II.1.2) La morale du refus et la fondation d’une utopie

II.1.2) La morale du refus et la fondation d’une utopie

 

Les plus hautes entreprises périssent dans leur défaite et, plus sûrement encore, dans leur victoire.”, Anatole France, préface de la Vie de Jeanne d’Arc.

 

II.1.2.a) L’engagement francien

 

Toutes les puissances de la terre grandissent dans l’opprobre. Que les dominateurs des peuples regardent à leurs pieds, qu’ils cherchent parmi les peuples qu’ils oppriment et les doctrines qu’ils méprisent : c’est de là que sortira la force qui doit les abattre.”, discours de Tréguier, 13 septembre 1903, Trente ans de vie sociale, t.I, p.201.

Dire en fait que changer le monde est voué à l’échec, dans le réel et dans la quotidienneté, c’est prendre le risque de sombrer soit dans un attentisme coupable, soit dans un élitisme ressemblant à ce qu’on appelle fréquemment une « tour d’ivoire. » Or, même si Anatole France est influencé par le transformisme darwinien, ceci ne l’empêche pas de s’engager dans la vie de tous les jours. Certes, nous ne reviendrons guère ici sur la biographie de l’auteur[1] qui, à de nombreuses occasions, nous dépeint un Anatole France fermement engagé dans la lutte de ses idéaux[2].

Cependant, on pourra reconnaître bien souvent une grande amertume de France : l’énergie dépensée pour ses luttes est bien souvent immense, en regard des maigres résultats effectivement obtenus :

“Il reviendra […] sans cesse sur l’amertume que suscite en lui l’élan manqué de l’affaire Dreyfus. De cette amertume, on peut trouver maintes preuves dans la Vie de Jeanne d’Arc. Anatole France y montre la versatilité, la rapacité des protagonistes entourant l’héroïne, et leur aptitude à la trahison. […] Ainsi sont mises en évidence « la malice des hommes et les forces confuses des choses[3] ». […] Déjà, dans Sur la pierre blanche[4], on assiste à une mise à distance, à une réapparition de la pensée sur la fatalité biologique et le peu d’aptitude des hommes à progresser. Les années 1906 à 1908 voient se confirmer l’évolution d’Anatole France vers un pessimisme qui est bien plus durement ressenti et exprimé qu’avant l’Affaire [Dreyfus], parce qu’il s’assombrit d’un espoir déçu[5].”

De fait, par exemple, notre auteur pense, au lendemain de l’affaire Dreyfus, que la société aura changé, et que la gauche sortira politiquement coalisée et grandie de son engagement en faveur de Dreyfus, ce qui permettra enfin la mise en place d’une société plus juste et plus égalitaire pour chacun. Anatole France aspire en effet à différents idéaux qui rejoignent ceux de la gauche : réformes sociales (journées de huit heures de travail, partage équitable des richesses entre tous, culture des travailleurs, etc…), fondation d’universités populaires, de coopératives, croisade contre le colonialisme, et surtout séparation de l’Eglise et de l’Etat. En fait, seule la séparation de l’Eglise et de l’Etat ira à son terme[6].

Or, force est de constater que tous ces grands projets seront plus ou moins réduits à néant par les conflits d’intérêts particuliers qui sévissent au sein même du Bloc des gauches[7]. En fait, les socialistes sont pris dans un dogmatisme qui finalement déplaira fortement à Anatole France – ce dernier n’ayant jamais, pour cette raison, adhéré au parti communiste ; en effet, ses déceptions sont grandes lorsqu’il constate que les intérêts particuliers dirigent les idéaux pour lesquels il lutte. De plus, le monde est loin de se diriger, à cette époque, vers la paix et la prospérité, et les tensions sont importantes entre les pays pour asseoir leur impérialisme colonial[8]. Les pays sont rivaux : “impérialisme, expansion coloniale, paix armée[9]” noircissent l’avenir. Pourtant, Anatole France ne désarme pas, malgré un pessimisme évident :

“Je crois à l’union future des peuples et je l’appelle avec cette ardente charité du genre humain qui, formée dans la conscience latine au temps d’Epictète et de Sénèque, et pour tant de siècles éteinte par la barbarie européenne, s’est rallumée dans les cœurs les plus hauts des âges modernes […] Mais que nous soyons assurés dès à présent d’une paix que rien ne troublera, il faudrait être insensé pour le prétendre […] rien ne nous assure que la France ne se verra pas un jour enveloppée dans une conflagration européenne ou mondiale[10].”

