858, un essai manuscrit[7] où était consignée la même théorie sur la sélection naturelle. Il en fut tiré un travail commun[8], lu le 1er juillet 1858 à la Linnean Society. Par la suite, Wallace, d’une modestie légendaire, s’effaça et laissa Darwin dominer la scène. Darwin put mettre en pratique ses théories au travers d’un nombre invraisemblable d’expériences botaniques. Il fut vite rejoint par Mendel[9]. Cependant, le choc existentiel qui entraîna une levée de boucliers sans précédent chez les catholiques, fut de se rendre à l’évidence : l’homme descendait logiquement des animaux. La Genèse biblique était scientifiquement remise en cause.

En Angleterre, Darwin reçut de plein fouet une salve de critiques. Certes, Darwin devenu agnostique – par force ! –ne prit jamais part directement à ce débat. Mais ce fut lors du congrès de la British Association d’Oxford, en 1860, qu’on attaqua le plus sévèrement les lois darwiniennes, sous les traits de l’évêque Wilberforce[10]. Ceci dit, l’Eglise ne tarda pas à admettre en Angleterre la compatibilité de l’évolutionnisme avec l’interprétation raisonnable de la Bible. En France, dans un contexte positif où la religion est mise à mal par la science, le combat fit rage également. Par exemple, le médecin naturaliste Félix Pouchet[11] mena, en 1860 également, un combat contre le spiritualiste et bonapartiste Louis Pasteur, qui n’était pas persuadé de la validité de la thèse l’évolutionniste. La traductrice de Darwin, Clémence Royer[12], prit même part au débat. Selon François Caron, elle

“plaçait en 1862, en tête de l’ouvrage, un développement sur la sélection sociale qui s’achevait sur un ton anticlérical. Les premiers chapitres de la Genèse semblaient entièrement niés par les découvertes de la science préhistorique. D’une manière générale les bornes de la connaissance scientifique semblaient pouvoir être repoussées au-delà de toute limite. L’inconnaissable semblait pouvoir être connu sans difficulté. La religion et son obscurantisme étaient un obstacle, qu’il fallait abattre. L’anticléricalisme trouva ainsi son fondement « scientifique »[13].”

Face à tout ceci, Anatole France “se donne tout entier au darwinisme”, si nous voulons reprendre l’expression très nette de Marie-Claire Bancquart[14]. Lorsque l’amitié entre Anatole France et Paul Bourget est encore très vive, vers 1873, ils aiment à deviser dans les jardins du Luxembourg des problèmes soulevés par l’évolutionnisme[15]. Marie-Claire Bancquart cite l’article qu’Anatole France écrivit en mai 1873 dans La Revue des documents historiques :

“L’archéologie préhistorique est une science qui, si jeune qu’elle soit, a franchi la période des aventures et de l’empirisme[16]. Elle est armée d’une méthode certaine et les résultats acquis sont d’une grandeur dont la majesté a étonné le public lui-même[17].”

Deux autres grandes figures de l’évolutionnisme frapperont Anatole France. La première est celle d’un ami de Darwin, Charles Lyell[18]. Il montrera en 1863, dans The Geological Evidence of the Antiquity of Man with Remarks on the Origin of Species by Variations, que l’homme a une ancienneté géologique fort relative par rapport à l’âge de la planète. De même, il mettra en évidence le fait que l’homme est beaucoup plus ancien que ce que l’histoire des traditions lui enseigne (beaucoup plus ancien que le christianisme, notamment.) Enfin, il met en relief l’idée selon laquelle l’histoire terrestre est de longue durée, qu’elle est soumise toujours aux mêmes lois[19], et à une succession de cycles[20]. Dans cette optique, il n’existe pas de chaos successifs qui bouleverseraient le monde par à-coups. Les transformations géologiques prennent un temps inimaginable pour l’homme –il rejoint Darwin dans cette théorie du temps nécessaire à l’évolution du monde[21]. Anatole France connaît les théories de Lyell et, comme celles de Darwin, les révère :

“Un géologue anglais, de l’esprit le plus riche et le plus ouvert, Charles Lyell, a établi, il y a quarante ans environ, ce qu’on nomme la théorie des causes actuelles. Il a démontré que les changements survenus dans le cours des âges sur la face de la Terre n’étaient pas dus, comme on le croyait, à des cataclysmes soudains, qu’ils étaient l’effet de causes insensibles et lentes qui ne cessent point d’agir encore aujourd’hui.  A le suivre, on voit que ces grands changements, dont les vestiges étonnent, ne semblent si terribles que par le raccourci des âges et qu’en réalité il s’accomplirent très doucement. C’est sans fureur que les mers changèrent de lit et que les glaciers descendirent dans les plaines, couvertes autrefois de fougères arborescentes[22].”

