I.2.2.b) La création d’un imaginaire démythifiant et relativisant : étude sur l’infaillibilité divine comme symptôme

I.2.2.b) La création d’un imaginaire démythifiant et relativisant : étude sur l’infaillibilité divine comme symptôme

 

Ceci dit, il est étonnant de constater dans l’œuvre d’Anatole France un continuel retour à l’imaginaire de la gnose[1]. C’était le cas dans Thaïs, c’est également le cas dans La Rôtisserie de la reine Pédauque ou dans La Révolte des anges. Nous pouvons constater à ce propos que l’imaginaire de la gnose est une arme redoutable pour battre en brèche l’unicité divine qui préside à ce qu’Anatole France désignerait comme étant l’égoïsme d’un dieu irresponsable. En effet, chez notre auteur, le Dieu chrétien n’est-il pas considéré comme un système qui rejetterait en bloc toute relativisation, au travers d’une unicité sans faille qui ôterait à l’imaginaire humain toute possibilité de libre expression ?

“Si possédant, comme Dieu, la vérité, l’unique vérité [2], un homme la laissait tomber de ses mains, le monde en serait anéanti sur le coup et l’univers se dissiperait aussitôt comme une ombre. La vérité divine, ainsi qu’un jugement dernier, le réduirait en poudre[3].”

L’imaginaire gnostique a pour avantage de procéder à une remise en question certaine de cette unique vérité, ce qui ne laisse de contenter Anatole France. La multiplicité offerte par la gnose est une des constantes de la pensée francienne, puisqu’il s’agit là du soubassement du relativisme de notre auteur. D’ailleurs, le diable[4] en est l’une des figures emblématiques. Marie-Claire Bancquart est de cet avis :

“Il n’est pas indifférent qu’Anatole France ait choisi, pour professer sa foi dans la multiplicité, de passer par un satanisme. […] Il signifie chez l’écrivain une attirance pour la contre-mystique, qui est bien nette depuis le « banquet » de Thaïs et « La Fille de Lilith » de L’Etui de nacre[5]. […] Il n’empêche que le mal de penser est irrémédiable, et que, pour Anatole France, il démontre clairement l’instabilité de toute chose, l’instabilité de l’esprit même qui pense[6].”

Dans cette optique, il apparaît que l’appel des profondeurs (pour reprendre un terme de Jung) francien est lui aussi un appel à la stabilité offerte par la relativisation du monde. Car enfin, le syncrétisme offert par l’imaginaire qui mêle contre-mystique et fable, s’il désunit par force, en le concurrençant, le monolithique bloc divin et le cortège de vérités connexes qu’Anatole France juge infondées, a surtout pour avantage de se substituer à l’absurdité du monde par un système cohérent, qui englobe la souffrance et le malheur pour les assumer pleinement. En effet, Anatole France reconstruit l’univers par le mythe, en le dotant d’une logique qui lui semble plus appropriée à ce qu’il ressent dans le réel.

Le monde littéraire francien concurrence donc l’injustice du réel, pour tenter de la rendre cohérente et de la justifier tout en l’englobant dans son imaginaire. Il ne le fait donc pas à la manière du philosophe ou du scientifique[7] ; ici, l’imaginaire et donc le ressenti[8] paraissent dépasser, de loin, la réflexion. Ceci n’est en rien incompatible avec une solide érudition. Dès lors, le mythe est, une fois encore, une arme redoutable pour lutter contre les injustices du réel, dont Anatole France juge Dieu et ses dévots grandement coupables. D’ailleurs, Anatole France, le dit bien, avec un rien de cynisme dans la voix : la foi en la rêverie et en l’imaginaire devraient remplacer la foi en Dieu :

“Le croyant se réjouit de ses ulcères[9] ; il a pour agréables les injustices et les violences de ses ennemis ; ses fautes mêmes et ses crimes ne lui ôtent pas l’espérance. Mais, dans un monde où toute illumination de la foi est éteinte, le mal et la douleur perdent jusqu’à leur signification et n’apparaissent plus que comme des plaisanteries odieuses et des farces sinistres[10].”