Dès lors, Anatole France se trouve enferré dans la peur d’une guerre proche, et cela depuis 1908 au moins.

On comprend alors que le militantisme francien, dans la vie réelle, apporte davantage de frustrations et d’espoirs déçus que de satisfactions véritables. L’acte et l’engagement s’en trouvent fortement relativisés, et la propension à désirer un ailleurs tout en refusant la quotidienneté d’autant plus impérieuse.

“N’appartenant pas à l’appareil du parti socialiste, l’écrivain ne juge pas en homme politique, mais plus à distance, en intellectuel, toutes les agitations, scissions, unions difficilement conclues. Et il prend ses distances[11].”

Dans ces conditions[12], notre auteur dépasse ces déceptions à travers la chose littéraire et de l’univers mythique à construire où enfin le Désir trouverait un réel assouvissement. Les gesticulations humaines qui conduisent tout droit au chaos, à la guerre, aux atrocités, paraissent imminentes, et nul ne semble pouvoir changer cette sinistre destinée. Certes, Anatole France combattra contre la guerre avec une force renouvelée, avec la même fougue que son combat pour Dreyfus. Mais nous pensons que ce combat – qu’il sait perdu d’avance – est davantage une question d’honneur intellectuel qu’une soif éperdue pour changer le monde.

“Il y a bien des raisons […] pour que les esprits même les plus perspicaces, s’ils cherchent à découvrir la direction que prennent devant eux la pensée et l’action humaine, n’y parviennent pas. Les mouvements qui emportent les peuples sont prodigieusement vastes et complexes ; d’une génération à l’autre le déplacement est peu sensible et, quand l’observateur parvient à tracer, sur les données de l’histoire, une courbe appréciable, il risque de prendre le mouvement apparent pour le mouvement réel[13].”

Il n’est guère étrange de s’apercevoir que l’Anatole France public et militant sera bel et bien distinct de l’Anatole France auteur, faiseur de mythes. Il y a désormais “une distance entre le militant qui prononce des discours affirmatifs, et l’écrivain qui retourne à des idées depuis longtemps formées en lui sur le destin de l’homme[14].” Si l’engagement de France dans le monde réel est vraisemblablement une question d’honneur intellectuel, l’engagement littéraire de France est une question ontologique. Le refus de ce qui est porte à conséquence, et le monde francien littéraire et mythique, sous-tendu par le Désir, n’est pas simplement une sorte de refuge : c’est au contraire un jet désespéré pour atteindre le dévoilement du logos. Il faut tenter enfin de trouver une clef pour saisir le monde dans toute son absurdité, et donner un sens à son existence. Dans le mythe, les actes paraissent moins désespérés, et ils peuvent acquérir une valeur absolue.

 


[1] L’ouvrage fondamental retraçant la vie d’Anatole France est celui de Marie-Claire Bancquart, Anatole France, un sceptique passionné, Calmann-Lévy, Paris, 1984.

[2] Les exemples ne manquent pas, les prises de parti de France sont nombreuses : querelle du Disciple contre Brunetière, engagement très ardent pour le rejugement et la réhabilitation de Dreyfus, co-création de la Ligue des Droits de l’Homme, militantisme de gauche aux côtés de Jaurès, lutte pour la démocratisation du savoir en fondant les universités populaires, véritable croisade pour la séparation de l’Eglise et de l’Etat, pacifisme sans faille lors de la guerre de 1914-1918 – qui lui vaudra des menaces de mort… Anatole France n’est pas, malgré sa très grande notoriété – on l’honore du Prix Nobel en 1922 – ce qu’on peut appeler un écrivain enfermé dans sa tour d’ivoire. Ses harangues publiques sont nombreuses et ont une forte audience. Il suffira de se reporter aux tomes de Trente ans de vie sociale, éd. C. Aveline et H. Psichari, Emile Paul et Cercle du Bibliophile, Paris, 1949-1969, pour s’en convaincre. Là sont référencés la plupart des discours publics de notre auteur.

[3] Anatole France, Vie de Jeanne d’Arc, t.1, chap.XVIII.

[4] Sur la pierre blanche date de 1905.