Ce bouleversement darwinien dans la vision d’Anatole France est fondamental : il est impossible de chercher à entrer dans l’œuvre francienne sans avoir ceci à l’esprit. Car ces lois qui s’appliquent à la géologie, Anatole France les appliquera à la société[23]. La prise de conscience fondamentale selon laquelle l’homme n’est qu’un maillon de l’évolution, et non le centre de l’univers, est un bouleversement qui ne laissera de le questionner. Toujours notre auteur fera le parallèle entre le darwinisme et la perception qu’il peut avoir de la société :

“On sent combien cette théorie des causes actuelles serait bienfaisante si on pouvait la transporter du monde physique au monde moral et en tirer des règles de conduite. L’esprit conservateur et l’esprit révolutionnaire y trouveraient un terrain de conciliation[24].”

Dès lors, en 1875, Anatole France écrit :

“Charles Lyell a démontré que les grandes évolutions géologiques se sont produites lentement et doucement. Les formes sociales et, par la suite, les formes littéraires, doivent être modifiées, ce me semble, avec la lenteur clémente des forces naturelles[25].”

Cette relativisation du monde est primordiale, et entraînera bien des conséquences se répercutant et dans la pensée d’Anatole France, et dans ses actions militantes, et dans sa production littéraire. Comme le dit avec justesse Marie-Claire Bancquart, pour Anatole France, la société “est organisme ; elle forme un tout ; elle régularise en quelque sorte, par la guerre, la loi d’élimination des plus faibles[26].”

ceci nous conduit à évoquer les travaux du philosophe anglais Herbert Spencer. Ils sont très représentatifs du trajet que subira le darwinisme. Spencer reprend la pensée darwinienne et malthusienne de la sélection naturelle[27]. Il montre que ceux qui ne peuvent travailler et produire des richesses seront éliminés. Pour vivre, il faut lutter. Seuls les forts s’en sortent. Quant aux faibles… La guerre a donc une fonction essentielle, elle joue un rôle fondamental dans la genèse d’un pouvoir politique, et c’est ainsi que les peuples parviennent à la notion d’Etat. Le progrès est conçu comme une nécessité bienfaisante. On le voit, ces théories seront le ferment de l’extrême-droite[28]. Elles sont excessivement contestables. Anatole France ne croit pas à cette déviation du darwinisme :

“Ne nous flattons point, messieurs ; le rationalisme triomphera un jour ; mais alors il aura ses dogmes, ses mystères, son culte, ses miracles, ses légendes, ses images, ses rites. Il fera rêver les jeunes gens et pleurer les femmes. Il sera une religion ; il asservira les intelligences. Les hommes de progrès le combattront[29].”

Nous voyons ainsi que le darwinisme aura une tout autre audience auprès d’Anatole France. Jamais il ne tolérera ces débordements. Tout juste les traitera-t-il avec mépris, avant de lutter avec fougue contre eux[30]. Cependant, immergé dans le darwinisme jusqu’à sa mort, sa pensée sera à la pointe du modernisme. Nous allons tenter maintenant d’en faire ressortir les traits principaux, dans cette  époque allant de l’écriture des Poèmes dorés jusqu’à la querelle du Disciple.

 


[1] Pour mémoire, cet ouvrage fut tiré à 1250 exemplaires. Il fut épuisé le jour même. 60 000 exemplaires furent vendus, simplement en Angleterre, entre 1859 et 1876.

[2] Philosophie zoologique, Paris, 1809. Lamarck y identifie, décrit et nomme différentes espèces, avec une acuité absolument révolutionnaire (y voir, par exemple, la « classification des animaux sans vertèbres »). L’un des intérêts fondamentaux de cette œuvre, tient dans le fait que Lamarck, en classifiant les espèces, pressent – prophétiquement – que les espèces ne sont pas fixes, mais bel et bien variables. Il marque donc les prémisses d’une conception évolutive de la vie. Dans ses études paléontologiques, il montre, à l’inverse de Cuvier, que les temps géologiques sont très longs, et qu’il n’y a donc pas de bouleversements universels : les êtres sont de même dans un mode d’évolution continue, au travers d’ères successives : les espèces ne disparaissent pas brutalement.

[3] Voir Articles d’histoire naturelle, éd. Par J. Roger et G. Laurent, extr. Du Nouveau Dictionnaire d’histoire naturelle, 1816-1819, Belin, Paris, 1991.