L’imaginaire donne un sens à la souffrance, tandis qu’une contre-mystique donne raison à la foi, tout en luttant contre la fausseté. L’imaginaire gnostique n’est pas considéré, comme nous l’avons remarqué plus haut, comme une vérité absolue[11], mais plutôt comme une subversion relativisante. Cependant, la gnose utilisée par Anatole France dépasse cette subversion, car elle reconstruit un imaginaire tout à fait cohérent, qui porte à la rêverie tout en luttant contre les vérités fausses, même si, il faut le rappeler, à l’inverse de beaucoup d’écrivains du XIXe siècle comme J.-K. Huysmans ou Jules Bois, Anatole France ne croit pas au diable[12]. Ainsi, la gnose permet à Anatole France de créer un imaginaire de la révolte[13].

Dès lors, si nous prenons le temps de nous pencher sur le discours très fantaisiste d’Astarac[14] dans La Rôtisserie de la reine Pédauque[15], nous pouvons y apercevoir, sous la fable, quelques critiques acerbes contre les principes fondant la prétendue infaillibilité divine.

Anatole France remet d’abord en question la Bible, qu’il considère semble-t-il comme un livre, et non comme des paroles divines :

“La Bible, mon fils, et principalement les livres de Moïse[16], contiennent de grandes et utiles vérités. Cette opinion paraît absurde et déraisonnable, par suite du traitement que les théologiens ont infligé à ce qu’ils appellent l’Ecriture et dont ils ont fait, par leurs commentaires, explications et méditations, un manuel d’erreurs, une bibliothèque d’absurdités, un magasin de niaiseries, un cabinet de mensonges, une galerie de sottises, un lycée d’ignorances, un musée d’inepties et le garde-meuble enfin de la bêtise et de la méchanceté humaines. Sachez, mon fils, que ce fut à l’origine un temple rempli d’une lumière céleste[17].”

Au travers de cette accumulation plaisante, on voit surtout qu’Anatole France, dans son célèbre anticléricalisme qui en 1892 n’en est qu’à ses prémisses[18], en veut davantage aux exégètes des saintes Ecritures qu’au Livre lui-même. Il engage, au sein d’un discours fantaisiste, une critique aiguë contre le fondamentalisme des ultramontains ou de ceux qu’ils juge être, dans un temps proche de l’échec de Boulanger, les ennemis de la République qui justifient leur dogme clérical sur une exégèse orientée de la Bible pour refuser la compatibilité entre foi et liberté[19]. Ceci explique le ton très âpre de la tirade d’Astarac. On voit donc finalement que l’imaginaire de la gnose n’est pas éloigné, au travers d’un aspect récriminateur, d’une révolte à l’encontre des dogmes préétablis.

Encore une fois, notre auteur fait glisser le discours de son protagoniste, ici d’Astarac, vers l’imaginaire[20]. Il opère ainsi une distanciation progressive vis-à-vis d’une référence réelle, ici la Bible ; pour ce faire, il déclare que la principale faute des théologiens est de n’avoir pas admis la seule vérité possible concernant les saintes Ecritures, qui est la nature allégorique de la Bible. C’est ce système d’allégories – rendant à la Bible une texture d’œuvre ouverte (comme le dirait Umberto Eco[21]) qui va permettre à Anatole France de prendre ses distances avec la Bible telle qu’elle est généralement interprétée par les exégètes qui fondent ainsi le sens des dogmes de l’Eglise, et donc leur absolue et infaillible autorité[22]. Il va mettre en concurrence sa propre interprétation de la Bible, dans une irrévérencieuse fable, pour démontrer par là même que dans la sphère de l’imaginaire et du mythe, à laquelle la Bible appartient désormais dans La Rôtisserie de la reine Pédauque[23], le sens Biblique est « multifocal », ouvert, et donc que personne ne peut une fois encore fonder son autorité sur des mythes, pas même l’Eglise. Nous retrouvons là ce grand mouvement dialectique que nous avons analysé plus haut à propos du Dieu de L’Ile des Pingouins et de sa signification par rapport au Dieu des chrétiens[24].

Ainsi, la Bible déchiffrée par d’Astarac donne naissance à une mythologie syncrétique – d’Astarac se réclamant et de la gnose, et de l’alchimie, et de la kabbale – qui ne correspond certes en rien aux interprétations théologiques de l’Eglise. En fait, la Bible est purement et simplement tournée en ridicule, sous le prétexte d’un décodage gnostique. Cependant, sous ce prétexte, Anatole France semble appliquer une solide attitude rationnelle, illustrant par là même de façon relativisante le fait que la Bible n’est qu’un univers mythique et imaginaire parmi d’autres[25]. La conception allégorique de la Bible est quant à elle une façon de mettre en évidence la structure ambivalente et équivoque du mythe[26]. Dès lors, ce que d’Astarac prétend pour vrai, n’est pour Anatole France qu’une manière de relativiser les saintes Ecritures en établissant que toutes les interprétations se valent, dans l’imaginaire, et que l’univers mythique ainsi reconstitué dans le conte par cette interprétation imaginaire et particulière de la Bible peut très bien rivaliser avec l’interprétation théologienne de l’Eglise, qui dans le fond, pour France, n’est pas bien différente dans ses fondements que toute autre interprétation.