[5] Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome III, p.LXV-LXVI.

[6] Anatole France est encore plus radical que Guesde, sur ce sujet. Ce sera d’ailleurs l’une des seules fois de sa vie où on pourra prendre Anatole France en flagrant délit de dogmatisme. On se reportera par exemple au discours de Tréguier prononcé par Anatole France à l’occasion de l’inauguration de la statue de Renan de Jean Boucher, le 13 septembre 1903 (voir Trente ans de vie sociale, t.I, p.198-202.) Voir surtout la réunion du Trocadéro d’Anatole France, aux côtés de Jaurès, du 27 novembre 1904.

[7] Il faut savoir que jusqu’en 1905, les socialistes français sont fortement divisés en factions rivales, du fait de la répression suivant la Commune et rendant totalement impossible la création d’un seul mouvement socialiste autonome ; à la fin du siècle, vers 1896, après différents congrès, on compte un nombre impressionnant de groupes socialistes qui s’opposent sur différents points ; de 1876, où un collaborateur de Léon Gambetta, Jacques Barberet, crée les « Congrès Ouvriers », à 1896, on a vu l’émergence du Parti ouvrier français de Guesde et Lafague, et de la Fédération des travailleurs socialistes de Jauffrin et de Brousse, tandis que se créent différents groupuscules révolutionnaires comme le PSOR, l’Alliance communiste ou le PSR. Parallèlement, un socialisme indépendant et multiforme prend place (Jules Vallès, Benoît Mallon, etc…) et finit par devenir une force parlementaire. En 1893, Guesde et Jaurès établissent, avec une cinquantaine de députés, une certaine cohésion. Mais à la veille des élections de 1898, l’affaire Dreyfus déclenche une scission dramatique à gauche : Jaurès, appuyé par Anatole France, prend une attitude révisionniste, tandis que ses camarades ne le suivent que très peu dans cette voie. Cependant, les nécessités d’une défense antimilitariste et surtout républicaine, face à la force émergente des nostalgiques de l’Empire et des nationalistes, rend évidente la formation d’un Comité d’entente, dont l’un des buts fondamentaux est d’aboutir à l’union des socialistes. Millerand devient alors ministre dans le gouvernement bourgeois de Waldeck-Rousseau ; Jaurès y est favorable, tandis que Gesde y est farouchement opposé : en 1901 naissent alors deux partis, le Parti socialiste de France (marxiste et révolutionnaire), dirigé par Gesde, et le Parti socialiste français, dirigé par Jaurès. En 1902, le PSF fait partie du Bloc des gauches, et connaît de francs succès aux élections. Jaurès refuse de participer au gouvernement de Combes, mais son parti est extrêmement puissant, tandis que le PSDF végète, jusqu’à la création de la puissante SFIO au congrès d’Amsterdam de 1904. Voir D. Ligou, Histoire du socialisme en France, P.U.F., Paris, 1962.

[8] C’est ce qui se passe par exemple lors de la crise du Maroc, à partir de 1905 jusqu’en 1911, où plusieurs pays luttent pour la possession coloniale de cet état, afin d’asseoir leur puissance impérialiste et de narguer la face du monde. Cela ébauche la Ière guerre mondiale ; comme le dit Jean Jaurès, “la plus grande garantie pour le maintien de la paix repose dans les investissements internationaux […] ; d’ailleurs, trois forces militent en faveur de la paix : la solidité du prolétariat, la coopération des capitaux anglais, français et allemands, et la peur des gouvernements que de la guerre ne jaillisse la révolution.” (cité par Marc Ferro dans Encyclopaedia Universalis, article « Première guerre mondiale », 11-15b.) Comme on le voit, les paroles de Jaurès furent démenties par l’histoire, car la paix ne dura pas.

[9] Anatole France, Vie de Jeanne d’Arc, t.II, chap.XVI.

[10] Anatole France, idem.

[11] Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome IV, p.X-XI.

[12] Nous n’envisageons même pas de retracer les problèmes personnels de notre auteur, par exemple avec le suicide de Mme de Caillavet. Se reporter à Marie-Claire Bancquart, Anatole France, un sceptique passionné, ibid.

[13] Anatole France, M. Bergeret à Paris, Pléiade, tome III, p.468.

[14] Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome III, p.LII.

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