[4] Voir les ouvrages de D. Buican, dont Charles Darwin, Critérion, Paris, 1992, et Darwin : 1809-1882, l’autobiographie…, Belin, 1984.

[5] Ouvrage de R.T. Malthus de 1798. Voir Essai sur le principe de la population en tant qu’il influe sur le progrès futur de la société, trad. E. Vilquin, I.N.E.D., Paris, 1980.

[6] R.T. Malthus, ibid., p.35. Il est évident que cette vision des choses est fort contestable d’un point de vue éthique.

[7] Il s’agit de Sur la tendance des variétés à s’écarter indéfiniment du type originel (On the tendency of varieties to Depart Indefinitely from Original Type).

[8] Il s’agit de On the Tendancy of Species to Form Varieties, and on the Perpetuation of Varieties and Species by Natural Means of Selection, publié à l’époque dans le  Journal of the Proceedings of the Linnean Society. Voir A. R. Wallace, La Sélection naturelle. Essais (1ère édition anglaise 1870), trad. L. de Candolle, Paris, 1972.

[9] Gregor Johann Mendel découvrit, au travers d’expériences sur les pois aux caractères bien déterminés, les lois de l’hérédité. Hélas, ces recherches ne trouvèrent d’écho dans le monde scientifique qu’à partir de 1900 – une fois le darwinisme « digéré ». Voir E. Mayr, Histoire de la biologie : diversité, évolution et hérédité, Fayard, Paris, 1989.

[10] Il ne s’agit pas de William Wilberforce, disparu en 1833, qui luttait avec ferveur pour l’abolition de l’esclavage. Le Wiberforce dont il s’agit ici est tombé dans l’oubli.

[11] Ce médecin était adepte de la théorie de la génération spontanée des microbes  ; son débat contre Louis Pasteur reste dans les annales.

[12] Clémence Royer, 1830-1862, est également anthropologue.

[13] François Caron, ibid., p.124.

[14] Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome I, p.XXXVIII.

[15] Voir l’article de Paul Bourget, M. Jean Richepin, Parlement, 25 janvier 1883. Paul Bourget évoque souvent son amitié avec Anatole France dans Quelques témoignages, tome I, p.150. France lui aussi relate leurs rencontres  ; voir par exemple Anatole France, A propos d’un nouveau roman de Bourget : André Cornélis, Le Temps, 6 février 1889. Voir aussi Jacques Lion, Le Temps, 25 janvier 1936.

[16] On reconnaît ici un enthousiasme tout inscrit dans l’esprit positif du temps.

[17] Marie-Claire Bancquart, ibid.

[18] Charles Lyell (1797-1875) est une grande figure de la géologie. C’est lui qui, aidé de Paul Deshayes, divise l’ère Tertiaire en trois groupes (1829), puis il propose la classification du Tertiaire supérieur en Eocène,  Miocène et Pléiocène (1833). Ses Principles of Geology (trois volumes, 1830, 1832, 1833) connaîtront douze éditions traduites en plusieurs langues.

[19] Il s’agit de l’actualisme.

[20] Orogénèse (formation des montagnes), érosion, sédimentation, conservation de la matière. Sur la notion francienne de cycle, voir glossaire.

[21] Il prend ici le catastrophisme de Cuvier à contre-pied.

[22] Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.45-46.

[23] Voir infra, I.1.4, p.105.

[24] Anatole France, ibid., p.46-47.

[25] Anatole France, Le Temps, 24 novembre 1875, « Edmond et Jules de Goncourt ».

[26] Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome I, p.LXI.

[27] Voir Principles of biology, 1855 (Principes de Biologie, trad. T. Ribot et A. Espinas, 2 vol., Paris, 1874-1875, d’après la 2ème éd. Angl. Remaniée, Londres, 1870-1872.)

[28] Sur les problèmes posés par le nationalisme et les prises de position d’Anatole France à leur encontre, voir infra, II.1.2.a, p.240. Nous nous rappellerons aussi que les thèses du fâcheux Joseph-Arthur de Gobineau sont immergées dans une justification pseudo-darwinienne issue du spencérisme, dans son Essai sur l’inégalité des races humaines, 1853-1855, rééd. Paris, 1967.

[29] Anatole France, L’Univers illustré, 1er septembre 1883.

[30] Nous faisons ici allusion à la création par Anatole France, notamment, de la Ligue des Droits de l’Homme, en opposition à la Ligue des Patriotes de Déroulède et Barrès.

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