Anatole France, par l’intermédiaire fantaisiste et subversif d’Astarac, met ainsi en jeu de façon significative une méthode critique et herméneutique qu’il utilisera souvent, dans son appréhension relativisante du monde et dans sa recherche d’un logos. Il s’agit pour lui de prouver, avec le secours d’un imaginaire syncrétique créé de toutes pièces, que toutes les prétendues vérités qui forment autorité dans le réel peuvent être remises en question par l’imaginaire, puisqu’elles sont elles-mêmes issues de l’imaginaire mythique de quelques-uns.

Dans cette optique, affirmer que tous les dogmes sont relatifs, c’est encore prouver que tous les dogmes sont eux-mêmes des mythes, et que leur exemplarité provient de la capacité qu’ont eue quelques-uns à ériger ces mythes au rang de vérité absolue. Il n’est qu’à suivre d’Astarac dans son raisonnement absurde pour s’en convaincre ; selon lui, l’imaginaire est d’une ambivalence telle que nul ne peut plus reconnaître ce qui participe du divin, et ce qui participe du réel : “Les ignorants seuls sont assez assurés pour décider si une action est naturelle ou non[27].” Ceci revient, pour Anatole France, à démontrer que tous les imaginaires mythiques se valent, et qu’ils se placent tous hors du réel ; dans ce cas, aucun ne peut se prévaloir d’être le soubassement d’une loi qui régenterait l’humanité, au nom d’une prétendue vérité. Dans cette optique, la Bible est sévèrement mise à mal par Anatole France, au travers d’un imaginaire gnostique qui ne propose qu’une exégèse mythique parmi tant d’autres. Simplement celle-ci est conçue, avec ses monstrueuses et toutes-puissantes salamandres[28], pour être simplement ridicule, et donc pour mettre le lecteur face à l’évidence qu’aucun mythe ne peut être cru sur parole, qu’il soit fantaisiste ou institutionnalisé par l’histoire. Le dogme monolithique, dans son unicité, est pulvérisé par la multiplicité du faisceau d’interprétations offert par le mythe. Tout l’effort d’Anatole France consiste à hisser le dogme au rang du mythe pour détruire le dogme. C’est ainsi, semble-t-il, qu’il faut lire la cosmogonie mythique contée par d’Astarac dans La Rôtisserie de la reine Pédauque. Elle montre simplement que tout mythe recèle par essence une multitude d’interprétations possibles qui se valent toutes, parce qu’elles s’appuient toutes sur une matière imaginaire. Dans ce cas, nul ne devrait pouvoir fonder une quelconque autorité sur un mythe, puisque ce dernier ne se prête guère à la recherche de la vérité. Dieu lui-même étant appréhendé par Anatole France comme n’étant qu’un mythe, alors son infaillibilité est sévèrement remise en cause, ainsi que son existence même. Dieu ne devient pour Anatole France qu’une proposition de l’imaginaire parmi d’autres. C’est pourquoi, pour notre auteur, dans une certaine mesure,

“l’ignorance est la condition nécessaire, je ne dis pas du bonheur, mais de l’existence même. Si nous savions tout, nous ne pourrions pas supporter la vie une heure. Les sentiments qui nous la rendent ou douce, ou du moins tolérable, naissent d’un mensonge et se nourrissent d’illusions[29].”

Dans cet horizon, alors, toute forme péremptoire d’intolérance devrait être bannie, tandis que les plus profondes des aspirations humaines devraient pouvoir être conquises. C’est, chez Anatole France, dans l’univers du mythe que peut se résoudre une philosophie du monde cohérente, univers liant les inverses et les opposés, univers ne réfutant que ce qui passerait dans le réel pour étant une vérité infaillible. Le mythe, polysémique et par là même salvateur, offre à l’auteur toutes les ressources tant recherchées d’un scepticisme relativisant.

 


[1] Voir aussi supra, I.2.1.a, p.130, et infra, II.3.4, p.368.

[2] C’est nous qui soulignons.

[3] Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.26.

[4] Ce personnage trouble, omniprésent dans l’œuvre francienne, porte bien son nom, puisque diabolè signifie division et donc, par extension, brouille, aversion, accusation, calomnie.

[5] « La Fille de Lilith » ne figure pas dans L’Etui de nacre, mais dans Balthasar.

[6] Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome II, introduction, p.LIX-LX.

[7] Voir infra, III.3.2, p.483.

[8] Ceci nous semble fondamental ; c’est d’ailleurs justifié par la biographie même de notre écrivain ; pensons simplement à ses amours très instables et ombrageuses, mais pourtant si profondes, avec L. de Caillavet pour nous en convaincre. Anatole France est excessivement sensible en cette époque où il découvre la femme telle qu’il se la représente depuis fort longtemps – dans sa dimension sensuelle autant que dans sa dimension charnelle. Par exemple, ce fantasme qu’il porte sur les actrices le tourmentera toute sa vie, comme l’attestent le récit de L’Histoire comique, ainsi que la triste aventure qu’il connaîtra sur le bateau qui l’emmènera en Argentine en 1910 et qui portera Mme de Caillavet au désespoir. On le voit, même dans le réel, Anatole France est très à l’écoute de l’importance fondamentale des sens qui souvent prédominent sur l’esprit et le ratio. Voir infra, I.3, p.199 et sqq.

[9] Voir supra, I.2, p.127.

[10] Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.52.

[11] Voir supra, I.2.1.b, p.139.

[12] Marie-Claire Bancquart nous le précise explicitement (correspondance personnelle de mai 1999.) Pour s’en convaincre, il suffit de penser à l’imaginaire alchimique et gnostique d’Astarac, qui est véritablement tourné en ridicule par Coignard, dans La Rôtisserie de la reine Pédauque. Cependant, il est vrai également que Coignard meurt après avoir prononcé la formule interdite AGLA. Il y a là une certaine ambivalence de l’imaginaire gnostique, qui fait tout son charme chez Anatole France. Dans un souci de relativisme, le gnosticisme est lui aussi considéré comme une possibilité, comme un potentiel de l’imaginaire, et même si Anatole France n’y croit guère, il ne se lasse pas d’en user avec malice. Dans La Révolte des anges, peut-être l’œuvre la plus emblématique de France, il s’en servira, sous la forme d’un opéra bouffe, pour offrir au lecture une vaste allégorie du monde contemporain. C’est dire combien le symbolisme de l’univers imaginaire gnostique n’est pas aussi innocent qu’il en a l’air, puisqu’il tire, dans ses subversifs fondements, l’avantage certain d’une Révolte contre les injustices considérées par tous comme normales.

[13] Voir infra, II.1, p.236.

[14] Son nom rappelle en consonance Astaroth ou Astarté.

[15] Voir Anatole France, La Rôtisserie de la reine Pédauque, Pléiade, tome II, p.74-79 et p.105-108.

[16] Il s’agit de la Pentateuque, c’est-à-dire des cinq premiers Livres de la Bible (dits la Loi) que sont La Genèse, L’Exode, Le Lévitique, Les Nombres, et Le Deutéronome.

[17] Anatole France, La Rôtisserie de la reine Pédauque, Pléiade, tome II, p.74-75.

[18] L’apogée du sentiment anticlérical de France se situe lors des tribulations ayant lieu autour de la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat, dès 1901 jusqu’à 1905. Cependant, notre auteur est fermement laïque depuis toujours ; son enfance guère heureuse au rude collège Stanislas n’y est certainement pas étrangère.

[19] L’ultramontanisme est un courant catholique qui se renforça sous Henri IVet Louis XIII; les ultramontains réclament un farouche rapprochement avec la papauté à la suite du concile de Trente, ce qui entraîne un “pan-nationalisme” religieux centralisé à Rome et cherchant à s’ingérer dans l’état français. Au XVIIIe siècle, les ultramontains réclament que les lois du concile de Trente se substituent aux lois du royaume. Or, il faut se souvenir du contexte dans lequel La Rôtisserie de la reine Pédauque est écrite ; pendant qu’une certaine partie de l’Eglise lutte pour un catholicisme social et libéral, une grande majorité du Clergé est sous le coup de deux encycliques, Mirari vos (1832) et surtout Quanta cura (1864). Les définitions conciliaires de 1870 (Syllabus) anéantissent les espoirs d’une Eglise libérale qui était encore trop souvent considérée comme liée à ceux qui prônaient l’anticléricalisme. Leur action est fermement condamnée, tandis que l’épiscopat romain tend à désavouer la compatibilité d’une foi catholique avec la liberté de l’état. (Sur ce sujet fort complexe, voir R. Aubert, Le Pontificat de Pie IX, 1846-1878, Bloud et Gay, Paris, 1952.) Toujours est-il que c’est un peu dans ce contexte que le boulangisme prend naissance ; les boulangistes, qu’ils soient militaires ou aristocrates, sont considérés par Anatole France comme ayant de fâcheuses tendances ultramontaines, et donc antirépublicaines. Lors de l’écriture de La Rôtisserie de la reine Pédauque (dans les années 1891-92), Anatole France a certainement encore à l’esprit le coup d’état manqué du malheureux général (27 janvier 1889). Il en reparlera d’ailleurs plus tard, dans L’Ile des Pingouins, au Livre IV, où il imaginera – non sans malice – une conspiration des ultramontains (les Révérends Pères Agaric et Cornemuse) contre la République pour mettre un militaire royaliste (Chatillon-Boulanger) au pouvoir, un simple prête-nom sous la houlette du prince Crucho (le Comte de Paris Philippe).

[20]Apprenez tout d’abord, mon fils, que le sens de la Bible est figuré et que la principale erreur des théologiens est d’avoir pris à la lettre ce qui doit être entendu en manière de symbole. Ayez cette vérité présente dans toute la suite de mon discours.”, Anatole France, ibid., p.75. Il faut noter que cette façon d’appréhender la Bible est tout inscrite dans une optique kabbalistique. La kabbale est, dans la mystique juive traditionnelle, l’art d’interpréter les saintes Ecritures selon un dogme particulier prétendant reconnaître, au travers de l’écriture hébraïque de la Bible, des codes secrets permettant de franchir des étapes successives vers la connaissance de Dieu.

[21] Umberto Eco, dans L’Oeuvre ouverte (1962), pose les premiers jalons de sa théorie selon laquelle une œuvre littéraire est un message à la signification ambiguë, car elle est ouverte à une infinité d’interprétations dans la mesure où plusieurs signifiés cohabitent dans un seul signifiant. Cela implique pour le lecteur un travail d’invention et d’interprétation. Evidemment, Anatole France ne pouvait connaître cette théorie (!), mais toutefois, il la démontre ici. La Bible considérée comme une œuvre littéraire serait maintenant apte à être lue selon une grande latitude face à un faisceau de significations élargi à l’extrême au travers de sa matière allégorique, et donc polysémique.

[22] C’est le sens de l’infaillibilité papale, qui schématiquement tranche ex cathedra les problèmes posés par l’interprétation biblique. Elle est issue de L’Evangile selon Luc, X, 16 : “Qui vous écoute m’écoute, et qui vous repousse me repousse ; mais qui me repousse repousse celui qui m’a envoyé.” Et de L’Evangile selon saint Matthieu, XXVIII, 18-20 : “ « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre. Allez-donc : de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, leur apprenant à garder tout ce que je vous ai prescrit. Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps. »”. Elle est fixée par le I e Concile de Vatican. Le Pape est infaillible pour autant qu’il est l’interprète par excellence des sentiments de l’Eglise. (Voir à ce sujet R. Aubert, Vatican I, éd. de l’Orante, Paris, 1964.) Il est évident que dans la pensée francienne, l’infaillibilité est à l’inverse du logos recherché, comme de la relativisation nécessaire à l’appréhension d’un monde dénudé de ses faussetés.

[23] Après tout, en effet, la Bible est lue par d’Astarac dans un conte. Mais dans la réalité, tout un chacun pourrait lire la Bible comme une œuvre ouverte, dans une exégèse allégorique. Anatole France désacralise ici la Bible, en l’interprétant comme n’importe quel autre livre renfermant des mythes, soumis donc à une libre interprétation par l’imaginaire du lecteur. On imagine ce que cela peut avoir de scandaleux pour un lecteur croyant de cette fin du XIXe siècle. Cependant, comme toujours, Anatole France s’arrange pour noyer le scandale en le camouflant derrière le prétexte du conte. On le voit ici avec netteté, l’imaginaire francien a toujours maille à partir avec le réel, et a toujours une fonction plus ou moins récriminatrice. Ce système, attrayant et ludique par ailleurs, évite à Anatole France de longs discours théoriques et obscurs qu’il réfute le plus souvent chez les autres philosophes. Sa recherche d’une philosophie du monde passe avant tout par la constitution d’un imaginaire cohérent, et non par l’échafaudage d’une théorie par trop complexe qui ne s’adresserait qu’à l’élite. N’oublions pas qu’Anatole France prônait, au début du XXe siècle, les universités populaires. Il est dans cette optique en accord avec lui-même.

[24] Voir supra, I.2.2.a., p.151.

[25] Nous ne pouvons pas ne pas penser à Rudolf Bultmann, le fameux historien et philosophe théologien. Cet homme est considéré comme le plus éminent des exégètes modernes de la Bible. Ses recherches sur la Bible débutent un peu plus tard que l’écriture de La Rôtisserie de la reine Pédauque (vers 1916), mais elles confortent finalement l’acte de démythisation de la Bible auquel Anatole France se rompt, même si évidemment les buts divergent. Cependant, donc, Bultmann affirme comme fondamental le fait de ne pas interpréter les Evangiles à travers des préjugés, mais de les considérer avec toute l’objectivité possible. Il est le premier à élucider le problème des couches orales ou écrites du Nouveau Testament, et à tenter de reconstituer précisément la genèse historique de ce livre ; il distingue différentes époques : celle contemporaine à Jésus, puis le christianisme judéo-chrétien, puis le christianisme hellénique extérieur à Paul, et ensuite le paulinisme, le johannisme, et le passage à l’Eglise du IIe siècle. André Malet prouve, dans Bultmann et la mort de Dieu (Seghers, Paris, 1968), que le résultat essentiel de Bultmann est de mettre en évidence que tout élément miraculeux dans le Nouveau Testament est d’ordre tardif et mythique (donc ancré dans l’histoire et distinct de Dieu comme appartenant à l’imaginaire purement humain.) Nous laisserons ici de côté l’aspect théologique fort complexe de l’œuvre de Bultmann. Mais, selon A. Malet, le mythe considéré par Bultmann est une formation de compromis entre le divin et l’humain ; si l’intention profonde du mythe est juste – nous parler de Dieu – il y réussit mal, puisqu’il porte l’invisible au visible en verbalisant l’invisible. Le mythe en effet montre ce qui n’est pas du monde comme étant du monde. Or, rationaliser le divin par le mythe, par la parole et l’imaginaire exemplaire, c’est le porter au raisonnement humain, et c’est donc tronquer le divin : le mythe altère la foi. La foi se doit donc de démythologiser (selon l’expression de A. Malet) le mythe pour supprimer toute vue anthropomorphique et rationalisante de l’inexprimable. Cela entraîne donc, pour notre historien théologien, une recherche, dans le Nouveau Testament, de ce qui participe de la foi, et d’autre part de ce qui participe du mythe. Anatole France se place certes dans une optique différente, mais qui recèle quelques similitudes avec Bultmann dans cette démythification. En effet, comme le théologien, mais d’une manière beaucoup moins rigoureuse, il met en relief le fait que la matière mythique de la Bible n’est qu’une matière issue de l’imaginaire humain, et qu’elle est donc d’une part soumise aux erreurs d’interprétation (en amont et en aval du texte), et que d’autre part elle peut fort bien être démythifiée.

[26] Selon B. Dupuy, “L’ambivalence du mythe stimule l’intelligence personnelle selon la pénétration propre à chacun, mais l’interprète allégoriste lui impose un sens second plutôt qu’il ne cherche à découvrir son sens caché. Aussi l’allégorie débouche-t-elle le plus souvent dans la gnose. Dans ce climat de pensée, ce n’est pas tant le mythe qui est estimé vrai que la signification qu’on lui attribue. L’allégorie se livre sans cesse à une fuite du symbole donné vers un prétendu sens à découvrir.”, Encyclopaedia Universalis, 11-363b.

[27] Anatole France, ibid., p.74.

[28] La salamandre est une espèce de triton qui, selon les anciens, était supposée vivre dans le feu sans y être consumée. Ce mythe est donc prométhéen, ce qui correspond en tout point à la conception imaginaire de l’univers d’Astarac ; en alchimie, elle est le symbole de la pierre fixée au rouge ; la salamandre qui se nourrit du feu et le phénix qui renaît de ses cendres ont donné leur nom à ce souffre incombustible. Voir G. de Tervarent, Attributs et symboles dans l’art profane, 1450-1600, Slatkine, Genève, 1959.

[29] Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.26.

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